Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 520-522).

CHAPITRE XLIII.

Comment ceux de Bayonne en Espaigne se rendirent au duc de Lancastre, et comment le maréchal de son ost entra dedans et en prit la saisine et possession.


Adonc vint le prud’homme de Bayonne, qui montroit bien à être homme de grand’prudence, et me semble que on l’appeloit sire Cosme de la Mouresque, devers le héraut et lui dit : « Héraut, vous retournerez devers vos maîtres qui ci vous ont envoyé, et leur direz de par nous : que nous voulons venir doucement et amiablement en l’obéissance de monseigneur le duc et de ma dame aussi, en la forme et manière que les autres villes de Galice ont fait ou feront. Or, allez, dit sire Cosme au héraut ; et faites bien la besogne et nous vous donnerons vingt moresques[1]. » Quand le héraut ouït parler le prud’homme et promettre vingt florins, si fut tout réjoui et dit : « Çà les vingt florins, je n’en veuil nul croire, puisque promis me les avez, et vous vous percevrez que ils vous auront valu. » Dit Cosme : « Tu les auras. » Et tantôt lui furent baillés, et les bouta en sa bourse et puis se partit de eux et retourna tout joyeux devers les seigneurs, le maréchal et les autres, qui lui demandèrent quand il vint à eux : « Conimbre, quelles nouvelles ? Que disent ces vilains ? Se feront-ils assaillir ? » — « Par ma foi ! monseigneur, répondit le héraut, nennil. Ils n’en ont nulle volonté ; mais m’ont dit que vous veniez et vos gens, et ils vous recueilleront volontiers et doucement, et se veulent mettre du tout en l’obéissance de monseigneur le duc de Lancastre et de madame, ainsi comme les autres villes de Galice ont fait ou feront. Reboutez vos épées et dites à vos archers que ils détendent les arcs, car la ville est vôtre sans coup férir, ni je n’ai point vu en toute Galice meilleures gens. » — « Or allons doncques, dit le maréchal, il nous vaut mieux à avoir ce traité que l’assaut, au moins ne seront pas nos gens blessés. »

Adonc s’en vinrent le maréchal et toute sa route tout le pas jusques à la ville, et descendirent là à pied. Puis vint le maréchal à la barrière, entre la barrière et la porte sur laquelle avoit grand’assemblée de gens, mais toutes leurs armures ne valoient pas dix francs ; et se tenoient là pour voir les Anglois. Tout devant étoit sire Cosme Mouresque pour faire le traité, pourtant qu’il étoit des plus notables de la ville. Quand le héraut le vit, il dit au maréchal : « Monseigneur, parlez à ce prud’homme qui s’incline contre vous, car il a la puissance de la ville en sa main. » Adonc se trait le maréchal avant et demanda tout haut : « Or çà, que voulez-vous dire ? Vous rendrez-vous à monseigneur de Lancastre et à madame comme à votre seigneur et dame ? — « Ouil, monseigneur, dit le prud’homme, nous nous rendrons à vous au nom de li, et mettrons celle ville en obéissance, sur la forme et manière que les autres villes de Galice ont fait et feront. Et si vous et vos gens il plaît à entrer dedans, vous serez les bien-venus, voire parmi vos deniers payans des pourvéances, si nulles en prenez. » Répondit le maréchal : « Il suffit ; nous ne voulons que l’obéissance et l’amour du pays ; mais vous jurerez que, si le roi de Castille venoit ou envoyoit ici, vous vous clorrez contre lui ou ses commis. » — « Monseigneur, répondit Cosme, nous le jurons volontiers, si il venoit à puissance ou envoyoit, que nous nous clorrons contre lui et en serez signifiés ; et si vous étiez plus forts de lui, nous demeurerons à vous, car vous ne trouverez jà en nous point de fraude. » — « C’est assez, dit le maréchal, je ne vueil pas mieux ; avant qu’il soit un an, la détermination en sera faite, car la couronne et l’héritage de Castille, de Corduan, de Galice et de Séville demeurera au plus fort. Et appert en ce pays, dedans l’entrée ou la fin du mois d’août, des armes beaucoup et une aussi grosse journée de bataille que il ot point en Castille depuis cent ans. » — « Bien, monseigneur, dit le prud’homme ; il en advienne ce que il en pourra advenir et le droit voise au droit. Nous, en ce pays de Galice, en oserons bien attendre l’aventure. »

À ces mots furent les saints apportés ; et jurèrent ceux qui la ville de Bayonne avoient à garder et gouverner pour ces jours, à être bons, loyaux et féables, si comme sujets doivent être à leur seigneur et dame, que ils le seroient à monseigneur de Lancastre et à madame ; et les tenoient et reconnoissoient à seigneur et à dame comme les autres villes de Galice ; et le maréchal, au nom du duc de Lancastre, les reçut ainsi et leur jura à tenir et garder en paix et justice.

Quand toutes ces choses furent faites, jurées et promises à tenir, on ouvrit les portes et barrières. Si entrèrent toutes manières de gens dedans, et s’épandirent parmi la ville, et se logèrent ; la ville est grande assez pour eux loger. Et y furent quatre jours pour eux rafreschir là leurs chevaux, et pour attendre aussi le beau temps ; car en ces quatre jours que ils furent là toujours pleuvoit, pourquoi ils ne se vouloient point partir ; car les rivières étoient trop grandement engrossées ; et si sont en Espaigne et en Galice rivières trop périlleuses ; si viennent par temps pluvieux si abondamment que elles sont tantôt crues, malaisées et périlleuses à passer à gué. Pourtant vouldrent-ils attendre le beau temps, et à bonne cause ; et aussi en ce séjour ils jetèrent avis là où ils se trairoient, ou devant Betances, ou devant une autre ville forte et orgueilleuse que on appelle au pays Ribedave. En celle ville demeurent les plus orgueilleux et les plus traîtres hommes de tout le pays de Galice. Au cinquième jour il sonnèrent les trompettes de département ; et se délogèrent les Anglois de la ville de Bayonne en la Mayole, et se mirent sur les champs et trouvèrent les terres rassises et le beau temps venu et les rivières retraites dont ils furent tout réjouis. Si chevauchèrent, car tous étoient à cheval, vers Ribadave et emmenoient grands sommages[2] et grandes pourvéances ; et chevauchèrent tout en paix, car nul ne leur empêchoit leur chemin ; et tenoient les champs, et se nommoient seigneurs de Galice.

Tant cheminèrent et exploitèrent que ils vinrent assez près de la ville où ils tendoient à venir. Si se logèrent dessous les oliviers en une très belle plaine ; et étoient à demi-lieue de la ville ; et eurent conseil que ils envoyeroient leur héraut Conimbre pour parler et pour traiter à ceux de Ribedave, avant que ils fissent nul semblant de assaillir. Bien avoient ouï dire le maréchal et les seigneurs que ceux de Ribadave étoient aussi fausses gens et de aussi mauvaise condition et merveilleuse que il y en eût nuls en tout le pays et royaume de Castille qui est grand assez ; et ne font compte ni ne firent oncques du roi ni de nuls seigneurs, fors que de eux-mêmes, car leur ville est forte. Si chargèrent leur héraut d’aller parler à eux et savoir leur intention. Le héraut partit et chevaucha jusques à Ribedave, et vint aux barrières et ne trouva nullui, mais les barrières closes et bien fermées et la porte aussi. Il commença à huer et à crier, mais nul ne répondoit : il véoit bien gens aller et venir sur les guérites ; mais nul pour chose que il dît, ni pour signe que il fît, ne s’avança oncques pour parler à lui un seul mot. Si fut-il bien en la porte, toudis huyant et brayant et faisant signe, bien une heure. Si dit en soi-même, quand il vit que il n’en auroit autre chose : « Je crois que ces gens de Ribedave ont parlé aux hommes de Bayonne et sont courroucés de ce que ils me donnèrent vingt moresques à si peu de peine ; ils veulent que je les compare ci. Sainte Marie ! dit-il encore, avant que ils m’en donneroient autant, ils auroient plus cher que je fusse pendu. »

À ces mots, quand il vit que il n’en auroit autre chose, il retira son cheval et vint où il avoit laissé le maréchal et les routes ; quand il y fut venu, ils lui demandèrent : « Or avant, Conimbre ; quelles nouvelles ? Ces vilains de Ribedave se feront-ils assaillir, ou si ils se rendront bellement ainsi comme les autres ? » — « Par ma foi ! dit le héraut, je n’en sais rien ; il sont si orgueilleux que pour choses que je aye appelé et hué, ils ne m’ont encore oncques rien répondu. » Donc, dit messire Jean Buvrellé au héraut : « Conimbre, et as-tu vu nullui par aventure ? Espoir s’en sont-ils fuis et ont laissé la ville pour la doute de nous. » — « Fuis ! dit le héraut. Monseigneur, sauve votre grâce, ils ne daigneroient. Car avant que vous les ayez, ils vous donneront plus à faire que tout le demeurant de Galice. Sachez que il y a dedans gens assez, car je les ai vus ; et quand je les appelois en haut en disant : « Écoutez ! Je suis un héraut que les seigneurs envoient ci pour parler et traiter â vous ; » ils se taisoient tout coi, et me regardoient, et puis se rioient. » — « Hà, les faux vilains ! dit le maréchal, ils seroient bons châtiés ; aussi seront-ils par Saint George ! car jamais de la marche ne partirai, si les aurai mis en obéissance, si monseigneur de Lancastre ne me redemande. Or nous ordonnons ; mangeons et buvons un coup, et puis nous irons à l’assaut ; car je vueil voir Ribedave de plus près, et quelle forteresse il y a, quand les vilains sont si orgueilleux que ils ne font compte de nous. » Ainsi fut fait que le maréchal ordonna.

Quand ils eurent mangé et bu un coup dessous les oliviers, si étoit-il au mois de janvier, mais il faisoit aussi souef que en mai, et le soleil rayoit sur les bassinets bel et clair. Ils montèrent tous à cheval et se départirent et mirent au chemin en sonnant buisines et trompettes qui faisoient grand’noise : ils n’avoient guères à aller ; ils furent tantôt devant la ville de Ribedave ; et coururent de commencement aucuns chevaliers et écuyers en faisant leurs montres jusques aux barrières ; et ne trouvèrent nullui, mais il y avoit en la porte grand’foison d’arbalêtriers, qui commencèrent à traire, et tant que il y ot des chevaux atteints et blessés. Donc vinrent archers qui se rangèrent devant les barrières et sus les fossés, et commencèrent à traire à pouvoir à l’encontre de ces arbalêtriers. Et là ot assaut dur très grand et fort, et qui longuement dura. Voir est que la ville de Ribedave est forte assez, et que de l’un des lez elle n’est pas à conquerre, car elle siéd sur roche tout unie, où nul ne pourroit monter. De l’autre part où l’assaut étoit, elle siéd au plain, mais il y a grands’fossés ens ès quels il n’y a point d’eau, mais ils sont moult malaisés à monter. Chevaliers et écuyers s’essayèrent à les avaler et puis au ramper, et portoient targes sur leurs têtes pour briser et eschever le trait et le jet des pierres qui venoient d’amont ; et archers étoient rangés au long des fossés qui traioient à pouvoir si ouniement que à peine s’osoit nul défendant montrer. Là ot ce jour à Ribedave grand assaut, et plusieurs de ceux de dedans et dehors blessés pour le trait. Quand ce vint au soir que il fut heure de retraire, on sonna la retraite. Si cessa l’assaut et se retrairent les Anglois à leurs logis dont ils s’étoient partis, et se tinrent tout aises de ce que ils avoient ; c’étoit assez ; et remirent à point les blessés. Et fut ce jour Thierry de Sommain à la barrière trait d’un vireton tout parmi le bras, par telle manière que il convînt le vireton chasser outre ; et fut depuis plus d’un mois que du bras il ne se pouvoit aider, et le portoit en écharpe en une touaille[3].

  1. Le manuscrit 8325 dit vingt florins.
  2. Bêtes de somme.
  3. Serviette.