Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre VIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 383-386).

CHAPITRE VIII.

Des guerres que le duc d’Anjou fit aux Anglois, et comment il recouvra le château de Mauvoisin en Bigorre, qui fut puis donné au comte de Foix.


« Au commencement des guerres, et qu’on reconquit et gagna sur les Anglois ce qu’ils tenoient en Aquitaine et que messire Olivier de Cliçon fut devenu bon François, il mena le duc d’Anjou, si comme vous savez, en Bretagne sur la terre de messire Robert Canolle que il tenoit, et au siége de Derval. Et je crois bien que tout ce vous avez en votre histoire ; et le traité que messire Hue Broec son cousin fit au duc d’Anjou de rendre le chastel, et livra ôtages ; si plus fort que le duc d’Anjou qui là étoit à siége ne venoit pour lever le siége. Et quant messire Robert Canolle se fut bouté au chastel de Derval, il ne voult tenir nuls des traités[1]. » — « C’est vérité, dis-je, sire, tout ce ai-je bien. » — « Et avez-vous de l’escarmouche qui fut devant le chastel où messire Olivier de Cliçon fut navré ? » — « Je ne sais, dis-je, il ne m’en souvient pas du tout ; mais dites-moi de l’escarmouche et du siége comment il en alla, espoir le savez-vous par autre manière que je ne sais, vous retournerez bien à votre propos de ceux de Lourdes et de Mauvoisin. » — « C’est voir, dit le chevalier, j’en parole, pour tant que messire Garsis du Chastel, un moult sage homme et vaillant chevalier de ce pays ici et bon François, étoit allé quérir le duc d’Anjou pour amener devant Mauvoisin, et le duc avoit fait son mandement pour tenir sa journée duement devant Derval, et fit messire Garsis pour sa vaillance maréchal de tout son ost. Voir est, si comme je lui ouïs dire depuis, quand il vit que messire Robert Canolle avoit brisé et rompu ses traités et que le chastel de Derval il ne rendroit point, il vint devers le duc et lui demanda : « Monseigneur, que ferons-nous de ces ôtages ? Ce n’est pas leur coulpe que le chastel n’est rendu, et ce seroit grand’pitié si vous les faisiez mourir, car ils sont gentilshommes et n’ont point desservi mort. » — « Donc, répondit le duc, est bon qu’ils soient délivrés ? » — « Oil, par ma foi, répondit le chevalier qui en avoit grandement pitié. » — « Allez, dit le duc, faites-en votre volonté. » À ces mots, messire Garsis du Chastel, si comme il me dit, s’en alloit pour délivrer les ôtages de Derval ; si encontra sur son chemin messire Olivier de Cliçon qui lui demanda dont il venoit et là où il alloit. Il lui dit : « Je viens de devers monseigneur d’Anjou et vais délivrer ces ôtages. » — « Délivrer ! dit messire Olivier ; attendez un petit et retournez avecques moi devers le duc. » Il retourna, et s’en vinrent devers le duc qui étoit tout pensif à son logis. Messire Olivier le salua et puis lui dit : « Monseigneur, quelle chose est votre entente ? Ne mourront point cils ôtages ? Par ma foi, si feront, en dépit de messire Robert Canolle et de messire Hue Broec, qui ont menti leur foi. Et vueil bien que vous sachiez, si ils ne meurent, dedans un an je ne mettrai bassinet en tête pour votre guerre. Ils auroient trop bon marché si ils étoient quittes ; cil siége-ci vous a coûté soixante mille francs, et puis vous voulez faire grâce à vos ennemis qui ne vous tiennent nulle loyauté ! » À ces mots se r’enfellonna le duc d’Anjou, et dit : « Messire Olivier, faites-en ce que bon vous semble. » — « Je veuil qu’ils meurent, dit messire Olivier, car il y a cause, puisque on ne nous tient nos convenans. » Lors se partit-il du duc et vint en la place devant le chastel ; ni oncques messire Garsis n’osa parler ni prier de paix pour eux ; car il eût perdu sa parole, puisque messire Olivier de Cliçon l’avoit en charge. Il fit appeler Jausselin ; cil étoit la tranche-tête ; et fit là décoler deux chevaliers et deux écuyers, dont on eut grand’pitié ; et en pleurèrent plus de deux cens en l’ost. Et tantôt messire Robert Canolle fit ouvrir une poterne hors du chastel, et sur les fossés il fit décoler, au dépit des François, tous les prisonniers que il tenoit ; ni oncques il n’en respita homme. Et puis fit ouvrir la porte du chastel et avaler le pont, et issir ses gens qui léans étoient, et assaillir outre les barrières, et venir combattre et escarmoucher aux François ; et vous dis, si comme messire Garsis me dit, que il y ot escarmouche très dure et très forte : et de premier y fut navré du trait messire Olivier de Cliçon dont il retourna à son logis ; et là furent très bons hommes d’armes deux écuyers du pays de Berne, Bertran de Barège et Ernauton du Pan ; et y firent des appertises d’armes assez ; et tous deux y furent navrés.

« À lendemain on se délogea ; et vint le duc avec les gens d’armes que il avoit tenus devant Derval, à Toulouse et de là en ce pays, et tout à l’intention que de détruire Lourdes, car cils de Toulouse s’en plaignoient trop grandement pour les dégâts et le grand dommage qu’ils leur faisoient de jour en jour. Si comme je vous raconte il en advint ; et fut tout premièrement le siége mis du duc d’Anjou et de ses gens devant le chastel de Mauvoisin, que nous véons ici devant nous. Et avoit le duc en sa compagnie bien huit mille combattans, sans les Gennevois et les communes des bonnes villes des sénéchaussées de ce pays. Du chastel de Mauvoisin étoit capitaine pour lors un écuyer gascon qui s’appeloit Raimonnet de l’Espée, appert hommes d’armes durement. Tous les jours y avoit aux barrières du chastel escarmouches et faits d’armes, et appertises grandes, et beaux lancis de lances et poussis, et faites courses et envahies des compagnons qui se désiroient à avancer ; et étoient le duc et ses gens logés en ces beaux prés entre Tournay et le chastel, et sur la belle rivière de Lesse.

« Le siége étant devant le chastel de Mauvoisin, messire Garsis du Chastel, qui étoit maréchal de l’ost, s’en vint, atout cinq cens combattans et deux mille archers et arbalêtriers et bien deux mille autres hommes de communes, mettre le siége devant le chastel de Trigalet, que nous avons ci laissé derrière nous. Lequel chastel un écuyer gascon gardoit pour le seigneur de la Barde, car il étoit son cousin ; et s’appeloit le Bascot de Mauléon ; et avoit environ quarante compagnons dedans, qui étoient tous maîtres et seigneurs des Landes-Bourg ; ni nul ne pouvoit passer ni chevaucher parmi ce pays si il n’étoit pélerin allant à Saint-Jacques, comme fort qu’il fût, qu’il ne fût pris, mort ou rançonné, avecques un autre petit fort qui gît là outre vers Lamesen, duquel pillards et robeurs de tous pays assemblés avoient fait une garnison. Lequel fort on nomme le Nentilleux ; et est un chastel qui toujours a été en débat entre le comte de Foix et le comte d’Ermignac, et pour ce n’en faisoient compte les seigneurs quand le duc d’Anjou vint en ce pays.

« Quand messire Garsis du Chastel fut venu devant le fort de Trigalet, il le fit environner d’une part, car au lez devers la rivière on ne le peut approcher ; et là eut grand assaut dur et fort, et maint homme blessé dedans et dehors du trait ; et y fut messire Garsis cinq jours, et tous les jours y avoit assauts et escarmouches, et tant que cils dedans, l’artillerie que ils avoient alouèrent si nettement que ils n’avoient mais rien que traire, et bien s’en aperçurent les François. Adonc par droite gentillesse fit messire Garsis venir parler à lui sur bon sauf conduit le capitaine, et quand il le vit il lui dit : « Bascot, je sais bien en quel parti vous êtes : vous n’avez point d’artillerie ni chose pour vous défendre à l’assaut, fors que de lances : si sachez que, si vous êtes pris de force, je ne vous pourrai sauver, ni vos compagnons, que vous ne soyez morts des communes de ce pays, laquelle chose je ne verrois pas volontiers ; car encore êtes-vous mon cousin. Si vous conseille que vous rendez le fort, entremente, qu’on vous en prie. Vous ne pouvez jamais avoir blâme du laisser, et aller d’autre part querre votre mieux. Vous avez assez tenu celle frontière. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer, je oserois bien ailleurs que ci, hors de parti d’armes, faire ce que vous me conseilleriez, car voirement suis-je votre cousin, mais je ne puis pas rendre le fort tout seul, car autel part y ont cils qui sont dedans comme je ai, quoique ils me tiennent à souverain et à capitaine ; et je me retrairai là dedans et leur démontrerai ce que vous me dites. Si ils sont d’accord de le rendre, je ne le débattrai jà ; et si ils sont d’accord du tenir, quel fin que j’en doive prendre, j’en attendrai l’aventure avecques eux. » — « C’est bien, répondit messire Garsis, vous vous en pouvez partir quand vous voudrez, puisque je sais votre entente. »

« Atant s’en retourna le Bascot de Mauléon au chastel de Trigalet ; et quand il fut là venu, il fit venir tous les compagnons en-mi la cour, et là leur démontra les paroles telles que messire Garsis lui avoit dites, et sur ce il leur en demanda leur avis et conseil, et quelle chose en étoit bonne à faire. Ils se conseillèrent longuement. Les aucuns vouloient attendre l’aventure et disoient que ils étoient forts assez, et li autres se vouloient partir et disoient que il étoit heure, car ils n’avoient point d’artillerie et sentoient le duc d’Anjou cruel, et les communes de Toulouse et de Carcassonne et des villes là environ courroucés sur eux pour les grands dommages que ils leur avoient faits et portés. Tout considéré, ils s’accordèrent à ce que ils rendroient le fort, mais qu’ils fussent conduits sauvement, eux et le leur, jusques au chastel Tuillier, que leurs compagnons tenoient en la frontière Toulousaine.

« Sur cel état retourna en l’ost le Bascot parler à messire Garsis, lequel leur accorda tout ce qu’ils demandoient ; car il véoit et considéroit que le chastel n’étoit pas par assaut léger à conquerre, et que trop leur pourroit coûter de gens. Adonc s’ordonnèrent-ils pour eux partir, et troussèrent tout ce que trousser purent. Du pillage avoient-ils assez ; ils emportèrent le meilleur et le plus bel, et le demeurant ils laissèrent. Si les fit messire Garsis du chastel mener et conduire sans péril jusques au chastel Tuillier.

« Ainsi eurent les François en ce temps le chastel de Trigalet. Si le donna messire Garsis aux communes du pays qui en sa compagnie étoient, lesquels en ordonnèrent tantôt à leur plaisance ; ce fut que ils l’abattirent et désemparèrent en la manière que vous avez vue ; car il fut tellement abattu que oncques depuis nul ne mit entente au refaire. Et de là messire Garsis s’en voult venir au chastel Nentilleux, qui siéd sur ces landes assez près de Lamesen, pour le délivrer des compagnons qui le tenoient ; mais sur le chemin on lui vint dire : « Monseigneur, vous n’avez que faire plus avant, car vous ne trouverez nullui au chastel Nentilleux. Ceux qui le tenoient s’en sont partis et fuis les uns çà et les autres là, nous ne savons quelle part. » Donc s’arrêta messire Garsis du Chastel sur les champs, et s’avisa que en étoit bon à faire. Là étoit le sénéchal de Nebosen, et dit : « Sire, cil château est en ma sénéchaussée, et doit être tenu du comte de Foix ; si vous prie, baillez-le-moi et je le ferai bien garder à mes coustages et dépens, ni jamais homme qui vueille mal au pays n’y entrera. » — « Sire, dirent ceux de Toulouse qui là étoient, il vous parole bien ; le sénéchal est vaillant homme et prud’homme ; il vaut mieux que il l’ait que un autre. » — « Et je le vueil, » répondit messire Garsis. Ainsi fut le chastel de Nentilleux délivré au sénéchal de Nebosen, qui tantôt chevaucha celle part et se bouta dedans, et le trouva tout vuit et sans garde. Si fit réparer ce qui desrompu étoit, et y mit pour capitaine un écuyer du pays qui s’appeloit Fortefiet de Saint-Paul, et puis s’en retourna au siége de Mauvoisin, où le duc d’Anjou séoit ; et jà étoit revenu messire Garsis du Chastel et toutes ses gens, et avoit recordé au duc sa chevauchée, et comment il avoit exploité.

« Environ six semaines se tint le siége devant le chastel de Mauvoisin ; et presque tous les jours aux barrières y avoit faits d’armes et escarmouches de ceux de dedans à ceux de dehors. Et vous dis que ceux de Mauvoisin se fussent assez tenus, car le chastel n’est pas prenable, si ce n’est par long siége ; mais il leur avint que on leur tollit d’une part l’eau d’un puits qui siéd au dehors du chastel, et les citernes que ils avoient là dedans séchèrent ; car oncques goutte d’eau du ciel durant six semaines n’y chéy, tant fit chaud et sec. Et ceux de l’ost avoient bien leur aise de la belle rivière de Lèse, qui leur couroit claire et roide, dont ils étoient servis eux et leurs chevaux.

« Quand les compagnons de la garnison de Mauvoisin se trouvèrent en ce parti, si se commencèrent à esbahir, car ils ne pouvoient longuement durer : des vins avoient-ils assez, mais la douce eau leur manquoit. Si eurent conseil ensemble entr’eux, que ils traiteroient devers le duc, ainsi que ils firent ; et impétra Raimonnet de l’Espée, leur capitaine, un sauf conduit pour venir en l’ost parler au duc. Il l’ot assez légèrement, et vint parler au duc, et dit : « Monseigneur, si vous nous voulez faire bonne compagnie, à mes compagnons et à moi, je vous rendrai le chastel de Mauvoisin. » — « Quel compagnie, répondit le duc, voulez-vous que je vous fasse ? Partez-vous-en et allez votre chemin chacun en son pays, sans vous bouter en fort qui nous soit contraire ; car si vous vous y boutez et je vous tienne, je vous délivrerai à Jausselin, qui vous fera vos barbes sans rasouer. » — « Monseigneur, dit Raimonnet, si il est ainsi que nous nous partions et retraions en nos lieux, il nous en faut porter ce qui est nôtre, car nous l’avons gagné par armes en peine et en grand’aventure. » Le duc pensa un petit, et puis répondit et dit : « Je veuil bien que vous emportez que porter en pouvez devant vous en malles et en sommiers, et non autrement ; et si vous tenez nuls prisonniers, ils nous seront rendus. » — « Je le vueil bien, » dit Raimonnet.

« Ainsi se porta leur traité que recorder vous m’oyez ; et se départirent tous ceux qui dedans étoient, et rendirent le chastel au duc d’Anjou, et emportèrent ce que devant eux porter en purent ; et s’en r’alla chacun en son lieu, ou autre part, querre son mieux. Mais Raimonnet de l’Espée se tourna François, et servit le duc d’Anjou depuis moult long-temps ; et passa outre en Italie avecques lui, et mourut à une escarmouche devant la cité de Naples, quand le duc d’Anjou et le comte de Savoie y firent leur voyage.

  1. Ces événemens se rapportent à l’année 1373.