Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 517-520).

CHAPITRE XLII.

Comment, après les alliances du duc de Lancastre faites au roi de Portingal, le maréchal de l’ost du dit duc chevaucha parmi Galice et y prit et mit en l’obéissance du dit duc Pontevrède et plusieurs autre villes.


À ce conseil se tinrent ceux de Pontevrède ; et s’en vinrent jusques à douze hommes des plus notables de la ville en la maison du baillif ; et me semble que on le nommoit Diantale de Léon. Ils le trouvèrent couché sus une couste en my sa maison ; et l’avoit-on tantôt appareillé de la navrure que il avoit eue ; et pourtant que la chose étoit nouvelle, il ne lui faisoit pas grand mal. Il fit bonne chère à ceux que il connoissoit et qui venus voir l’étoient et leur demanda de l’assaut comment il avoit été persévéré. Ils dirent : « Assez bien, Dieu merci ! excepté de vous, nous n’y avons point pris de dommage ; mais de matin vient le fort, car nous sommes tous confortés que nous aurons l’assaut, et nous ne sommes pas gens de défense, fors simples gens qui ne savons que ce monte. Si venons à vous à conseil pour savoir quelle chose nous ferons : ces Anglois nous menacent malement fort que, si nous sommes pris par force, ils nous mettront tous sans merci à l’épée et perdrons le nôtre davantage. » — « En nom Dieu ! répondit Diantale de Léon, vous ne pouvez jamais avoir blâme de vous rendre ; mais traitez envers eux sagement ; et faites, si vous pouvez, que ils ne soient pas seigneurs de main mise de celle ville ; dites-leur que vous vous mettrez volontiers en l’obéissance du duc de Lancastre et de madame, ainsi comme ceux de la Caloingne ont fait, car oncques Anglois n’entrèrent en la ville. Ils leur ont bien envoyé au dehors des pourvéances pour leurs deniers prendre et payer ; ainsi le ferez-vous, si vous m’en croyez, si faire le pouvez ; je crois que ils prendroient volontiers l’obéissance ; car il y a encore moult de villes à conquester en Galice. Si s’en passeront légèrement. » — « Vous dites bien, répondirent-ils, nous le ferons ainsi, puisque vous le nous conseillez. »

À ce conseil se sont tenus ceux qui là étoient venus et passèrent la nuit au mieux qu’ils purent. Quand ce vint au matin, ainsi comme à soleil levant, ils ordonnèrent hommes que ils mirent hors de leur ville, qui étoient informés et chargés de porter et faire les traités au maréchal ; ces hommes étoient sept et n’étoient pas trop bien vêtus, mais moult mal, nuds pieds et nuds chefs, mais bien savoient parler. Et s’en vinrent tous sept en cel état devers le maréchal, qui jà s’ordonnoit pour retourner à l’assaut. On lui amena ces hommes devant lui, lesquels se mirent à genoux en sa présence et le saluèrent, et dirent en leur langage espaignol : « Monseigneur, nous sommes envoyés ci de par ceux de la ville de Pontevrède qui disent ainsi, et nous pour eux, que volontiers ils se mettroient en votre obéissance, c’est à entendre de monseigneur de Lancastre et de madame, en la forme et manière que ceux de la ville de la Caloingne ont fait. Des biens et des pourvéances de la ville aurez-vous assez pour vos deniers, courtoisement prendre et courtoisement payer ce que les choses vaudront à la journée. Et est l’intention de ceux qui ci nous envoient que vous ne les efforcerez plus avant ; ni vous ni homme de par vous n’y entrera à main armée ; mais si vous et aucuns des vôtres y voulez venir tout simplement, vous serez le bienvenu. »

Le maréchal avoit de-lez lui un Anglois qui bien savoit entendre le Galicien ; si lui disoit en Anglois toutes ces paroles, si comme ceux les disoient. Le maréchal étoit bref ; si fut tantôt conseillé de répondre et dit : « Retournez à la ville et faites venir aux barrières pour parler à moi ceux qui ici vous ont envoyés ; je leur donne assurance ce jour et demain, si nous ne sommes d’accord, jusques à soleil levant. » Ils répondirent : « Volontiers, sire. » Lors se départirent et retournèrent devers la ville de Pontevrède et trouvèrent aux barrières la greigneur partie de ceux de la ville, auxquels ils firent tantôt réponse et relation de leur ambassaderie, car ils en furent demandés. Ils dirent : « Tantôt viendra le maréchal ; si vous n’êtes gens assez, si assemblez ceux que vous voudrez avoir. » — « Dieu y ait part, » dirent-ils. Aussi furent tous les hommes notables de la ville là assemblés. Adonc virent venir messire Thomas Moreaux, maréchal, et en sa route espoir soixante chevaux ; pour l’heure n’en y avoit plus : et tantôt que il fut venu, il descendit devant la barrière et tous ses gens aussi, et puis parla et dit ainsi :

« Entre vous, hommes de Pontevrède, vous nous avez envoyé sept de vos hommes, et crois bien de ma partie que vous y ajoutez foi : ils ont dit ainsi, que volontiers vous reconnaîtrez à seigneur et à dame monseigneur de Lancastre et madame, en la forme et manière que ceux de la Caloingne ont fait ; mais vous ne voulez avoir autre gouverneur que de vous-mêmes. Or me dites, je vous prie, quelle seigneurie y auroit monseigneur, si il n’avoit là dedans gens de par lui ? Quand vous voudriez, vous seriez à lui, et quand vous voudriez, non. Sachez que c’est l’intention de moi et de mes compagnons, que je vous ordonnerai un bon capitaine loyal et prud’homme qui vous gouvernera et gardera et tiendra et fera justice à tous ; et seront mis hors tous les officiers du roi de Castille ; et si ainsi ne voulez faire, répondez-moi ; nous sommes avisés et conseillés quelle chose nous devons faire. » Adonc demandèrent-ils un petit de conseil et se conseillèrent, et puis parlèrent et dirent : « Monseigneur, nous nous confions grandement en vous et en vos paroles ; mais nous doutons les pillards, car nous avons été tant battus de telles gens du temps passé, quand messire Bertrand De Clayaquin et les Bretons vinrent premièrement en ce pays, que ils ne nous laissèrent rien, et pour ce les ressoignons-nous, » — « Nennil, répondit messire Thomas, jà pillard n’entrera en votre ville ni vous n’y perdrez rien par nous, nous n’en demandons que l’obéissance. » À ces paroles furent-ils d’accord.

Adonc entra le maréchal, et les Anglois qui là étoient, en la ville tout doucement et l’ost se tint toute coie à leurs logis et tentes du dehors. On leur envoya vingt quatre sommades de bon vin et autant de pain et douze bacons, et de la poulaille grand’foison pour les seigneurs ; et le maréchal demeura ce jour en la ville, et y mit et fit officiers de par le duc de Lancastre ; et y ordonna un Galicien homme de bien à capitaine, lequel avoit toujours été en Angleterre avecques madame Constance et duquel ceux de Pontevrède se contentoient grandement ; et demeura là le maréchal toute la mut, et à lendemain après boire il retourna en l’ost.

Or orent-ils conseil que ils se trairoient devant une autre ville qui leur étoit rebelle aussi, à six lieues de là, au pays de Galice, laquelle on appeloit Vigho. Si se mirent au chemin et firent tant, que ce jour ils envoyèrent au devant, quand ils furent à deux lieues près, que ils se voulsissent rendre, ainsi que ceux de Rouelles et de Pontevrède étoient rendus, ou ils auroient au matin l’assaut. Ceux de Vigho ne firent compte de ces menaces, et dirent que autrefois les avoit-on assaillis, mais on n’y avoit rien conquesté. Quand la réponse fut faite au maréchal, si dit : « Et par Saint George ! ils seront assaillis de grand’façon ; les vilains sont-ils si orgueilleux que ils ont ainsi répondu. » Ils passèrent la nuit et se tinrent tout aises de ce que ils avoient. Des pourvéances avoient-ils assez qui les suivoient. Et se logèrent en une belle prée, au long d’une petite rivière qui venoit d’amont de fontaines entre montagnes. À lendemain, à soleil levant, ils se délogèrent et se mirent au chemin. Jà étoit tierce quand ils vinrent devant la ville. Ils mirent pied à terre et burent un coup et puis se ordonnèrent pour assaillir, et ceux de dedans aussi pour défendre la ville qui n’est pas grande, mais elle est forte assez. Et crois bien que si il y eût une garnison bonnes gens d’armes, chevaliers et écuyers, qui par avis l’eussent su garder, les Anglois ne l’eussent point eue si légèrement comme ils l’orent ; car sitôt que ceux de Vigho se virent assaillis et ils sentirent les sajettes de ces archers d’Angleterre et ils virent que plusieurs des leurs étoient navrés et blessés, car ils étoient mal armés, et ne savoient d’où les coups venoient, si s’ébahirent d’eux-mêmes et dirent : « Pourquoi nous faisons-nous occire ni meshaigner pour le roi de Castille ; otretant nous vaut à seigneur le duc de Lancastre, quand il a pour mouiller la fille qui fut du roi Dam Piètre, que le fils du roi Henry. Bien savons et bien le véons que, si nous sommes pris par force, nous serons tous morts et le nôtre sera tout perdu ; et si ne véons confort de nul côté. Il y a environ un mois que nous envoyâmes devers le roi de Castille à Burges en Espaigne, et fut remontré à son conseil le péril où nous étions ; et bien savions que nous aurions les Anglois, si comme nous avons ores ; le roi en parla à ces chevaliers de France qui sont en Espaigne de-lez lui ; mais ils n’ont point eu conseil que nul vînt par deçà en garnison ni autant bien en tout le pays de Galice. À ce que le roi d’Espaigne montre, il a aussi cher que il soit perdu que gagné ; et répondit à nos gens qui là étoient envoyés ; « Allez et retournez, et faites du mieux que vous pourrez. « C’est bien donner à entendre que nous ne nous fassions pas occire ni prendre à force. »

À ces mots vinrent aucuns hommes de la ville à la porte, et montèrent haut en une fenêtre et firent signe que ils vouloient parler et traiter ; ils furent ouïs. Le maréchal vint là et demanda que ils vouloient. Ils répondirent et dirent ; « Maréchal, faites cesser l’assaut, nous nous rendrons à vous, au nom de monseigneur de Lancastre et de madame Constance, en la forme et manière comme les autres villes de Galice ont fait. Et si pourvéances voulez avoir de notre ville, vous en aurez courtoisement pour vous rafreschir ; mais à main armée nul n’y entrera. C’est le traité que nous voulons dire et faire. » Le maréchal fut conseillé de répondre, et dit : « Je vous accorde bien à tenir ce que vous demandez ; mais je vous ordonnerai un bon capitaine qui vous gardera et conseillera si il vous besogne. » Ils répondirent : « Encore le voulons-nous bien. » Si furent d’accord et cessa l’assaut, et se retrayrent toutes gens d’armes un petit en sus, et se allèrent désarmer dessous beaux oliviers qui là étoient ; mais le maréchal, messire Yon Fits-Varin, le sire de Talbot, messire Jean Bruvellé, le sire de Ponins, messire Jean d’Aubrecicourt et aucuns chevaliers entrèrent en la ville pour eux rafreschir ; et ceux qui étoient dessous les oliviers eurent pain, vin et autres pourvéances assez de la ville.

Après le rendage de la ville de Vigho en Galice, et que les seigneurs furent rafreschis tout à leur aise, et ils y trouvèrent bien de quoi, car elle siéd en gras pays, et que ils eurent ordonné un certain capitaine appelé Thomas Allery, un écuyer d’Angleterre, sage et vaillant homme, et douze archers avec lui, le maréchal et sa route s’en partirent et prirent le chemin en entrant au pays de Galice et costiant l’Espaigne et les montagnes de Castille, pour venir à une grande ville que on dit au pays Bayonne en la Mayole[1]. Quand il durent approcher à deux lieues près, ils se logèrent et se tinrent là celle nuit jusques à lendemain, que ils se délogèrent et vinrent par bonne ordonnance et arroi jusques assez près de la ville, et se mirent en deux batailles, et puis envoyèrent un héraut devant pour savoir que ceux de Bayonne diroient ni si ils viendroient à obéissance sans assaillir. Le héraut n’avoit pas plenté à aller jusques aux barrières ; et là trouva-t-il grand plenté de vilains moult mal armés et commença à parler à eux, car bien savoit leur langage, car il étoit de Portingal, et étoit nommé Conimbre, et étoit au roi : « Entre vous, hommes de celle ville, dit-il en bon Galicien, quelle chose avez-vous en pensée à faire ? Vous ferez-vous assaillir ou si vous vous rendrez doucement, et viendrez à obéissance à votre seigneur et à votre dame, monseigneur et madame de Lancastre ? Monseigneur le maréchal et ses compagnons m’ont envoyé ici pour savoir que vous en voudrez faire et tantôt répondre. »

Les hommes de la ville boutèrent lors leurs têtes ensemble et commencèrent à murmurer et à parler et à demander l’un à l’autre : « Avant, que ferons-nous ? Nous rendrons-nous simplement ou nous défendrons-nous ? » Là dit un ancien homme, lequel avoit plus vu que les autres, si savoit des choses assez par expérience : « Beaux seigneurs, il convient ici avoir bref conseil. Encore nous font les Anglois grand’courtoisie, quand ils mettent l’assaut en souffrance tant que nous soyons conseillés. Vous voyez que nul confort ne vous appert de nul côté et que le roi de Castille sait bien en quel état nous sommes, et a sçu, depuis que le duc et la duchesse arrivèrent à la Caloingne. Il n’y a rien pourvu ni n’est apparent de pourveoir ; si nous nous faisons assaillir, il est vérité que celle ville est de grand tour et de petite défense et que nous ne pourrons pas partout entendre. Anglois sont subtils en guerres et se péneront de nous gagner pour la cause du pillage, car ils sont convoiteux, aussi sont toutes gens d’armes. Et celle ville est renommée de être plus riche assez que elle n’est. Si que je vous conseille, et pour le mieux, que nous nous mettons doucement en l’obéissance de monseigneur et de madame de Lancastre, et ne soyons pas si rudes ni si rebelles que nous nous fassions perdre davantage, puisque bellement et par moyen nous pouvons venir à paix. C’est le conseil que je vous donne. » — « En nom Dieu, répondirent les autres, nous vous croirons, car vous êtes en Bayonne un homme de parage et pour qui on doit moult faire ; et nous vous prions que vous fassiez la réponse au héraut. » — « Volontiers, dit-il, mais il faut que il ait de notre argent. Si nous fera courtoisie, et nous portera bonne bouche envers ses seigneurs qui ci l’ont envoyé. »

  1. Bayona, petite ville de Galice, à trois lieues de Vigo.