Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 627-630).

CHAPITRE LXXXII.

Comment le roi de Portingal et le duc de Lancastre assemblèrent leurs puissances ensemble ; et comment, ne pouvant passer la rivière de Deure, un écuyer de Galice, prisonnier de guerre, leur enseigna le gué.


C’est raison, et la matière le requert, que je retourne à la chevauchée et armée du duc de Lancastre, et comment elle se porta et persévéra en celle saison en Galice. Je la reprendrai où je la laissai, car j’ai grand désir de la continuer et mettre à chef, et conter comment elle se fit.

Quand le duc de Lancastre et ses gens eurent conquis la ville et le chastel d’Aurench en Galice et mis en leur obéissance, ils se rafreschirent quatre jours, car ils y trouvèrent bien de quoi, et puis au cinquième jour s’en partirent : et dirent qu’ils vouloient venir devant le chastel de Noye, si comme ils firent : et se logèrent quatre jours en une grande prairie, au long d’une rivière : mais la prairie étoit jà toute sèche, pour la chaleur du soleil, qui étoit si grande que l’eau en étoit toute corrompue qui étoit là près, et tant que les chevaux n’en vouloient boire : et ceux qui en buvoient mouroient. Adoncques fut ordonné de déloger et de retourner à Aurench, et là tenir sur celle marche. « C’est impossible, ce dirent les maréchaux, messire Richard Burlé et messire Thomas Moraux, de prendre ce fort chastel de Noye, si ce n’est par trop long siége, et par un grand sens et avis, et par force engin et grand’foison d’atournemens d’assaut. » Et aussi nouvelles vinrent là au duc de Lancastre, que le roi de Portingal approchoit, à tout son ost où bien avoit trois mille lances et dix mille hommes tous aidadables : si que, ces deux osts mis ensemble, ils étoient bien taillés de faire un grand fait ; car le duc de Lancastre avoit bien environ quinze cens lances, chevaliers et écuyers, et six mille archers.

Ces nouvelles réjouirent grandement le duc de Lancastre : et se délogèrent un jour de devant Noye où ils n’avoient rien fait, et s’en vinrent à Aurench en Galice. Là furent mandées la duchesse de Lancastre et les dames, car le duc disoit que là attendroit-il le roi de Portingal, si comme il fit. Vous devez savoir que quand Jean, roi de Portingal, ou son maréchal, eurent pris la saisine et la possession de la ville de Férol, ils chevauchèrent en approchant Aurench pour venir devers le duc de Lancastre : et trouvèrent sur leur chemin, ou auques près de là, la ville de Padron qui leur fut rebelle : mais, tantôt qu’ils furent là venus, ceux qui la tenoient se mirent en leur obéissance ; et séjournèrent là le roi et ses gens, que en la ville que en la marche, plus de quinze jours : et mangèrent grandement les biens et les vivres du pays ; combien que de Portingal il leur en venoit assez.

Or étoient ainsi ces deux seigneurs et leurs deux osts en Galice : et appovrissoient le pays de vivres : et toujours s’échauffoient tellement les jours, que depuis tierce nul n’osoit chevaucher, pour la grand’chaleur du soleil, s’il ne vouloit être tout ars. Or le duc et la duchesse et les dames se tenoient à Aurench, et leurs gens sur les champs, qui étoient en grand’povreté, danger et mesaise de vivres, pour eux et pour leurs chevaux : ni l’herbe, ni nulle douceur de rafreschissement, ne pouvoit issir hors de terre : tant étoient les terres dures et sèches et arses du soleil ; et ce qui en issoit, ne fructifioit de rien, car la grand’chaleur du temps l’avoit tôt bruit. Et si les Anglois vouloient avoir vivres pour eux et pour leurs chevaux, il leur convenoit leurs varlets ou leurs fourrageurs envoyer douze, ou seize, ou vingt lieues loin. Or regardez la grand’peine. Si trouvoient ces chevaliers et écuyers d’Angleterre les vins ardens et forts, qui leur rompoient les têtes, et séchoient les entrailles, et leur ardoient les foyes et les poumons. Et si n’y savoient et pouvoient remédier, car ils trouvoient peu de bonnes eaux et de fresches, pour temprer leur vin ni eux rafreschir. Ils étoient arrivés tout au contraire de leur nature, car Anglois, en leur pays, sont nourris moult doucement et moitement : et ils étoient là nourris d’ardeur et de chaleur, dedans et dehors. Si eurent moult de povreté tous les plus grands seigneurs qui y furent, et de défautes de leurs aises, hors de ce qu’ils avoient appris, et tant qu’à la fin des choses ils le montrèrent, si comme je vous recorderai comment il leur en prit.

Quand les chevaliers et écuyers virent le danger et meschef qui leur approchoit, et le danger des vivres, et la grand’chaleur du soleil qui toujours multiplioit, si commencèrent à murmurer, et à dire en l’ost, en plusieurs lieux : « Notre chevauchée se taille et ordonne trop bien de venir à povre fin, car nous séjournons trop en un lieu. » — « C’est vérité, disoient les autres. Il y a deux choses contraires trop grandement pour nous. Nous menons femmes en notre compagnie, et avons mené, qui ne demandent que le séjour : et, pour un jour qu’elles cheminent, elles en veulent reposer quinze. Ce nous gâte fort et gâtera ; car, si tôt que nous fûmes arrivés à la Coulongne, si nous eussions avant chevauché sur le pays, toujours devant nous, nous eussions bien exploité, et mis le pays en notre obéissance, ni nul ne nous fût allé au devant ; mais les longs séjours que nous avons faits, ont renforcé nos ennemis, car ils se sont fortifiés et pourvus de gens d’armes du royaume de France : dont leurs villes, cités et chastels, sont et seront gardés, et les passages des rivières clos et défendus. Ils nous déconfiront, et sans donner bataille. Il ne convient jà qu’ils nous combattent, car ce royaume d’Espaigne n’est pas douce terre, ni amiable à chevaucher, ni à traveller, si comme le royaume de France est, lequel est rempli de gros villages, de beau pays, de douces rivières, de bons étangs, de belles prairies, de courtois vins et substancieux, pour gens d’armes nourrir et rafreschir, et de soleil et d’air à point attrempé : et tous avons cy tout le contraire. »

« Quelle chose avoit à faire monseigneur de Lancastre, répondirent les autres, puisqu’il vouloit faire un grand conquêt, d’amener femme, ni fille, en ce pays ? Ce fut un grand empêchement, et trop sans raison. Car jà sait-on par toute Espaigne, et ailleurs aussi, que il et son frère le duc Aymon, ont les héritières de ce pays, les filles du roi Dam Piètre, à femmes. Tant que du conquêt, ni de faire rendre ni tourner ville, cité, ni chastel, les dames y font trop petit. »

Ainsi que je le vous conte, de divers langages se devisoient en plusieurs lieux, parmi l’ost du duc de Lancastre, chevaliers et écuyers, les uns aux autres. Or vinrent nouvelles au duc de Lancastre, que le roi de Portingal venoit et approchoit Aurench, et de ce fut le duc tout réjoui : et quand le roi vint, environ deux lieues près, le duc et ses chevaliers montèrent à cheval, et allèrent à l’encontre de lui. Si eut à leur bien venue grands semblans et approchemens d’amour, et se conjouirent le roi et le duc, l’un l’autre, moult aimablement, et les chevaliers anglois et portingalois qui là étoient. Et sachez que tout l’ost du roi de Portingal n’y étoit pas, mais étoit demouré derrière en la garde de six hauts barons portingalois : le premier, le Pouvasse de Congne, Vasse Martin de Merlo, le Poudich d’Asvede, Gousse Salvase, messire Alve Perrière, maréchal, et Jean Radighes de Sar. Jean Fernand Percek et Jean Jeume de Sar et Goudesq Radighes de Sar[1], et plusieurs autres étoient avecques le roi ; et avoit le duc environ trois cens lances en sa compagnie. Si vinrent à Aurench ; et fut le roi de Portingal logé selon son état et selon leur aisement : car tout étoit plein de chevaux. Si furent là le roi et le duc et les seigneurs cinq jours, et eurent plusieurs conseils. Le dernier conseil fut qu’ils chevaucheroient ensemble, et entreroient au pays de Camp[2], et iroient vers la Ville-Arpent[3] où messire Olivier du Glayaquin, connétable d’Espaigne, se tenoit, et la greigneur garnison que les François avoient. Mais ils ne savoient comment ils pourroient passer la rivière de Deure, qui est felle et orgueilleuse par heures, et plus en été qu’en hiver, quand les glaces et les neiges fondent sur les montagnes pour la verbération du soleil ; et en hiver c’est tout engelé, et adoncques y sont les rivières petites. Nonobstant ce, tout considéré et avisé, ils conclurent de chevaucher vers ce pays de Camp, et que quelque part trouveroient-ils gué et passage. Et ainsi fut-il signifié parmi l’ost ; dont toutes gens furent réjouis, car ils avoient été moult oppressés et en grand danger à Aurench et là environ, et jà en y avoit-il moult de malhaitiés. Or se partirent le roi de Portingal et le duc de Lancastre d’Aurench : et chevauchèrent ensemble : mais leurs osts étoient séparés les uns des autres : pourtant qu’ils n’entendoient point l’un l’autre, ni ne se connoissoient. Et aussi ils le firent en partie, pour eschever les débats et les riotes qui se fussent pu mouvoir entre eux, car Portingalois sont chauds, bouillans et mal souffrans : et aussi sont les Anglois fels, dépiteux et orgueilleux. Si donnèrent les connétables des deux osts, et le maréchal, aux fourrageurs, marches et pays, pour aller fourrager ; non pas les uns avecques les autres, mais en sa parçon de contrée. Or chevauchèrent ces osts, où il y avoit bien gens pour combattre la puissance du roi Jean de Castille et tous ses aidans, pour une journée ; et tant exploitèrent, qu’ils vinrent sur la rivière de Deure, qui ne fait pas à passer légèrement, car elle est profonde, et de très hautes rives, et de grand’foison de roches rompues et nées dès le commencement du monde, si ce n’est à certains ponts : mais ils étoient défaits, ou si bien gardés, qu’impossible étoit à passer. Si étoient ces osts en grand’imagination et suspection comment ils passeroient ; et ne savoient où, ni quelle part. Or avint que messire Jean de Hollande, qui connétable étoit des Anglois, et les maréchaux de l’ost, messire Richard Burlé et messire Thomas Moreaux, ou leurs fourrageurs qui chevauchoient devant, trouvèrent un écuyer de Galice qui s’appeloit Douminghe Vagher[4], lequel traversoit le pays et avoit à passer celle rivière. Et bien savoit que tous les ponts du pays étoient défaits ; mais il connoissoit moult bien tous les avantages des passages : et savoit un pas où on pouvoit aisément passer l’eau, à pied et à cheval : et chevauchoit à l’adresse, à l’avantage de ce passage. Il fut pris et amené devers les seigneurs, dont ils eurent grand’joie ; et fut tant examiné de paroles, parmi ce que le connétable lui dit qu’il lui quitteroit sa rançon et lui feroit très grand profit, s’il lui vouloit, et à ses gens, montrer le passage ; car bien avoit-il ouï dire que sur celle rivière si felle il y avoit un bon gué, et certain passage. L’écuyer ne fut pas bien conseillé : et convoita le don du connétable, et à être délivré de leurs mains. Si dit : « Oui, je vous montrerai bon gué, voye et passage, où tout votre ost passera bien sans danger. » De ce eurent le connétable et les maréchaux moult grand’joie : et chevauchèrent ensemble : et envoyèrent dire au duc de Lancastre ces nouvelles et l’aventure qu’ils avoient trouvée. Donc suivirent les osts l’avant-garde, et le train du connétable et des maréchaux. Tant exploita l’avant-garde, qu’elle vint sur le gué de la rivière. L’écuyer espagnol entra tout premièrement dedans, et leur montra le chemin. Quand ils virent que le passage étoit bon et courtois, si furent tout réjouis : et passèrent tantôt outre ; chacun, qui mieux passer pouvoit, si passoit. Quand l’avant-garde fut outre la rivière, si se logèrent, en attendant toutes les osts, et pour eux enseigner le passage. Si tint messire Jean de Hollande son convenant à l’Espaignol, et lui donna congé. Lequel se départit d’eux, et chevaucha devers Medine-de-Camp, où le roi de Castille se tenoit, une belle cité et forte, au pays de Camp.

Le duc de Lancastre et le roi de Portingal qui chevauchoient ensemble, vinrent à ce passage, qu’on dit Place-Ferrade, pourtant que le gravier y est bon et ferme, et sans péril. Si passèrent là les osts du roi et du duc : et le lendemain l’arrière-garde : et tous se logèrent au pays de Camp.

Nouvelles vinrent à ceux de Ruelles, de Castesories, de Medine, du Ville-Arpent, de Saint-Phagon[5], et des cités, villes et chastels, et forteresses du pays de Camp et d’Espaigne, que les Anglois et Portingalois étoient outre la rivière de Deure, et avoient trouvé le passage. Si en furent toutes gens moult émerveillés. Et disoient les aucuns : « Il y a eu trahison ; car jamais, sans l’enseignement de ceux du pays, ils n’eussent trouvé ce gué où ils sont passés. Il n’est rien qui ne soit sçu, ou par varlets, ou autrement. »

Les seigneurs de la partie du roi de Castille sçurent que Douminghe Vagher, Gallicien, leur avoit montré et enseigné ce passage. Il fut tantôt pris : et connue l’affaire, ainsi comme avoit allé, il fut jugé à mourir ; et fut amené à Ville-Arpent ; et là eut-il la tête tranchée.

  1. Gonzalès Dias de Sà.
  2. Medipa del Campo.
  3. Vilhalpando.
  4. Domingo Vargas.
  5. Roales. — Castroxeris. — Medina dei Campo. — Vilhalpando. — Sahagun.