Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre X

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 390-393).

CHAPITRE X.

Comment le bourg d’Espaigne rescouy la proie aux compagnons du chastel de Lourdes, et comment ils furent rués jus.


« Par ma foi, monseigneur, dis-je au chevalier, je vous ai volontiers ouï parler ; et ce fut voirement une dure et âpre besogne à si petit de gens. Et quelle chose avint-il à ceux qui conduisoient la proie ? » — « Je le vous dirai, dit-il. Au pont à Tournay, si comme je vous ai dit devant, dessous Mauvoisin, ils venoient passer, ainsi qu’ils l’avoient ordonné ; et là trouvèrent-ils l’embûche du Bourg d’Espaigne, qui étoit forte assez pour eux combattre, qui leur saillit tout au devant. Cils de Lourdes ne pouvoient reculer, et pour ce, aventurer les convenoit. Je vous dis voirement que là y ot-il aussi dure besogne et fort combattue qui dura aussi longuement et plus que celle de Marcheras. Et vous dis que le Bourg d’Espaigne y fit là merveille d’armes, qui tenoit une hache et ne féroit homme qu’il ne portât à terre ; car il est bien taillé de cela faire, car il est grand et long et fort et de gros membres sans être trop chargé de chair ; et prit là de sa main les deux capitaines, le Bourg de Carnillac et Perrot Palatin de Berne. Et là fut mort un écuyer de Navarre qui s’appeloit Ferrando de Mirande qui étoit moult appert et vaillant homme d’armes. Mais les aucuns disent, qui furent à la besogne, que le Bourg d’Espaigne l’occit, et les autres disent qu’il fut éteint en ses armures : finablement la proie fut rescousse et tous ceux qui la conduisoient morts ou pris. Ils ne s’en sauvèrent pas trois si ce ne furent varlets qui se mucièrent, se désarmèrent et passèrent la rivière de Lèse au noer.

« Ainsi alla de celle aventure ; et ne perdirent oncques tant cils de Lourdes comme ils firent adonc. Si furent rançonnés courtoisement ; et aussi ils les changeoient l’un pour l’autre, car ceux qui se combattirent droit ci sur le pas du Larre en fiancèrent plusieurs, par quoi il convenoit que ils fussent courtois et aimables à leurs compagnons. » — « Sainte Marie, sire, dis-je au chevalier, le Bourg d’Espaigne est-il si fort homme comme vous me contez ? » — « Par ma foi, dit-il, oil, car en toute Gascogne, on ne trouveroit point son pareil de force de membres ; et pour ce le tient le comte de Foix à compagnon. Et n’a pas trois ans que je le vis faire au chastel à Ortais un grand ébattement et rével que je vous conterai. Il avint que au jour d’un Noël, le comte de Foix tenoit sa fête grande et plantureuse de chevaliers et d’écuyers, si comme il a de usage, et en ce jour il faisoit moult froid. Le comte avoit dîné en sa salle et avec lui grand’foison de seigneurs. Après dîner il partit de sa salle et s’en vint sus une galerie où il y a à monter, par une large allée, environ vingt-quatre degrés. En ces galeries a une cheminée où on fait par usage feu, quand le comte y séjourne, et non autrement. Il y a petit feu, car il ne voit pas volontiers grand feu. Si est bien en lieu d’avoir plantureux feu de bûches, car ce sont tous bois en Berne, et y a bien de quoi chauffer quand il veut, mais le petit feu il a de coutume. Avint adonc que il geloit moult fort et l’air étoit moult froid. Quand il fut venu ès galeries il regarda le feu, et lui sembla assez petit, et dit aux chevaliers qui là étoient : « Vez-ci petit feu selon le froid. » Ernauton d’Espaigne entendit sa parole : si descendit tantôt les degrés ; car par les fenêtres de la galerie qui regardoient sur la cour il vit là une quantité de ânes chargés de bûches qui venoient du bois pour le service de l’hôtel. Il vint en la cour, et prit le plus grand de ces ânes tout chargé de bûches, et le chargea sur son col moult légèrement, et l’apporta amont les degrés, et ouvrit la presse des chevaliers et écuyers qui devant la cheminée étoient, et renversa les bûches et l’âne les pieds dessus en la cheminée sur les cheminaux, dont le comte de Foix ot grand’joie et tous ceux qui là étoient ; et s’émerveilloient de la force de l’écuyer, comment tout seul il avoit si grand faix chargé et monté tant de degrés. Celle appertise vis-je faire, et aussi firent plusieurs, au Bourg d’Espaigne. »

Moult me tournoient à grand’plaisance et recréation les contes que messire Espaing de Lyon me contoit et m’en sembloit le chemin trop plus bref. En contant telles aventures passâmes-nous le Pas au Larre et le chastel de Marcheras où la bataille fut, et vînmes moult près du chastel de Barbesan qui est bel et fort, à une petite lieue de Tharbe ; nous le véions devant nous, et un trop beau chemin et plain à chevaucher, en côtoyant la rivière de Lisse qui vient d’amont des montagnes.

Adonc chevauchâmes-nous tout souef et à loisir pour rafreschir nos chevaux. Et me montra par de-là la rivière, le chastel et la ville de Montgaillard et le chemin qui s’en va férir droit sur Lourdes. Lors me vint en remembrance de demander au chevalier comment le duc d’Anjou, quand il fut au pays et que le chastel de Mauvoisin se fut rendu à lui, s’étoit porté ; et comment il étoit venu devant Lourdes et quelle chose il y avoit fait. Trop volontiers il le me conta, et me dit ainsi :

« Quand le duc d’Anjou se départit atout son ost de Mauvoisin, il passa oultre la rivière de Lèse au pont de Tournay et s’en vint loger à Bagnières, une bonne ville séant sur celle rivière qui s’en va férir à Tharbes : car celle de Tournay n’y vient pas, mais s’en va férir en la Garonne, dessous Montmillion ; et s’en vint mettre le siége devant Lourdes. Messire Pierre Ernaut de Berne, et Jean, son frère, Pierre d’Anchin, Ernauton de Rostem, Ernauton de Sainte-Colombe, le Mongat qui adonc vivoit, Fernando de Mirande, Olin Barbe, le Bourg de Carnillac, le Bourg Camus et les compagnons qui dedans étoient avoient bien été informés de sa venue. Si s’étoient grandement fortifiés et pourvus à l’encontre de lui, et tinrent la ville de Lourdes contre tous les assauts que on fit et livra quinze jours durant. Et ot là plusieurs grands appertises d’armes faites, par grands mangonneaux[1] et autres atournemens d’assauts que le duc d’Anjou fit faire et charpenter ; et tant que la ville fut prise et conquise. Mais les compagnons de Lourdes n’y perdirent rien, ni homme ni femme de la ville, car tout avoient-ils retrait au chastel ; et bien savoient que en la fin ils ne pourroient tenir la ville laquelle étoit prenable, pour ce qu’elle n’est fermée que de palis. Et quand la ville de Lourdes fut conquise, les François en eurent grand’joie ; et se logèrent dedans en environnant le chastel, qui n’est pas prenable, fors que par long siége. Là fut le duc plus de six semaines. Et plus y perdit que il n’y gagna ; car ceux de dehors ne pouvoient grever ceux de dedans, car le chastel siéd sur une ronde roche, faite par telle façon que on n’y peut aller ni approcher par échelles ni autrement, fors que par une entrée. Et là aux barrières y avoit souvent de belles escarmouches et de grandes appertises d’armes faites ; et y furent navrés et blessés plusieurs écuyers de France qui s’approchoient de trop près.

« Quand le duc d’Anjou vit qu’il ne venroit point à son entente de prendre le chastel de Lourdes, si fit traiter devers le capitaine et lui fit promettre grand argent, mais qu’il voulsist rendre la garnison. Le chevalier, qui étoit plein de grand’vaillance, s’excusa et dit que la garnison n’étoit pas sienne, et que l’héritage du roi d’Angleterre il ne pouvoit vendre, donner ni aliéner que il ne fût trahistre, la quelle chose il ne vouloit pas être, mais loyal envers son naturel seigneur ; et quand on lui bailla le fort, ce fut par condition que il jura solennellement, par sa foi, en la main du prince de Galles, que le chastel de Lourdes il garderoit et tiendroit contre tout homme, si du roi d’Angleterre il n’étoit là envoyé, jusques à la mort. On n’en put oncques avoir autre réponse, pour don ni pour promesse que on sçut ni put faire. Et quand le duc d’Anjou et son conseil virent que ils n’en auroient autre chose et que ils perdoient leur peine, si se délogèrent de Lourdes ; mais à leur délogement la ville dessous le chastel fut tellement arse que il n’y demoura rien à ardoir.

« Adonc se retray le duc d’Anjou et tout son ost en côtoyant Berne vers le Mont-de-Morsen. Et avoit bien entendu que le comte de Foix avoit pourvu toutes ses garnisons de gens d’armes. De ce ne lui savoit-il nul mal gré, mais de ce que ses gens de Berne tenoient contre lui Lourdes et n’en pouvoit avoir raison.

« Le comte de Foix, si comme je vous ai ci-dessus dit, se douta en celle saison grandement du duc d’Anjou, combien que le duc ne lui fit point de mal. Toutefois voulsissent bien le comte d’Ermignac et le sire de Labreth que il lui eut fait guerre. Mais le duc n’en avoit nulle volonté ; et envoya devers lui à Ortais, entrementes que il logeoit entre le Mont-de-Morsen et la Boce de Labreth, messire Pierre de Beuil, lequel portoit lettres de créance.

« Quand messire Pierre de Bueil fut venu pour ce temps à Ortais, le comte de Foix le reçut très honorablement ; et le logea au chastel d’Ortais, et lui fit toute la meilleure compagnie qu’il put ; et lui donna mulles et coursiers, et à ses gens autres beaux dons ; et envoya par lui au duc d’Anjou quatre levriers et deux alans[2] d’Espaigne si beaux et si bons que merveilles. Et ot adonc secrets traités entre le comte de Foix et messire Pierre de Beuil, des quels nous ne sçûmes rien de grand temps. Mais depuis, par les incidences qui en vinrent, nous en supposâmes bien aucune chose, et la matière je la vous dirai ; et entrementes venrons-nous à Tharbe.

« Moult tôt après ce que le duc d’Anjou ot fait son voyage et qu’il fut retrait à Toulouse, advint que le comte de Foix manda par ses lettres et par certains messages à Lourdes, à son cousin messire Pierre Arnault de Berne, qu’il vint parler à Ortais. Le chevalier, quand il vit les lettres du comte de Foix, et vit le message qui étoit notable, eut plusieurs imaginations, et ne savoit lequel faire du venir ou du laisser. Tout considéré, il dit qu’il y iroit, car il n’oseroit nullement courroucer le comte de Foix, Et quand il dut partir il vint à Jean de Berne son frère, et lui dit, présens les compagnons de la garnison : « Jean, monseigneur comte de Foix me mande. Je ne sais pas pourquoi ; mais puisque il veut que je voise parler à lui, je irai. Or me douté-je grandement que je ne sois requis de rendre la forteresse de Lourdes, car le duc d’Anjou, à celle saison, côtoye son pays de Berne et point n’y est entré, et si tend le comte de Foix, et a tendu longuement, à avoir le chastel de Mauvoisin pour être sire des Landes-de-Bourg et des frontières de Comminges et de Bigorre. Si ne sais pas si ils ont traité entre lui et le duc d’Anjou ; mais je vous dis que, tant que je vive, jà le chastel de Lourdes je ne rendrai, fors à mon naturel seigneur le roi d’Angleterre. Et veuil, Jean, beau-frère, au cas que je vous établis ici à être mon lieutenant, que vous me jurez sur votre foi et par votre gentillesse, que le chastel, en la forme et manière que je le tiens, vous le tenrez, ni pour mort ni pour vie jà vous jamais n’en défauldrez. »

« Jean de Berne le jura ainsi. Adonc se départit de Lourdes le chevalier, messire Pierre Ernault, et vint à Ortais, et descendit à l’hôtel à la Lune. Et quand il sentit que point et temps fût, il vint au chastel d’Ortais devers le comte qui le reçut liement, et le fit seoir à sa table, et lui montra tous les beaux semblans d’amour qu’il put ; et après dîner il lui dit : « Pierre, je ai à parler à vous de plusieurs choses, si ne vueil pas que vous partiez sans mon congé. » Le chevalier répondit : « Monseigneur, volontiers, je ne partirai point si l’aurez ordonné. » Avint que, le tiers jour après ce qu’il fut venu, le comte de Foix prit la parole à lui, présens le vicomte de Bruniquiel et le vicomte de Cousserant son frère, et le seigneur d’Anchin de Bigorre, et autres chevaliers et écuyers ; et lui dit en haut que tous l’ouïrent : « Pierre, je vous ai mandé et vous êtes venu. Sachez que monseigneur d’Anjou me veut grand mal pour la garnison de Lourdes que vous tenez, et près en a été ma terre courue, si ce n’eussent été aucuns bons amis que j’ai eu en sa chevauchée. Et est sa parole et l’opinion de plusieurs de sa compagnie qui me héent, que je vous soutiens pour tant que vous êtes de Berne. Et je n’ai que faire d’avoir la malveillance de si haut prince comme monseigneur d’Anjou est. Si vous commande, en tant comme vous pouvez mesfaire encontre moi, et par la foi et lignage que vous me devez, que le chastel de Lourdes vous me rendez. » Et quand le chevalier ouït celle parole, si fut tout ébahi ; et pensa un petit pour savoir quelle chose il répondroit, car il véoit bien que le comte de Foix parloit acertes. Toutefois, tout pensé et tout considéré, il dit : « Monseigneur, voirement je vous dois foi et lignage, car je suis un povre chevalier de votre sang et de votre terre ; mais le chastel de Lourdes ne vous rendrai-je jà. Vous m’avez mandé, si pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira. Je le tiens du roi d’Angleterre qui m’y a mis et établi, et à personne qui soit je ne le rendrai fors à lui. » Quand le comte de Foix ouït celle réponse, si lui mua le sang en félonnie et en courroux, et dit, en tirant hors une dague : « Ho ! faux traître, as-tu dit ce mot de non faire ? Par cette tête tu ne l’as pas dit pour néant. » Adonc férit-il de sa dague sur le chevalier, par telle manière que il le navra moult vilainement en cinq lieux, ni il n’y avoit là baron ni chevalier qui osât aller au devant. Le chevalier disoit bien : « Ha ! monseigneur, vous ne faites pas gentillesse. Vous m’avez mandé et si m’occiez. » Toutes voies point il n’arrêta jusques à tant qu’il lui eût donné cinq coups d’une dague ; et puis après commanda le comte qu’il fût mis dans la fosse, et il le fut, et là mourut, car il fut povrement curé de ses plaies. « Ha, sainte Marie ! dis-je au chevalier, et ne fut ce pas grand’cruauté ? » — « Quoi que ce fût, répondit le chevalier, ainsi en advint-il. On s’avise bien de lui courroucer, mais en son courroux n’a nul pardon. Il tint son cousin germain le vicomte de Chastelbon, et qui est son héritier, huit mois en la tour à Ortais en prison ; puis le rançonna-t-il à quarante mille francs. » — « Comment, sire, dis-je au chevalier, n’a donc le comte de Foix nuls enfans, que je vous ois dire que le vicomte de Chastelbon est son héritier ? » — « En nom Dieu, dit-il, non de femme épousée ; mais il a bien deux beaux jeunes chevaliers bâtards que vous verrez, que il aime autant que soi-même : messire Yvain et messire Gratien. » — « Et ne fut-il oncques marié ? » — « Si fut, répondit-il, et est encore ; mais madame de Foix ne se tient point avecques lui. » — « Et où se tient-elle ? » dis-je. « Elle se tient en Navarre, répondit-il, car le roi de Navarre est son cousin, et fut fille jadis du roi Louis de Navarre[3]. » — « Et le comte de Foix n’en ot-il oncques nul enfant ? » — « Si ot, dit-il, un beau-fils qui étoit tout le cœur du père et du pays, car par lui pouvoit la terre de Berne, qui est en débat, demeurer en paix, car il avoit à femme la sœur au comte d’Ermignac. » — « Et sire, dis-je, que devint cil enfès ? Le peut-on savoir ? » — « Oil, dit-il, mais ce ne sera pas maintenant, car la matière est trop longue et nous sommes à ville, si comme vous véez. »

À ces mots, je laissai le chevalier en paix, et assez tôt après nous vînmes à Tharbe, où nous fûmes tout aise à l’hôtel à l’Étoile ; et y séjournâmes tout ce jour, car c’est une ville trop bien aisée pour séjourner chevaux, de bons foins, de bonnes avoines et de belle rivière.

  1. Machines à lancer des pierres.
  2. Espèce de chien de chasse, nommé en espagnol Alano, et originaire, dit-on, d’Albanie.
  3. Inès ou Agnès, femme de Gaston Phébus, comte de Foix, était fille de Jeanne de Navarre et de Philippe VI, roi de France. Elle était la sœur et non la cousine de Charles de Navarre.