Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 648-650).

CHAPITRE XCI.

Comment se mut le premier content et mautalent entre les ducs de Brabant et de Guerles, et comment le comte Regnault de Guerles fut conseillé de se marier à la fille Bertaut de Malignes, et la réponse que le dit Bertaut fist aux messagers dudit comte.


Long temps a été, et se sont tenus en haine les Guerlois et les Brabançons. Si sont ces pays marchissans, sur aucunes bandes, l’un à l’autre. Et la greigneur haine, que les Brabonçons ayent au duc de Guerles et à ses hoirs, c’est pour la ville de Gavres que les ducs de Guerles ont tenue de force, un long temps, contre les Brabançons. Car ils disent ainsi, pourtant que cette ville de Gavres sied deçà la Meuse au pays de Brabant, que le duc de Guerles la tient, à grand blâme, sur eux. Et du temps passé plusieurs parlemens en ont été : mais toujours sont demeurés les Guerlois en leur tenure. D’autre part les Guerlois ont mal talent aux Brabançons, pour la cause de trois beaux chastels et forts, qui sont par delà la rivière de Meuse, tels que Gaugelch, Buch et Mille[1] que le duc de Brabant et les Brabançons tiennent aussi de force et par raison, si comme tout en lisant je le vous exposerai, sur le duc de Guerles, et à l’entrée de son pays. Ces mal-talens par plusieurs fois se sont renouvelés entre ces deux duchés, Brabant et Guerles. Et est la supposition de plusieurs chevaliers et écuyers qui en armes se commissent, que si messire Édouard de Guerles, lequel fut occis par merveilleuse incidence à la bataille de Juliers[2], d’un trait d’une sagette d’un archer que le duc Winceslas de Boesme, duc de Luxembourg et de Brabant, avoit là en sa route, fût demeuré en vie, avecques ce que ses gens eurent la victoire de la bataille dont je vous parle, il fût venu à son entente de ces chastels ; car il étoit bien si vaillant chevalier et si hardi, qu’il les eût reconquis sur ses ennemis, et encore assez avec. Or vous vueil-je éclaircir, car je l’ai promis à faire, comment ni par quelle manière, ces trois chastels dessus nommés vinrent en la seigneurie des Brabançons ; et tout pour embellir et vérifier notre matière ; et je vueil prendre, au commencement et création des ducs de Guerles[3].

Un temps fût, et pas n’y avoit trop long terme aux jours que je dictai et ordonnai celle histoire, qu’il y eut un comte en Guerles qui s’appeloit Regnaud. Pour ce que Guerles n’est pas un trop riche pays, ni si grand comme est la duché de Brabant, ce comte Regnaud de Guerles vint à sa terre et seigneurie, jeune homme et de grand’volonté pour bien despendre ; et ne pensoit pas quelle fin ses besognes pourroient traire, fors à sa plaisance accomplir ; et suivit joutes, tournois, fêtes et reviaulx et longs voyages à grand’renommée et à grands frais. Et dépendoit tous les ans quatre fois plus qu’il n’avoit de revenus ; et empruntoit aux Lombards, à tous lez, car il étoit en dons large et outrageux ; et s’endetta tellement, qu’il ne se prouvoit aider de chose nulle qu’il eût ; et tant que ses proismes en forent grandement courroucés et l’en blâmèrent ; et par espécial un sien oncle, de par sa dame de mère, qui étoit de ceux d’Ercle et archevêque de Cologne. Et lui disoit ainsi en destroit conseil : « Regnaud, beau-nepveu, vous avez tant fait que vous vous trouverez un povre homme, et votre terre engagée de toutes parts ; et en ce monde on ne fait compte de povres seigneurs. Pensez-vous que ceux qui ont eu les grands dons de vous et les grands profits, les vous doivent rendre ? Si m’aist Dieu, nenny ; mais ils vous défuiront, quand ils vous verront en cel état et que vous n’aurez plus que donner ; et se trufferont de vous et des folles largesses que vous avez faites, ni vous ne trouverez nul ami. Ne pensez point pour moi et sur moi qui suis archevêque de Cologne, que je doive rompre mon état pour le vôtre refaire, ni vous donner le patrimoine de l’église ; m’aist Dieu, nenny. Ma conscience ne s’y accorderoit jamais ; ni aussi le pape ni les cardinaux ne le souffriroient point. Le comte de Hainaut ne s’est mie ainsi maintenu comme vous avez fait, qui a donné Marguerite, son ains-née fille, de nouveau au roi d’Allemagne Louis de Bavière. Encore en a-t-il trois ; mais toutes les mariera-t-il bien et hautement. Si vous vous fusiez bien porté, sans ainsi avoir engagé votre titre et héritage, ni mis vos chastels ni vos villes hors de vos mains, vous étiez bien taillé de venir à tel mariage, comme à l’une des filles du comte de Hainaut ; mais, au point ou vous êtes, vous n’y viendrez jamais. Vous n’avez villes, chastels ni pays à vous dont vous puissiez douer une femme, si vous l’aviez. »

Le comte de Guerles, pour ce temps, des paroles de son oncle l’archevêque de Cologne fut tout ébahi ; car il sentoit bien et reconnoissoit qu’il lui montroit vérité. Si lui demanda, en cause d’amour et de lignage, conseil. « Conseil ! répondit l’archevêque. Beau-nepveu, c’est trop tard ; vous voulez clorre l’étable, quand le cheval est perdu. Je ne vois en toutes vos besognes qu’un seul remède. » — « Quel ? » dit le comte. « Je le vous dirai, dit l’archevêque. Vous devez à Berthaut de Malines, qui est aujourd’hui renommé le plus riche homme d’or et d’argent qu’on sache en nul pays, par les grands faits et marchandises qu’il mène, par mer et par terre, car jusques en Damas, au Caire et en Alexandrie, ses gallées et ses marchandises vont, cent mille florins ; et tient en pleige une partie de votre héritage. Cil dont je vous parle, a une belle fille à marier ; et si n’a plus d’enfants. Hauts barons d’Allemagne et des marches de par-deçà l’ont requise en mariage, pour eux et pour leurs enfans, que bien sais, et ils n’y peuvent venir, car les uns il ressongne, et les autres il tient à trop petits. Si vous conseille que vous fassiez traiter devers le dit Berthaut, que volontiers vous prendrez sa fille à femme, à la fin qu’il vous ôte et nettoye de toutes dettes, et remette villes, chastels et seigneuries qui sont de votre héritage, en votre main. Je suppose assez, pourtant que vous êtes tant haut de lignage et sire de telle seigneurie, et garni de villes, chastels et cités entre la Meuse et le Rhin, qu’il s’inclinera à vous volontiers et entendra votre pétition et requête. » — « Par ma foi, répondit le comte de Guerles, vous me conseillez loyaument, bel oncle. Je le ferai volontiers. »

Adonc ce comte Regnaud de Guerles dont je parle mit ensemble de son meilleur conseil, et de ceux que il aimoit le mieux et ès quels il avoit la greigneur fiance, chevaliers et clercs ; et leur dit et découvrit son entente ; et leur pria et chargea, que ils voulsissent aller, en son nom, devers Berthaut de Malines et lui requissent, pour lui, sa fille en mariage ; et il la feroit comtesse de Guerles, sur les conditions que l’archevêque de Cologne lui avoit baillées. Cils répondirent qu’ils le feroient volontiers ; et ordonnèrent, au plus briévement comme ils purent, leur arroi ; et vinrent devers le Berthaut de Malines moult honorablement ; et lui recordèrent tout ce dont ils étoient chargés. Le Berthaut fit à ces chevaliers et clercs, là envoyés par le comte Regnaud de Guerles, très bonne chère, et leur répondit très courtoisement qu’il s’en conseilleroit. Il, qui étoit riche sans nombre, de cinq ou six millions de florins, et qui désiroit l’avancement de sa fille, car pour ce temps il ne la pouvoit marier plus haut qu’au comte de Guerles, s’avisa qu’il retiendroit ce marché. Mais, avant qu’il s’y assentist, en soi-même il eut plusieurs imaginations, car il mettoit en doute et disoit ainsi : « Si je donne Marie ma fille au comte de Guerles, il voudra être, et sera mon maître. Je ne serai pas le sien. En outre, s’il a enfans de ma fille, et ma fille meurt, ainsi que les choses peuvent avenir, il, qui sera enrichi du mien, et remis en la possession et seigneurie des villes et des chastels de la comté de Guerles, se remariera secondement, si haut qu’il voudra, et pourra de sa seconde femme avoir enfans. Ces enfans qui seront de grand et de puissant lignage de par leur mère, ne feront nul compte des enfans qui seront issus de ma fille ; mais les déshériteront. Et, si ce point et article n’y étoit, assez légèrement je m’y assentirois. Nequedent je prescrirai tant à ceux que le comte de Guerles a envoyés ici, que je leur répondrai ainsi : que leur venue me plaît grandement, et que ma fille seroit bien heureuse, si elle pouvoit venir à si haute perfection, comme à la conjonction du mariage du comte de Guerles, au cas que ses besognes fussent claires ; mais à présent tous ceux qui le connoissent et qui en oyent parler, savent bien qu’elles sont troubles, et qu’il a presque forfait tous ses héritages d’entre la Meuse et le Rhin, et que, pour les eschever et acquitter ses terres et seigneuries, on peut bien clairement voir et entendre qu’il me demande ma fille en mariage ; et, si je lui donne, je voudrois bien savoir comment ce sera ; que si ma fille a hoirs de lui, soit fils ou filles, ils demeureront hoirs de Guerles, pour quelconque mariage qui puist sourdre après ; et, de ce convenant et alliance, j’en serai bien fort, et scellé de lui et de ses prochains qui cause auroient, par succession, de demander chalenge à la comté de Guerles, et des nobles et bonnes villes du pays. »

Ainsi se fonda de répondre et de parlementer le Berthaut de Malines aux commissaires du comte de Guerles. Quand ce vint au matin, à heure compétente, ce Berthaut fit signifier à ces seigneurs, chevaliers et clercs, là envoyés de par le comte de Guerles, que ils seroient répondus. De ce furent-ils tous joyeux : et se retrairent devers le manoir du dit Berthaut, qui bien montroit qu’il fut à riche homme. Berthaut vint à l’encontre d’eux, en sa salle, et les recueillit doucement ; et parla à eux moult liement ; et puis les mena en une moult belle chambre, parée et ornée ainsi que pour le roi ; et avoit là de-lez lui en cette heure aucuns de ses amis. Quand ils furent tous venus et arrêtés en parlement, on cloït l’huis de la chambre ; et puis les endita Berthaut, qu’ils dissent ce pourquoi ils étoient là venus ; et que, sur leur parole, ils auroient réponse finale. Ils le firent ; et parla le doyen de Cologne, un moult vaillant clerc et cousin au comte de Guerles ; et remontra toute leur ambassade, tellement que grand’plaisance étoit de l’ouïr. Des paroles ni des requêtes n’ai-je que faire d’en plus parler, car elles sont assez remontrées ci-dessus : toutes touchoient et proposoient sur la forme du mariage pourquoi ils étoient là envoyés.

Adonc répondit Berthaud de Malines, qui dès le jour devant avoit jeté tout son fait et par quelle ordonnance et manière il répondroit, et dit : « Beaux seigneurs, je me tiendrois à moult honoré, et ma fille aussi, si nous pouvions venir à si haut prince comme est le comte de Guerles ; et marier ma fille me plaît très grandement bien. Et quand on veut approcher une besogne, on ne la doit point éloigner. Je le dis, pourtant que l’alliance, par mariage prise et faite entre haut prince et redouté seigneur monseigneur Regnaud comte de Guerles et Marie ma fille, me plaît trop grandement bien. Vous me faites une requête, que ses terres, qui pour le présent sont moult chargées et ensoignées envers Lombards et autres gens, par le point, article et ordonnance du mariage toutes les acquitte, délivre et nettoye de toutes dettes, et tout ce qui obscur lui est, je fasse clair et le mette au net. La Dieu merci ! tant que par la puissance des déniers il est bien en moi, et suis en bonne volonté de le faire ; mais je vueil, tout premièrement, que les convenances soient si fermement prises, escriptes, grossoyées, tabellionnées et scellées, que jamais en ruine ni en débat de toutes parties elles ne puissent encheoir ni venir. C’est que ma fille sera héritière de toute la comté de Guerles, ainsi qu’elle s’étend et prend dedans ses bornes. Et, s’il avenoit que monseigneur le comte Regnaud de Guerles allât de vie à trépas devant ma fille, sans avoir hoir de sa chair, que ma fille paisiblement tenist et possédât comme son bon héritage la comté de Guerles, tout son vivant ; et, après son décès, qu’elle retournât où elle devroit aller. Et outre je dis et vueil encore, sur la forme et stile des confirmations, que, si ma-dite fille a hoirs d’honoré prince le comte Regnaud de Guerles, et ma dite fille voise de vie à trépassement, que pour quelconque remariage que le comte Regnaud de Guerles fasse secondement, on ne puisse éloigner, tollir, deshériter ni l’hoir ni les hoirs qui de ma fille seront issus et venus : fors tant que je veux bien, s’il a plaisance et volonté de soi remarier, pourtant qu’on doit douer sa femme, la seconde femme il la puisse douer des héritages acquis outre la rivière de Meuse, marchissans à l’évêché de Liége et à la duché de Brabant, sans en rien charger la principale seigneurie de Guerles. Et, là où les proismes d’honoré prince le comte Regnaud de Guerles voudront sceller, et aussi ceux qui cause pourroient avoir par proismeté au chalenge de la comté et seigneurie de Guerles, et aussi les bonnes villes du pays, pour entretenir les devises et convenances devant dites, je me assentirai au mariage. Si pouvez répondre à ce, si vous en êtes chargés. »

Adonc répondirent les chevaliers qui étoient de la comté de Guerles, quand ils eurent un petit parlementé ensemble ; et parla l’un pour tous et dit ainsi : « Sire, votre réponse avons-nous bien entendue et ouïe ; mais nous n’avons pas la charge de rien confirmer ni aconvenancer si avant comme vous le requérez. Et retournerons devers monseigneur et son conseil ; et lui ferons celle réponse ; et hâtivement vous en aurez nouvelles[4]. »

Répondit Berthaut : « Dieu y ait part ; et je le vueil bien. » Sur cel état ils issirent hors de la chambre.

  1. Peut-être Goch, Beeck et Megen.
  2. En 1372.
  3. Ils furent créés ducs de Gueldres par l’empereur Louis de Bavière, à Francfort, en 1339.
  4. On voit encore dans la cathédrale de Malines le tombeau de Berthaut.