Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre VI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 376-379).

CHAPITRE VI.

Comment la garnison de Lourdes guerroyoit le pays de Bigorre, et de la prise de Orlingas.


Je, sire Jehan Froissart, fais narration de ces besognes pour la cause de ce que, quand je fus en la comté de Foix et de Berne, je passai parmi la terre de Bigorre : si enquis et demandai de toutes nouvelles passées, des quelles je n’étois point informé ; et me fut dit que le prince de Galles et d’Aquitaine séjournant à Tharbes, il lui prinst volonté et plaisance d’aller voir le chastel de Lourdes, qui siéd à trois lieues de là entre les montagnes. Quand il fut venu jusques à Lourdes, il ot bien avisé et imaginé la ville, le chastel et le pays, si le recommanda moult grandement et chèrement tant pour la force du lieu comme pour ce que Lourdes siéd sur frontière de plusieurs pays ; car ceux de Lourdes peuvent courir moult avant dans le royaume d’Arragon et jusques en Casteloigne et Barcelonne. Si appela tantôt le prince un chevalier de son hôtel auquel il avoit grand’confiance et qui loyaument l’avoit servi ; et ce chevalier étoit nommé messire Piètre Ernault, du pays de Béarn, appert homme d’armes durement et cousin au comte de Foix : « Messire Piètre, dit le prince, à ma venue en ce pays je vous institue et fais chastelain et capitaine de Lourdes et regard du pays de Bigorre. Or regardez tellement ce chastel que vous en puissiez rendre bon compte à monseigneur de père et à moi. » — « Monseigneur, dit le chevalier, volontiers. » Là lui en fit-il foi et hommage et le prince l’en mit en possession.

Or devez-vous savoir que, quand la guerre se renouvela entre le roi de France et le roi d’Angleterre[1], si comme il est ci-dessus contenu en celle histoire, ainsi comme le comte Guy de Saint-Pol et messire Hue de Chastillon, maître des arbalêtriers, pour le temps, de tout le royaume de France, assiégèrent et prindrent de fait la ville d’Abbeville et tout le pays de Ponthieu, deux grands barons de Bigorre, lesquels sont ou étoient nommés messire Monnant de Barbasan et le sire d’Anchin, se tournèrent François et se saisirent aussi en celle saison de la cité, de la ville et du chastel de Tharbes, car ils étoient foiblement gardés pour le roi d’Angleterre. Or demeura le chastel de Lourdes à messire Piètre Ernault de Berne, lequel ne l’eut rendu pour nul avoir ; mais fit tantôt grande guerre et forte à l’encontre du royaume de France, et manda au pays de Berne et en la haute Gascogne grand’foison de compagnons aventureux pour aider à faire la guerre ; et se boutèrent là dedans moult d’appertes gens aux armes ; et étoient six capitaines avecques lui ; et avoit bien chacun cinquante lances ou plus dessous lui. Tout premier son frère, Jean de Berne, un moult appert écuyer, Pierre d’Anchin de Bigorre, frère germain au seigneur d’Anchin. Cils ne se voulrent oncques tourner François : Ernauldon de Sainte-Colombe, Ernauldon de Rostem, le Mongat de Sainte-Basile et le bourg de Carnillac.

Ces capitaines si firent en Bigorre, en Toulousain, en Carcassonnois et en Albigeois plusieurs courses et envahies ; car sitôt comme ils étoient hors de Lourdes, ils se trouvoient en terre d’ennemis, et se croisoient en courant et chevauchant le pays, et se mettoient, tels fois étoit, à l’aventure pour gagner, trente lieues de leur fort. En allant ils ne prenoient rien, mais au retour rien ne leur échappoit ; et ramenoient tel fois étoit si grand’foison de bétail et tant de prisonniers que ils ne les savoient où loger ; et rançonnoient tout le pays, excepté la terre au comte de Foix ; mais en celle ils n’osassent pas prendre une poule sans payer ni sur homme qui fût au comte de Foix ni qui eû son sauf conduit ; car s’ils l’eussent courroucé ils n’eussent point duré.

Cils compagnons de Lourdes avoient trop beau courir et chevaucher où il leur plaisoit.

Assez près de là, si comme je vous ai dit, siéd la ville de Tharbe que ils tenoient en grand doute, et tinrent tant que ils se mirent en pactis à eux. En revenant de Tharbe à leur fort, siéd un grand village et une bonne abbaye où ils firent moult de maux, que on appela Guiors ; mais ils se mirent en pactis à eux. D’autre part, sur la rivière de Lisse, siéd une grosse ville fermée qu’on appelle Bagnières. Ceux d’icelle ville avoient trop fort temps, car ils étoient hériés et guerroyés de ceux de Lourdes et de ceux de Mauvoisin qui leur étoient encore plus prochains.

Cil chastel de Mauvoisin siéd sur une montagne, et dessous queurt la rivière de Lisse, qui vient férir à une bonne ville fermée, qui est moult près de là, que on appelle Tournay. Les gens de Tournay avoient tous le tres-pas[2] de ceux de Lourdes et de ceux de Mauvoisin.

À celle ville de Tournay ne faisoient-ils nul mal ni nul dommage, pourtant que ils avoient là leur retour et leur passage ; et aussi les gens de la ville avoient bon marché de leur pillage, et si savoient moult bien dissimuler avecques eux. Faire leur convenoit si ils vouloient vivre, car ils n’étoient aidés ni confortés de nullui. Le capitaine de Mauvoisin étoit Gascon et avoit nom Raymonnet de l’Espée, appert homme d’armes durement. Et vous dis que ceux de Lourdes et de Mauvoisin rançonnoient autant bien les marchands du royaume d’Arragon et de Catalogne, comme ils faisoient les François, si ils n’étoient à pactis à eux, ou autrement ils n’en épargnoient nuls.

En ce temps que je empris à faire mon chemin et de aller devers le comte de Foix, pourtant que je ressoignois la diversité du pays où je n’avois oncques été ni entré, quand je me fus parti de Carcassonne, je laissai le chemin de Toulouse à la bonne main[3], et pris le chemin à la main senestre, et vins à Montroial et puis à Fougens, et puis à Bellepuic, la première ville fermée de la comté de Foix, et de là à Maseres, et puis au chastel de Savredun, et puis arrivai à la belle et bonne cité de Pammiers, laquelle est toute au comte de Foix ; et là m’arrêterai pour attendre compagnie qui allât au pays de Berne où le dit comte se tenoit.

Quand j’eus séjourné en la cité de Pammiers, trois jours, laquelle cité est moult déduisant, car elle siéd en beaux vignobles et bons et à grand’planté, et environné d’une belle rivière claire et large assez que on appelle la Liége[4], en ce séjour me vint d’aventure un chevalier de l’hôtel du comte de Foix qui retournoit d’Avignon, lequel s’appeloit messire Espaing de Lyon, vaillant homme et sage et beau chevalier, et pouvoit lors être en l’âge de cinquante ans. Je me mis en sa compagnie ; il en ot grand’joie, pour savoir par moi des besognes de France ; et fûmes dix jours sur le chemin, ainçois que nous vinssions à Ortais. En chevauchant, le gentilhomme et beau chevalier, puis que il avoit dit au matin ses oraisons, jangloit le plus du jour à moi en demandant nouvelles, et aussi quand je lui en demandons il m’en répondoit.

Au départir de la cité de Pammiers, nous passâmes le mont de Cosse, qui est moult traveilleux et malaisé à monter ; et passâmes de-lez la ville et chastel de Ortingas, qui est tenue du roi de France et point n’y entrâmes, mais venismes dîner à un chastel du comte de Foix, qui est demi-lieue par de là, que on appelle Carlat, et siéd haut sur une montagne. Après dîner, le chevalier me dit : « Chevauchons ensemble tout souef, nous n’avons que deux lieues de ce pays, qui valent bien trois de France, jusques à notre gîte. » Je répondis : « Je le vueil. » Or dit le chevalier ; « Messire Jean, nous avons huy passé devant le chastel de Ortingas qui porta, le terme de cinq ans que Pierre d’Anchin le tint, car il l’embla et échella, dommage fut au royaume de France ! soixante mille francs. » — « Et comment l’eut-il, » dis-je au chevalier ? « Je le vous dirai, dit-il ; le jour de la Notre-Dame en mi-août, a une foire en celle ville où tout le pays se rescouse et y a moult de marchandises. Pour un jour Pierre d’Anchin et sa charge de compagnons qui se tenoient à Lourdes avoient jeté leur avis dès long-temps à prendre celle ville et le chastel, et n’y savoient comment avenir. Toutefois ils avoient deux de leurs varlets, simples hommes par semblance envoyé très le may à l’aventure pour trouver service et maître en la ville ; et le trouvèrent tous deux, et furent retenus. Et étoient ces deux varlets de trop beau service pleins envers leurs maîtres ; et alloient hors et ens besogner et marchander, ni on n’avoit nul soupçon d’eux. Avint que, ce jour de la mi-aoùt, il y avoit grand’foison de marchands étrangers de Foix, de Berne, de France en celle ville ; et vous savez que marchands, quand ils se trouvent ensemble et ils ne se sont vus de grand temps, boivent par usage largement et longuement pour entre eux faire bonne compagnie. Donc il avint que ès hôtels des maîtres, où ces deux varlets demeuroient il y en avoit grand’foison ; et là buvoient et se tenoient tout aise, et les seigneurs de l’hôtel et leurs femmes avec eux. Sur le point de mie nuit Pierre d’Anchin et sa route vinrent devant Ortingas, et demeurèrent derrière en un bois, eux et leurs chevaux, où nous avons passé, et envoyèrent six varlets et deux échelles pour assaillir et écheller la ville. Et passèrent cils varlets outre les fossés où on leur avoit enseigné, au moins parfond, et vinrent aux murs, et là dressèrent leurs échelles ; et là étoient les deux varlets dessus dits qui leur aidoient, endementres que leurs maîtres séoient à table et les aidoient tous à passer ; et se mirent en telle aventure que l’un des varlets de l’hôtel amena ces six varlets à la porte ; et là avoit deux hommes qui gardoient les clefs. Cil varlet dit à ces six compagnons : « Tenez-vous ci quoy et ne vous avancez jusques à tant que je sifflerai : je ferai à ces gardes ouvrir l’huis de leur garde. Ils ont les clefs de la porte, je le sais bien. Si tôt que je leur aurai fait ouvrir l’huis de leur garde je sifflerai ; si saillez avant et les occiez ; je connois bien les clefs, car je ai aidé à garder plus de sept fois la porte avecques mon maître. » Tout ainsi comme il le devisa ils le firent et se mucèrent et catirent[5] ; et cil s’en vint à l’huis de la garde et ouït et trouva que cils veilloient et buvoient ; il les appela par leurs noms, car bien les connoissoit, et leur dit : « Ouvrez l’huis, je vous apporte du très bon vin, meilleur que vous n’avez point, que mon maître vous envoie afin que vous fassiez meilleur guet. Cils qui connoissoient assez le varlet et qui cuidoient que il dit vérité, ouvrirent l’huis de la garde et il siffla, et les six varlets saillirent tantôt avant et se boutèrent en l’huis, ni oncques les gardes n’eurent loisir de reclorre l’huis comment que ce fût. Là furent-ils attrapés et occis si coiement que on n’en sçut rien. Lors prirent-ils les clefs, et vinrent à la porte et l’ouvrirent, et avalèrent le pont si doucement que oncques personne ne sçut rien. Adonc sonnèrent un cor, un son tant seulement, et cils qui étoient en l’embûche l’entendirent tantôt. Si montèrent sur leurs chevaux, et vinrent frappant de l’éperon, et se mirent sur le pont, et entrèrent en la ville, et prirent tous les hommes de la ville en séant à table ou en leurs lits. Ainsi fut Ortingas prise de Pierre d’Auchin de Bigorre et de ses compagnons qui étoient issus de Lourdes[6]. »

Adonc demandai-je au chevalier : « Et comment eurent-ils le chastel ? » — « Je le vous dirai, dit messire Espaing de Lyon : à celle heure que la ville de Ortingas fut prise étoit à sa male aventure le chastelain en la ville et soupoit avecques marchands de Carcassonne ; si que il fut là pris ; et à lendemain au matin, à heure de tierce, Pierre d’Anchin le fit amener devant le chastel où sa femme et ses enfans étoient, et là l’épouvanta de lui faire couper la tête ; et fit traiter devers la femme du chastelain que, si on lui vouloit rendre le chastel, il lui rendroit quitte et délivré son mari, et les lairoit paisiblement partir et tout le leur sans nul dommage. La chastelaine qui se véoit, pour l’amour de ce, en mauvais état et dur parti et qui ne pouvoit pas faire une guerre à part li, pour ravoir son mari et pour eschever plus grand dommage rendit le chastel. Et le chastelain et sa femme et leurs enfans et tout ce qui leur étoit se partirent et s’en allèrent à Pammiers ; encore y sont-ils. Ainsi ot Pierre d’Anchin la ville et le chastel d’Ortingas. Et vous dis que, à l’heure qu’il y entra, lui et ses compagnons y gagnèrent soixante mille francs, que en marchandises que ils trouvèrent, que en bons prisonniers de France ; mais tous ceux qui étoient de la comté de Foix ou de Berne ils délivrèrent eux et le leur, et sans dommage, et tint depuis Pierre d’Anchin Ortingas bien cinq ans ; et couroient il et ses gens bien souvent jusques aux portes de Carcassonne, où il y a d’illec seize grands lieues ; et endommagèrent moult le pays, tant par les rançons des villes qui se rachetoient comme par pillage qu’ils faisoient sur les champs et sur le pays. »

  1. Dans l’année 1369.
  2. Droit de passage.
  3. C’est-à-dire à la main droite.
  4. L’Arriége.
  5. Se placèrent de manière à tenir peu de place.
  6. Ces événemens doivent se rapporter à l’année 1365, avant le départ des Compagnies pour l’Espagne avec du Guesclin.