Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 523-525).

CHAPITRE XLIV.

Comment le duc de Lancastre et la duchesse se tenoient à Saint-Jacques en Galice, qui oyoient souvent nouvelles du maréchal de l’ost, comment tout le pays se rendoit à lui et aussi au roi de Portingal.


Endementres que le maréchal de l’ost au duc de Lancastre chevauchoit ainsi le pays de Galice, et que il faisoit le pays tourner en leur obéissance devers le duc et la duchesse, se tenoient le duc, la duchesse et leurs enfans en la ville de Compostelle que on dit de Saint-Jacques en Galice ; et oyoient souvent nouvelles du roi de Portingal, et le roi d’eux ; car ils envoyoient toutes les semaines et escripsoient l’un à l’autre de leur état et de leurs besognes. D’autre part aussi le roi Jean de Castille se tenoit pour ces jours au Val-d’Olif, et étoient ces chevaliers de France de-lez lui, auxquels moult souvent il parloit de ses besognes et s’en conseilloit ; car tout ce que les Anglois faisoient et comment ils se maintenoient, il le savoit bien. Tous les jours envoyoit-il nouvelles, et lors disoit : « Beaux seigneurs, je m’émerveille de ce que il ne vient plus grand confort de France pour remédier à mes besognes ; car mon pays se perd et perdra qui n’ira au-devant. Les Anglois tiennent les champs ; et si sais de vérité que le duc de Lancastre et le roi de Portingal ont été ensemble au Pont de Mor, et ont fait conjointement grands alliances ; et doit mon adversaire de Portingal avoir à femme par mariage l’une des filles du duc, car il lui a promis ; et si très tôt comme il l’aura épousée, et l’été ou le printemps entrera vous verrez ces deux puissances conjoindre ensemble et entrer en mon pays ; si me donneroit trop à faire. » — « Sire, répondirent les chevaliers de France, pour le roi appaiser et conforter, ne vous souciez de rien ; si les Anglois gagnent à un lez, ils perdent à l’autre. Nous savons de vérité que le roi de France, à plus de cent mille hommes tout armés est ores en Angleterre, et détruit et conquiert tout le pays. Et quand ce sera accompli, et qu’il aura contourné tellement toute Angleterre et toute mise en subjection que jamais ne se relèvera, lors le dit roi de France et sa puissance entreront en leur navie qui est si grande et si grosse, et viendront arriver à la Caloingne sus les temps d’été, et reconquerront plus en un mois que vous n’avez perdu en un an ; et si sera enclos le duc de Lancastre en telle manière que vous l’en verrez fuir en Portingal ; ainsi aurez-vous vengeance de vos ennemis. Et soyez certain que, si les besognes de France ne fussent pour le présent si grandes, et le voyage d’Angleterre aussi, vous eussiez ores trois ou quatre mille lances des François ; car le roi, ses oncles, et leurs consaulx ont très grand’affection de vous aider et de mettre votre guerre à chef comment qu’il en prenne. Si ne vous chaille si les Anglois tiennent maintenant les champs et si ils empruntent un petit de pays à vous ; sachez que c’est à grand dur pour eux ; car avant qu’il soit la Saint-Jean-Baptiste, ils le remettront arrière. »

De telles paroles et de semblables disoient lors au Val-d’Olif les chevaliers de France au roi de Castille et à son conseil. Le roi les prenoit toutes en grand bien, et y ajoutoit grand’vérité et se confortoit sus ; et aussi les chevaliers de France ne le recordoient fors que pour vérité, car ils tenoient le roi de France et sa puissance passés outre en Angleterre, et commune renommée en couroit partout en Espaigne, Galice et Portingal ; et sachez que on n’en disoit pas le quart au duc de Lancastre que ses gens en oyoient dire et conter pèlerins et marchands qui venoient de Flandre. De quoi le roi de Portingal, quoique souvent escripsist saluts et amitiés au duc de Lancastre, se dissimuloit de lui trop hâter d’envoyer querre Philippe de Lancastre, que il devoit prendre à femme ; car ses gens lui disoient pour certain que nouvelles venoient de France et de Flandre que Angleterre étoit en trop grand’aventure d’être tout exillée ; et si elle l’étoit, le confort du duc de Lancastre ni le mariage à sa fille ne lui vaudroit néant ; pourquoi, couvertement et moyennement, il se demenoit de ses besognes, et vouloit voir la fin quelle elle seroit ; mais par lettres et par messages il tenoit toujours à amour le duc et la duchesse.

Nous nous souffrirons un petit à parler des besognes de Castille et de Portingal, et parlerons de celles de France.

En ce temps les apparences étoient si grandes de plenté de naves, de gallées, de vaisseaux, de ballengniers et de coques, pour passer le roi de France outre, et ses gens, en Angleterre, que le plus vieil homme qui là vivoit n’avoit point vu ni ouï parler de la chose pareille. Et les seigneurs et leurs gens arrivoient et appleuvoient de tous lez, et se tenoient chevaliers et écuyers, quand ils se partoient de leurs maisons, pour bien heureux quand en leur vivant ils auroient fait avecques le roi de France un voyage en Angleterre, et disoient : « Or, irons-nous sus les malheureuses gens anglois, qui ont fait tant de maux et de persécutions en France. À ces coups en aurons-nous honorable vengeance de nos pères, de nos mères, de nos frères, qu’ils nous ont mis à mort, et de nos amis aussi. » — « Ha ! disoient les autres, un jour vient qui tout paie. Nous sommes nés à bonne heure quand nous voyons le voyage que nous désirions le plus à voir. »

Et sachez que on mit plus de douze semaines à faire les pourvéances des seigneurs si grandes et si grosses que ce seroit merveilles au penser et de charger vaisseaux. Et disoit-on en Flandre : « Le roi viendra demain, le roi viendra demain ! » Et toudis s’avaloient gens de Savoie, de Bourgogne, de Bar, de Lorraine, de France et de Champagne, et d’autre part, de Gascogne, d’Ermignac, de Comminges, de Toulouse, de Bigorre, d’Auvergne, de Berry, de Limousin, de Poitou, d’Anjou, du Maine, de Touraine, de Bretagne, de Blois, de Orléans, de Gastinois, de Beauce, de Normandie, de Picardie et de toutes les mettes et limitations de France ; et tous venoient et se logeoient en Flandre et en Artois.

Quand ce vint à la mi-août, et que le voyage se devoit approcher, et que les lointains des lointaines marches s’avaloient ; et encore pour eux plus hâter, et pour donner exemple à tous que le roi entreprenoit ce voyage de grand’volonté, le roi de France prit congé à la roine sa femme, à la roine Blanche, à la duchesse d’Orléans et aux dames de France, et ouït messe solennelle en l’église Notre-Dame de Paris, et prit lors congé à tous. Et étoit son intention que, lui issu de Paris, il n’y rentreroit jamais si auroit été en Angleterre. Toutes les cités et les bonnes villes de France le créoient bien. Le roi s’en vint à Senlis, et là se tint, et la roine de France aussi. Encore étoit le duc de Berry en Berry, mais on faisoit ses pourvéances en Flandre et à l’Escluse, si comme on faisoit les autres. Le duc de Bourgogne étoit en son pays ; si prit congé à la duchesse et à ses enfans, et s’avisa que il prendroit congé sus son voyage à sa belle ante, madame la duchesse de Brabant. Si se départit de Bourgogne et chevaucha en grand arroi et en grand état, l’amiral de France en sa compagnie, et messire Guy de la Trémoille. Il vint à Bruxelles, et là trouva là duchesse et les dames qui le recueillirent, et sa compagnie, moult grandement ; et fut deux jours de-lez elles, et prit congé sus son voyage à sa belle ante, madame la duchesse de Brabant, et de là il vint à Mons en Hainaut ; si y trouva sa fille, madame d’Ostrevant, et le duc Aubert, et son fils messire Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant, qui recueillirent le duc de Bourgogne et ses gens liement et grandement et l’amenèrent à Valenciennes ; et fut ce duc de Bourgogne logé en la Salle-le-Comte, et le duc Aubert à l’hôtel de la Visconté, et madame d’Ostrevant et les dames, madame de Moriames et madame de Mortain, madame de Gomenies et les autres à l’hôtel au comte de Blois, en la tannerie ; et là fut le duc de Bourgogne reçu grandement, et lui furent faits de beaux présens. Et prirent là congé aux dames le duc et les chevaliers de sa compagnie ; et vous dis que il sembloit bien, qui les oyoit parler, que jamais ne retourneroient en France, si auroient été en Angleterre. Et les faisoit bon ouïr parler, et deviser comment Angleterre étoit prise, conquestée et perdue.

De là vint le duc de Bourgogne à Douay et puis à Arras, et là trouva sa femme, la duchesse, qui l’attendoit. Adonc vint le roi de France à Compiègne, et puis à Noyon, et puis à Péronne, à Bapaumes et puis à Arras ; et toudis avaloient gens de tous lez si grandement que tout le pays en étoit mangé et perdu ; ni au plat pays rien ne demeuroit qui ne fût tout à l’abandon, sans payer ni maille ni denier. Les povres laboureurs, qui avoient recueilli leurs biens et leurs grains, n’en avoient que la paille, et si ils en parloient ils étoient battus ou tués ; les viviers étoient pêchés, leurs maisons abattues pour faire du feu ; ni les Anglois, si ils fussent arrivés en France, ne pussent point faire plus grand exil que les routes de France y faisoient ; et disoient : « Nous n’avons point d’argent maintenant, mais nous en aurons assez au retour, si vous paierons tout sec. » Là les maudissoient les povres gens, qui véoient prendre le leur des garçons et n’en osoient sonner mot, mais les maudissoient et leur chantoient une note entre leurs dents tout bas : « Allez en Angleterre, orde crapaudailles daille, que jamais pied n’en puisse retourner ! »

Or vint le roi de France à Lille en France, et ses deux oncles avec lui, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon ; car le duc de Berry étoit derrière en son pays, et ordonnoit ses besognes. Avecques le roi étoient à Lille le duc de Bar, le duc de Lorraine, le comte d’Ermignac, le comte de Savoie, le comte Daulphin d’Auvergne, le comte de Genève, le comte de Saint-Pol, le comte d’Eu, le comte de Longueville, le sire de Coucy, messire Guillaume de Namur, et de grands seigneurs de France si très grand’foison, que je ne les viendroi jamais à fin de tous nommer ; et disoit-on que ils devoient bien passer en Angleterre vingt mille chevaliers et écuyers ; au voir dire, c’étoit belle compagnie ; et environ vingt mille arbalêtriers, parmi les Gennevois, et bien vingt mille gros varlets. Encore étoit messire Olivier de Cliçon en Bretagne, et ordonnoit ses besognes et sa navie à Lautriguier en Bretagne. Et devoit venir en sa compagnie la ville charpentée de bois, laquelle on devoit asseoir sitôt que on auroit pris terre en Angleterre, si comme ci-dessus est contenu. Avecques le connétable de France devoient venir tous les meilleurs chevaliers et écuyers du royaume de France et de Bretagne, le vicomte de Rohan, le sire de Rays, le sire de Beaumanoir, le sire de Laval, le sire de Rochefort, le sire de Malestroit, le vicomte de Combour, messire Jean de Malestroit, le sire de Dignant, le sire d’Ancenis et bien cinq cents lances de Bretons, toutes gens d’élite ; car telle étoit l’intention du connétable, et avoit toudis été, que jà homme ne passeroit en Angleterre, si il n’étoit droit homme d’armes et de fait ; et avoit dit à l’amiral : « Gardez-vous bien que vous ne chargiez le navire de nul varlet ni de nul garçon, car ils nous porteroient plus d’arriérance que d’avantage ni de profit. » Et ne pouvoient deux ou trois chevaliers, si ils n’étoient trop grands maîtres, et que ils ne prissent nefs et vaisseaux à leurs deniers, mener ni passer que un cheval outre et un varlet.

Au voir dire, les choses étoient moult bien limitées et ordonnées ; et c’est là la supposition de plusieurs, si ils pussent être arrivés tous ensemble en Angleterre et prendre terre là où ils tendoient à venir, c’étoit à Orvelle, près de Nordvich, ils eussent moult ébahi le pays ; et aussi eussent-ils fait, il n’est mie à douter, car les grands seigneurs s’en doutoient, les prélats, les abbés et les bonnes villes ; mais les communautés et les povres compagnons qui se vouloient aventurer n’en faisoient compte : aussi ne faisoient povres chevaliers et écuyers qui désiroient les armes et à gagner ou tout perdre ; et disoient l’un à l’autre : « Dieu ! comme il nous appert une bonne saison. Puisque le roi de France veut venir par deçà, c’est un vaillant roi et de grand’emprise. Il n’y ot, passé a trois cents ans, roi en France de si grand courage ni qui le vaulsist. Il fera ses gens bons hommes d’armes, et ses gens feront vaillant roi ; benoit soit-il quand il nous veut venir voir. À ce coup serons-nous tous morts ou tous riches, nous n’en pouvons attendre autre chose. »