Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre V

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 375-376).

CHAPITRE V.

Comment le princeps et la princepse vinrent voir le comte d’Ermignac et du don que la princepse demanda au comte de Foix.


Entre la comté de Foix et le pays de Béarn, gît la comté de Bigorre, laquelle est tenue du roi de France, et marchist au pays Toulousain d’une part, et au comté de Cominges et de Béarn d’autre part. En la comté de Bigorre gît le fort château de Lourdes[1], qui toujours s’est tenu Anglois, depuis que le pays de Bigorre fut rendu au roi d’Angleterre et au prince pour la rédemption du roi Jean de France, par le traité de la paix qui fut traité à Brétigny devant Chartres, et confermé depuis à Calais, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire.

Quand le prince de Galles fut issu hors d’Angleterre, et que le roi son père lui ot donné à tenir en fief et en héritage de lui toute la terre et la duché d’Aquitaine[2], où il y a deux archevêchés et vingt-deux évêchés, et il fut venu à Bordeaux sur Gironde, et il ot pris la possession de toutes les terres, et il ot séjourné environ un an au pays, il et la princesse sa femme furent priés du comte Jean d’Ermignac que il voulsissent venir en la comté de Bigorre, en la belle et bonne cité de Tharbes, pour voir et visiter celui pays que encores oncques mais n’avoient vu. Et tendoit le dit comte d’Ermignac à ce que, si le prince et la princesse étoient en Bigorre, le comte de Foix les viendroit voir et visiter, auquel il devoit, pour cause de sa rançon, deux cent et cinquante mille francs. Si leur feroit prier pour lui que le dit comte de Foix voulsist quitter la dite somme, ou en partie, ou faire grâce. Tant fit le comte d’Ermignac que le prince et la princesse, à leur état, qui pour ce temps étoit grand et étoffé, vinrent en Bigorre et se logèrent en la cité de Tharbes.

Tharbes est une belle ville et grande, étant en plain pays et en beaux vignobles ; et y a ville, cité et chastel, et tout fermé de portes, de murs et de tours, et séparés l’un de l’autre ; car là vient d’amont d’entre les montagnes de Béarn et de Casteloigne, la belle rivière de Lisse[3], qui queurt tout parmi Tharbes, et qui le sépare ; et est la rivière aussi claire comme fontaine. À cinq lieues de là siéd la ville de Morlens, laquelle est au comte de Foix ; et à l’entrée du pays de Béarn et dessous la montagne, à six lieues de Tharbes, la ville de Pau qui est aussi au dit comte.

Pour ce temps que le prince et la princesse étoient venus à Tharbes, étoit le comte de Foix en la ville de Pau, car il y faisoit faire et édifier un très beau chastel tenant à la ville, au dessus sur la rivière de Gave[4]. Sitôt comme il sçut la venue du prince et de la princesse qui étoient à Tharbes, il s’ordonna et les vint voir en grand état, à plus de six cens chevaux ; et avoit soixante chevaliers en sa compagnie, et grand’quantité d’écuyers et de gentilshommes. De la venue du comte de Foix furent le prince et la princesse grandement réjouis ; et lui firent très bonne chère, et bien le valoit ; et l’honoroit la princesse très liement et grandement. Et là étoient le comte d’Ermignac et le sire de la Breth ; et fut le prince prié que il voulsist prier au comte de Foix que il quittât au comte d’Ermignac, tout ou en partie, somme des florins que il lui devoit. Le prince, qui fut sage et vaillant homme, répondit, tout considéré, que non feroit. « Car pour quoi, comte d’Ermignac, vous fûtes pris par armes et par belle journée de bataille, et mit notre cousin, le comte de Foix, son corps et ses gens à l’aventure contre vous ; et si la fortune fut bonne pour lui et contraire à vous, il n’en doit pas pis valoir. Par fait semblable, monseigneur mon père ni moi ne sarions gré qui nous prieroit de remettre arrière ce que nous tenons par la belle aventure et la bonne fortune que nous eûmes à Poitiers, dont nous regracions notre seigneur. »

Quand le comte d’Ermignac ouït ce, si fut tout confus et ébahi, car il avoit failli à ses ententes ; nonobstant ce si ne cessa-t-il pas ; mais en pria la princesse, laquelle de bon cœur requit et pria au comte de Foix que il lui voulsist donner un don. « Madame, dit le comte, je suis un petit homme et un povre bachelier, si ne puis faire nuls grands dons, mais le don que vous me demandez, si il ne vaut plus de cinquante mille francs, je le vous donne. »

La princesse tiroit à ce que, outrement et pleinement, le don que elle demandoit le comte de Foix lui donnât ; et le comte qui sage et subtil étoit, et qui à ses besognes assez clair véoit, et qui espoir de la quittance du comte d’Ermignac se doutoit, son propos tenoit et disoit : « Madame, à un povre chevalier que je suis, qui édifie villes et chastels, le don que je vous accorde doit bien suffire. » Oncques la princesse n’en put autre chose avoir ni extraire, et quand elle vit ce : « Comte de Foix, je vous demande et prie que vous fassiez grâce au comte d’Ermignac. » — « Madame, répondit le comte, à votre prière dois-je bien descendre. Je vous ai dit que le don que vous me demandez, si il n’est plus grand de cinquante mille francs, je le vous accorde ; et le comte d’Ermignac me doit deux cent et cinquante mille francs ; à la vôtre requête et prière je vous en donne les cinquante mille. » Ainsi demeura la chose en tel état ; et gagna le comte d’Ermignac à la prière de la princesse d’Aquitaine cinquante mille francs. Si retourna le comte de Foix en son pays, quand il ot été trois jours de-lez le prince et la princesse d’Aquitaine.

  1. Près de Bagnères, à l’ouest.
  2. Édouard donna, en 1362, le duché d’Aquitaine à son fils le prince Noir, et celui-ci partit, en 1363, avec la duchesse, pour prendre possession de son gouvernement.
  3. Tarbes est situé sur l’Adour.
  4. Gave, en patois du pays, signifie rivière, et la rivière qui passe à Pau s’appelle ainsi le Gave de Pau.