Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 638-640).

CHAPITRE LXXXVI.

Comment messire Jean de Hollande, connétable du duc de Lancastre, prit congé de lui, s’en retournant atout sa femme, par Castille et par Navarre, à Bayonne et à Bordeaux ; et comment messire Jean d’Aubrecicourt alla a Paris, pour vouloir accomplir un fait d’armes contre Boucicaut.


Vous devez croire et savoir que en telle pestilence, comme elle étoit entre les Anglois, chacun la fuyoit le mieux qu’il pouvoit, et rendoit peine de l’eschever. Encore se tenoit messire Jean de Hollande, le connétable, de-lez le duc de Lancastre son grand seigneur. Chevaliers et écuyers, qui bien véoient que la saison de la guerre étoit passée et qui vouloient éloigner et fuir le péril de la mort, disoient au connétable : « Sire, or nous mettons au retour et en allons vers Bayonne ou vers Bordeaux pour renouveler air et pour éloigner celle pestilence, car monseigneur de Lancastre le veut et le désire. Quand il nous voudra avoir, il nous saura bien mander et escripre. Nous vaudrons trop mieux, si nous sommes rafreschis en notre pays, que si nous demeurons ici en peine et en langueur. » Tant en parlèrent à messire Jean de Hollande qu’une fois il remontra les murmurations, que ces Anglois faisoient, au duc de Lancastre. Dont lui répondit le duc, et lui dit : « De grand’volonté, messire Jean, je vueil que vous vous mettez au retour, et emmenez toutes nos gens, et me recommandez à monseigneur, et me saluez mes frères, et tels et tels en Angleterre. » Et lui nomma lesquels il vouloit qu’il lui saluât. « Volontiers, répondit le connétable. Mais, monseigneur, je vous dirai, quoi que grand’courtoisie que les malades trouvent en le connétable de Castille, car il leur accorde paisiblement et sans moyen à entrer en ès cités et bonnes villes de Castille, et pour y demourer à leur aise tant comme ils soient guéris et refreschis, mais depuis ils ne peuvent retourner par devers vous en Portingal ni en Gallice ; et si nous allons outre, ou eux aussi, notre chemin jusques à Calais, parmi le royaume de France, c’est la parole du connétable et des François qui sont de-lez le roi de Castille, que nous ne nous pouvons armer contre le royaume de Castille, jusques à six ans à venir, si le roi notre sire n’y est en propre personne. » Donc répondit le duc, et dit : « Messire Jean, vous devez bien savoir et sentir que les François prendront sur vous et sur nos gens, en cas qu’ils nous voient en danger, tout à l’avantage comme ils pourront. Je vous dirai que vous ferez : vous passerez courtoisement parmi le royaume de Castille ; et, quand vous viendrez à l’entrée de Navarre, si envoyez devers le roi. Il est notre cousin ; et si avons eu au temps passé grands alliances ensemble, lesquelles ne sont pas encore rompues, car, depuis que nos gens s’armèrent pour sa guerre, encontre notre adversaire de Castille, nous avons toujours aimablement escript l’un à l’autre comme cousins et amis, ni nulle guerre ni destourbier, par terre ni par mer, ne lui avons faite, mais si ont bien les François fait. Pour quoi il vous lairra, vous et toute votre route, passer légèrement parmi sa terre. Quand vous serez à Saint-Jean du Pied des Ports, si prendrez le chemin de Biscaye pour aller à Bayonne. C’est tout sur notre héritage : et de là pouvez vous aller à Bordeaux, sans le danger des François, et vous rafreschir à votre aise ; et puis, quand vous aurez vent à volonté, monter en mer et traverser le parfond ; et prendre terre en Cornouaille, ou à Hantonne, selon que le vent vous enseignera. »

À celle parole répondit messire Jean de Hollande, et dit qu’il le feroit, ni point de ce conseil n’istroit ; et s’ordonna sur cel état. Depuis n’y eut guères de séjour : mais se départirent le connétable et tous ses gens d’armes, et autres en sa compagnie ; et ne demourèrent de-lez le duc de Lancastre et la duchesse, fors les gens de son hôtel tant seulement. Et emmena messire Jean de Hollande sa femme avecques lui ; et s’en vint en la cité de Chamores[1], qui est moult belle et grande ; et là trouva le roi de Castille, messire Gautier de Passac, et messire Guillaume de Lignac qui lui firent bonne chère, ainsi que seigneurs font l’un à l’autre quand ils se trouvent. Et, au voir dire, le roi de Castille véoit plus volontiers le département des Anglois que l’approchement, car il lui sembloit que sa guerre étoit finie, et que jamais en la cause du duc de Lancastre tant de bonnes gens d’armes ni d’archers ne sortiroient hors d’Angleterre pour faire guerre en Castille ; et aussi il sentoit bien le pays d’Angleterre, comme ci-dessus vous ai conté, en grand différend.

Quand les nouvelles s’épandirent en plusieurs lieux, villes et cités où les maladieux anglois s’étoient retraits pour avoir santé, que messire Jean de Hollande se mettoit au retour pour aller en Angleterre, si en furent tous réjouis ceux qui affection avoient de retourner en leurs pays. Si se prirent tant plus près d’eux appareiller et mettre en sa route : et s’y mirent le sire de Chameux[2], messire Thomas de Percy, le sire de Helmton[3], le sire de Braseton[4] et plusieurs autres : tant qu’ils se trouvèrent plus de mille chevaux. Et étoit avis aux maladieux, qu’ils étoient guéris à moitié quand ils se remettoient au retour : tant leur avoit été le voyage, sur la fin, ennuyeux et pesant.

Quand messire Jean de Hollande prit congé au roi de Castille, le roi le lui donna liement, et aux bons barons et chevaliers aussi de sa route ; et leur fit à aucuns, pour son honneur, délivrer et présenter de beaux mulets et des genets d’Espaigne ; et leur fit payer tous leurs menus frais qu’ils avoient faits à Chamorre. Adonc se mirent-ils à chemin, et vinrent vers Saint-Phagon : et là se rafreschirent-ils trois jours : et par tout étoient-ils les bien venus, car ils avoient des chevaliers du roi qui les conduisoient, et ils payoient tout, par tout où ils venoient, ce qu’ils prenoient. Tant exploitèrent qu’ils passèrent Espaigne : et la cité de Navarret où la bataille fut jadis, et Paviers[5] : et vinrent au Groing : et là s’arrêtèrent, car encore ne savoient-ils certainement si le roi de Navarre les lairroit passer. Si envoyèrent devers lui deux de leurs chevaliers, messire Pierre Bisset et messire Guillaume de Nordvich. Ces deux chevaliers trouvèrent le roi à Tudelle en Navarre. Si parlèrent à lui ; et exploitèrent si bien qu’il leur accorda à passer parmi Navarre, en payant ce qu’ils prendroient ; et se départirent du Groing, si tôt comme leurs chevaliers furent retournés, et se mirent à chemin ; et exploitèrent tant qu’ils vinrent à Pampelune ; et passèrent les montagnes de Roncevaux ; et laissèrent le chemin de Béarn et entrèrent en Biscaye pour venir à Bayonne ; et tant firent qu’ils y parvinrent. Et là se tinrent un long temps messire Jean de Hollande et la comtesse sa femme ; et les aucuns de ces Anglois s’en vinrent à Bordeaux. Ainsi s’espardit cette chevauchée.

Avenu étoit en Castille, endementiers que le plus fort des armes couroit, et que chevaliers et écuyers chevauchoient, et que les Anglois tenoient les champs, que messire Boucicaut, l’ains-né des deux frères, tenant aussi les champs, avoit envoyé, par un héraut, requerre armes à faire, de trois courses de glaive à cheval, de trois coups d’épée, de trois coups de dague, de trois coups de hache, et toujours à cheval, à messire Jean d’Aubrecicourt. Le chevalier lui avoit accordé liement, et l’avoit depuis demandé en plusieurs lieux, mais messire Boucicaut ne s’étoit point trait avant. Je ne sais pas pourquoi ni à quoi il étoit demeuré. Je ne dis mie, ni ne veuil dire, que messire Boucicaut ne soit chevalier bon assez pour faire tel parti d’armes, ou plus grandes comme celles étoient. Quand messire Jean d’Aubrecicourt fut venu à Bayonne en la compagnie de messire Jean de Hollande, si comme vous avez ouï, il eut plusieurs imaginations sur ces besognes ; et lui sembloit qu’honorablement il ne pouvoit partir des frontières de par-de-là, au cas qu’il étoit requis et appelé de faire armes, et qu’il les avoit acceptées sans les achever ; et pourroient les François dire, s’il retournoit en Angleterre, qu’il s’en seroit allé mal duement. Si se conseilla à ses compagnons, et par espécial à messire Jean de Hollande, quelle chose en étoit bonne à faire. Conseillé fut qu’il prît le chemin de France ; il avoit bon sauf conduit pour passer parmi le royaume de France, que le duc de Bourbon, à la prière de messire François d’Aubrecicourt, son cousin germain, lequel avoit été et étoit avec le duc de Bourbon, lui avoit impetré et fait avoir du roi, et s’en vînt à Paris, et demandât là messire Boucicaut. Espoir en orroit-il nouvelles sur son chemin ou à Paris ; et parmi tant il seroit excusé. Ce conseil tint et crut le chevalier ; et se mit à chemin ; et entra au pays de Béarn, par le pays des Basques ; et vint à Ortais ; et là trouva le comte de Foix, qui lui fît bonne chère et le tint de-lez lui ; et au départir il lui donna deux cens florins et un moult bel roncin. Si se départit messire Jean d’Aubrecicourt du comte de Foix ; et chevaucha tout le pays de Béarn ; et entra en Bigorre, et puis en Toulousain, et puis en Carcassonnois.

En sa compagnie étoit Guillaume de Soumain, et autres écuyers de Hainaut, qui retournoient en leurs pays. Tant exploitèrent qu’ils vinrent à Paris. Pour ces jours le roi de France étoit en Normandie ; et messire Boucicaut, si comme il lui fut dit, étoit en Arragon. Messire Jean d’Aubrecicourt, pour lui acquitter, se présenta à aucuns hauts barons de France qui étoient à Paris ; et, quand il eut séjourné huit jours, et il se fut rafreschi, il se départit et se mit au chemin ; et fit tant par ses journées, qu’il vint à Calais ; et ceux de Hainaut retournèrent en Hainaut. Ainsi par plusieurs membres se dérompit celle armée d’Espaigne et de Portingal.

  1. Zamora.
  2. Chymwell.
  3. Froissart n’ayant pas donné de prénom à ce chevalier, je ne puis le reconnaître d’une manière précise dans les trois listes des chevaliers de la suite du duc de Lancastre données par Rymer à l’année 1386.
  4. Bradestan.
  5. Je ne trouve entre Najarra et Logrogno aucun lieu dont le nom ressemble à Paviers.