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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 534-539).
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Livre III. [1386–1387]

CHAPITRE XLIX.

Comment deux champions joutèrent à Paris à outrance. L’un avoit nom messire Jean de Carrouge, et l’autre Jacques le Gris.


En ce temps étoit grand’nouvelle en France et ailleurs ens ès basses marches du royaume, d’un gage de bataille qui se devoit faire à Paris jusques à outrance : ainsi avoit-il été sentencié et arrêté en la chambre de parlement à Paris ; et avoit le plait duré plus d’un an entre les parties ; c’est à entendre d’un chevalier qui s’appeloit messire Jean de Carrouge et d’un écuyer qui s’appeloit Jacques le Gris, lesquels étoient tous deux de la terre et de l’hôtel du comte Pierre d’Alençon et bien amés du seigneur. Et par espécial ce Jacques le Gris étoit tout le cœur du comte ; et l’amoit sus tous autres et se confioit en lui. Si n’étoit-il pas de trop haute affaire, mais un écuyer de basse lignée qui s’étoit avancé, ainsi que fortune en avance plusieurs ; et quand ils sont tous élevés et ils cuident être au plus sûr, fortune les retourne en la boue et les met plus bas que elle ne les a eus de commencement. Et pour ce que la matière du champ mortel se ensuivit, laquelle fait moult à merveiller et que moult de peuples du royaume de France et ailleurs informés de la merveille vinrent de plusieurs pays à la journée du champ à Paris, je vous en déclarerai la matière, si comme je fus adoncques informé.

Avenu étoit que volonté et imagination avoit été prise à messire Jean de Carrouge pour son avancement de voyager oultre mer, car à voyages faire avoit été toujours enclin. Et prit congé au comte d’Alençon d’aller au dit voyage, lequel lui donna légèrement. Le chevalier avoit une femme épousée jeune, belle, bonne, sage et de bon gouvernement ; et se départit d’elle amiablement, ainsi que chevaliers font quand ils vont ens ès lointaines marches. Le chevalier s’en alla, et la dame demeura avecques ses gens ; et se tenoit en un chastel sus les marches du Perche et d’Alençon ; lequel chastel on nomme, ce m’est avis, Argenteuil ; et entra en son voyage et chemina à pouvoir. La dame, si comme je vous ai déjà dit, demeura entre ses gens au chastel et se porta toujours moult sagement et bellement.

Advint, vez ci la question du fait, que le diable, par tentation perverse et diverse, entra au corps de Jacques le Gris, lequel se tenoit de-lez le comte d’Alençon son seigneur, car il étoit son souverain conseiller ; et se avisa d’un très grand mal à faire, si comme depuis il le compara ; mais le mal qu’il avoit fait ne put oncques être prouvé par lui ni oncques ne le voult reconnoître. Et Jacques le Gris jeta sa pensée sur la femme à messire Jean de Carrouge, et savoit bien qu’elle se tenoit au chastel d’Argenteuil entre ses gens petitement accompagnée. Si se départit un jour, monté sur fleur de coursier, de Alençon, et vint tant au férir de l’éperon que il arriva au chastel et là descendit. Les gens de la dame et du seigneur lui firent très bonne chère, pourtant que leur seigneur et lui étoient tout à un seigneur, et compagnons ensemble. Mêmement la dame qui nul mal n’y pensoit le recueillit moult doucement, et le mena en sa chambre, et lui montra grand’foison de ses besognes. Jacques requit à la dame, qui tendoit à sa male volonté à accomplir, que elle le menât voir le donjon ; car en partie, si comme il disoit, il étoit là venu pour le voir. La dame s’y accorda légèrement ; et y allèrent eux deux seulement ; ni oncques varlet ni chambrière n’y entra avecques eux, car pourtant que la dame lui faisoit si bonne chère, comme celle qui se confioit de toute son honneur en lui, ils se contentoient. Si trestôt que ils furent entrés au donjon, Jacques le Gris clouit l’huis après lui, ni la dame ne s’en donna oncques de garde qui passoit ; et cuida que le vent l’eut clos et Jacques lui fit entendant. Quand ils furent là entre eux deux ensemble, Jacques le Gris, tenté des lacs de l’ennemi, embrassa la dame et lui dit : « Dame, sachez véritablement que je vous aime plus que moi-même ; mais il convient que j’aie mes volontés de vous. » La dame fut toute ébahie et voult crier, mais elle ne put, car l’écuyer lui bouta un petit gand que il tenoit en la bouche et la cloy, et l’estraindit, car il étoit fort homme, de bras roide et léger, et l’abattit sur le plancher ; et la viola, et en eut, contre la volonté de la dame, ses délices ; et quand il eut fait, il lui dit : « Dame, si vous faites nulle mention de celle avenue, vous serez déshonorée. Taisez-vous-en et je m’en tairai aussi pour votre honneur. » La dame qui pleuroit moult tendrement lui dit : « Ah ! traître homme et mauvais ! Je m’en tairai, mais ce ne sera pas si longuement que il vous besogneroit. » Et ouvrit l’huis de la chambre du donjon, et vint aval et l’écuyer après elle.

Bien montroit la dame que elle étoit courroucée et éplorée. Si cuidoient ses gens, qui à nul mal ne pensoient, que l’écuyer lui eût dit aucunes povres nouvelles de son mari et de ses parens, pourquoi elle fut tourmentée.

La jeune dame entra en sa chambre et s’encloy, et là fit ses regrets et ses complaintes moult tendrement. Jacques monta sur son coursier et issit hors du chastel et retourna arrière de-lez son seigneur le comte d’Alençon, et fut à son lever sur le point de dix heures, et au matin à quatre heures on l’avoit vu en l’hôtel du comte. Or vous dirai pourquoi je mets ces paroles en termes et avant, pour la grande plaidoirie qui à Paris s’ensuivit et pour ce que la chose fut au pouvoir des commissaires du parlement examinée et inquisitée. La dame de Carrouge, à ce jour que celle dolente aventure lui fut advenue, demeura en son chastel toute égarée et porta son ennui au plus bellement qu’elle put, ni oncques pour l’heure ne s’en découvrit à varlet ni à chambrière que elle eût, car elle véoit bien et considéroit que à en parler elle pût avoir plus de blâme que d’honneur. Mais elle mit bien en mémoire et en retenance le jour et l’heure que celui Jacques le Gris étoit venu au chastel.

Or advint que le sire de Carrouge son mari retourna du voyage où il étoit allé. La dame sa femme à sa revenue lui fit très bonne chère ; aussi firent tous ses gens. Ce jour passa, la nuit vint, le sire de Carrouge se coucha ; la dame ne se vouloit coucher, dont le seigneur avoit grand’merveille et l’admonestoit moult de coucher ; la dame se feignoit, et alloit et venoit parmi la chambre pensant. En la fin, quand toutes leurs gens furent couchés, elle vint devant son mari et se mit à genoux, et lui conta moult piteusement l’aventure qui avenue lui étoit ; le chevalier ne le pouvoit croire que elle fût ainsi. Toutefois tant lui dit la dame que il s’accorda et lui dit : « Bien, certes, dame ! mais que la chose soit ainsi que vous le me contez, je vous le pardonne ; mais l’écuyer en mourra par le conseil que j’en aurai de mes amis et des vôtres ; et si je trouve en faux ce que vous me dites, jamais en ma compagnie vous ne serez. » La dame de plus en plus lui certifioit et lui affirmoit que c’étoit pure vérité.

Celle nuit passa ; à lendemain le chevalier fit escripre beaucoup de lettres et envoya devers les amis de sa femme aux plus espéciaux et à ceux aussi de son côté, et fit tant que dedans un brief jour ils furent venus au chastel d’Argenteuil. Il les recueillit sagement et les mit tous en une chambre, et puis il leur entama la matière de ce pourquoi il les avoit mandés, et leur fit conter par sa femme de point en point toute la manière du fait ; dont ils furent moult émerveillés. Il demanda conseil. Conseillé fut que il se trait devers son seigneur le comte d’Alençon et lui contât tout le fait : et le fit. Le comte, qui durement aimoit ce Jacques le Gris, ne vouloit ce croire ; et donna journée aux parties à être devant lui ; et voult que la dame qui encoulpoit ce Jacques fût présente, pour remontrer encore vivement la besogne de l’avenue. Elle y fut, et grand’foison de ceux de son lignage aussi de-lez elle, en la compagnie du comte d’Alençon. Si fut la plaidoierie grande et longue, et ce Jacques le Gris encoulpé de son fait, et accusé, voire par le chevalier, voire à la relation de sa femme qui conta aussi toute l’aventure ainsi comme avenue étoit. Jacques le Gris s’excusoit trop fort, et disoit que rien n’en étoit, et que la dame lui imposoit sur lui induement ; et s’émerveilloit, si comme il montroit en ses paroles, de quoi la dame le hayoit. Ce Jacques prouvoit bien, par ceux de l’hôtel du comte d’Alençon, que en ce jour que ce fut avenu, étoit quatre heures on l’avoit vu au chastel, et le seigneur disoit que à dix heures il l’avoit de-lez lui en sa chambre ; et que c’étoit chose impossible avoir chevauché d’aller et de venir et accompli le fait dont on le mettoit sus, quatre heures et demie vingt-quatre lieues. Et disoit le seigneur à la dame, qui vouloit aider son écuyer, que elle l’avoit songé. Et leur commanda de sa puissance que la chose fût anéantie ni que jamais question ne s’en mût. Le chevalier, qui grand courage avoit et qui sa femme créoit, ne voult pas tenir celle opinion, mais s’en vint à Paris et remontra sa cause en parlement contre ce Jacques le Gris, lequel répondit à son appel, et dit et prit et livra pleiges que il en feroit et tiendroit ce que parlement en ordoneroit.

La plaidoierie du chevalier et de lui dura plus d’un an et demi ; et ne les pouvoit-on accorder, car le chevalier se tenoit sûr et bien informé de sa femme, et puisque la cause avoit été tant sçue et publiée qu’il l’en poursuivroit jusques à la mort. De quoi le comte d’Alençon avoit en très grand’haine le chevalier, et l’eût par trop de fois fait occire, si ce n’eût été ce que ils se étoient mis en parlement.

Tant fut proposé et parlementé que parlement en détermina, pourtant que la dame ne pouvoit rien prouver contre Jacques le Gris, que champ de bataille jusques à outrance s’en feroit ; et furent les parties, le chevalier et l’écuyer et la dame du chevalier, au jour de l’arrêt et du champ jugé à Paris ; et devoit être par l’ordonnance de parlement le champ mortel, le premier lundi après l’an mil trois cent quatre-vingt et sept.

En ce temps étoit le roi de France et les barons aussi à l’Escluse sus l’entente de passer en Angleterre. Quand les nouvelles en furent venues jusques au roi qui se tenoit à l’Escluse, et qui jà voyoit que le voyage d’Angleterre ne se feroit pas, et jà étoit ordonné de par parlement que telle chose devoit être à Paris, si dit que il vouloit voir le champ du chevalier et de l’écuyer. Le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le connétable de France, qui aussi grand désir avoient de le voir, dirent au roi que ce étoit bien raison que il y fût. Si manda le roi à Paris que la journée fût détriée de ce champ mortel, car il y vouloit être ; on obéit à son commandement, ce fut raison. Et retournèrent le roi et les seigneurs en France. Et tint le roi de France en ces jours ses fêtes de Noël en la cité d’Arras, et le duc de Bourgogne à Lille. Et endementres passèrent toutes manières de gens d’armes et retournèrent en France et chacun en son lieu, si comme il étoit ordonné par les maréchaux. Mais les grands seigneurs se trayrent vers Paris pour voir le champ.

Or furent revenus du voyage de l’Escluse le roi de France et ses oncles et le connétable à Paris. Le jour du champ vint, qui fut environ l’an révolu que on compta selon la coutume de Rome l’an mil quatre cent quatre vingt sept. Si furent les lices faites du champ en la place Sainte-Catherine, derrière le Temple ; le roi de France et ses oncles vinrent en la place où le champ se fit, et là y eut tant de peuple que merveille seroit à penser. Et avoit sur l’un des lez des lices faits grands écharfaulx, pour les seigneurs voir la bataille des deux champions ; lesquels vinrent au champ et furent armés de toutes pièces, ainsi comme à eux appartenoit, et là furent assis chacun en sa chayère. Et gouvernoit le comte Valeran de Ligny et Saint-Pol, messire Jean de Carrouge ; et les gens du comte d’Alençon, Jacques le Gris. Quand le chevalier dut entrer au champ, il vint à sa femme, qui là étoit sur la place en un char tout couvert de noir, et la dame vêtue de noir aussi, et lui dit ainsi : « Dame, sut votre information je vais aventurer ma vie et combattre Jacques le Gris. Vous savez si ma querelle est juste et loyale. » — « Monseigneur, dit la dame, il est ainsi ; et vous combattez sûrement, car la querelle est bonne. » — « Au nom de Dieu soit, » dit le chevalier. À ces mots le chevalier baisa sa femme, et la prit par la main, et puis se signa, et entra au champ.

La dame demeura dedans le char couvert de noir et en grands oraisons envers Dieu et la vierge Marie, et en priant humblement que à ce jour par leur grâce elle pût avoir victoire selon le droit qu’elle avoit. Et vous dis qu’elle étoit en grands transes et n’étoit pas assurée de sa vie ; car si la chose tournoit à déconfiture sus son mari, il étoit sentencié que sans remède on l’eût pendu et la dame arse. Je ne sais, car je n’en parlai oncques à li, si elle s’étoit point plusieurs fois repentie de ce que elle avoit mise la chose si avant, que son mari et elle mis en ce grand danger ; et puis finablement il en convenoit attendre l’aventure.

Quand ils eurent juré, ainsi comme il appartient à champ faire, on mit les deux champions l’un devant l’autre, et leur fut dit de faire ce pourquoi ils étoient là venus. Ils montèrent sur leurs chevaux, et se maintinrent de premier moult arrément, car bien connoissoient armes. Là avoit grand’foison de seigneurs de France, lesquels étoient venus pour eux voir combattre. Si joutèrent les champions de première venue, mais rien ne se forfirent. Après les joutes ils se mirent à pied et en ordonnance pour parfaire leurs armes, et se combattirent moult vaillamment ; et fut de premier messire Jean de Carrouge navré en la cuisse, dont tous ceux qui l’aimoient en furent en grand effroi, et depuis se porta-t-il si vaillamment que il abattît son adversaire à terre, et lui bouta une épée au corps, et l’occit au champ, et puis demanda si il avoit bien fait son devoir. On lui répondit que oui. Si fut Jacques le Gris délivré au bourreau de Paris qui le traîna à Montfaucon, et là fût-il pendu[1].

Adonc messire Jean de Carrouge vint devant le roi et se mit à genoux. Le roi le fit lever et lui fit délivrer mille francs, et le retint de sa chambre, parmi deux cents livres de pension par an que il lui donna toute sa vie. Messire Jean de Carrouge remercia le roi et les seigneurs, et vint à sa femme et la baisa, et puis allèrent à l’église Notre-Dame faire leurs offrandes, et puis retournèrent à leur hôtel. Depuis ne séjourna guères messire Jean de Carrouge en France, mais se partit et se mit au chemin avecques messire Boucingault fils qui fut au bon Boucingault et avecques messire Jean des Bordes et messire Loys de Giac ; ces quatre emprirent de grand’volonté d’aller voir le Saint-Sépulcre et l’Amourat Baquin dont il étoit en ce temps très grands nouvelles en France. Et en leur compagnie y fut aussi Robinet de Boulogne, un écuyer d’honneur du roi de France, et lequel en son temps a fait plusieurs beaux voyages.

  1. Ce duel judiciaire paraît avoir été le dernier qui ait été ordonné par arrêt du parlement. Jean le Cocq, jurisconsulte du xive siècle, qui était conseil de l’un des accusés et fut témoin du combat, rend compte de cette affaire de la manière suivante.
    Nota de Duello Jacobi le Gris.

    Item nota quod die sabbathi post natalem Domini 1386, qui dies fuit festum B. Thomæ post natalem, fuit factum duellum inter Jacobum le Gris et dominum Joannem Carrouge, retrò muros Sancti Martini de Campis, et devictus fuit dictus Jacobus et mortuus ; et habeo scrupulum quod fuerit Dei vindicta, et sic pluribus visum fuit qui duellum viderunt, eo quòd dictus Jacobus, contra consilium consiliariorum suorum voluit se juvare privilegio clerici, quamvis esset clericus non conjugatus et defensor : et hæc scio, quia de ejus consilio fui. Aliis autem visum fuit quòd fuit dei vindicta, eo quòd omnes ferebant communiter quod couscius erat criminis propter quòd fuit duellum adjudicatum : cujus contrarium tamen pluries affirmavit per juramentum dictus Jacobus, scilicet numquam factum fuisse, nec conscium fuisse, quod ejus conscientiæ relinquo. Item nota quòd per magnum consilium fuerunt litiæ factæ ad similitudinem illarum de Gisortio, quæ factæ fuerunt ante ducentos annos ; sed dicebatur quòd non debebat habere respectus ad ipsas, eò quòd factæ fuerunt propter duos, qui bellarunt pedes non eques : litiæ autem Sancti Martini fuerunt restrictæ ad modum dictarum litiarum de Gisortio, quia erant antè factæ propter bellum voluntarium, quod credebatur fieri inter dominum Guidonem de la Trimolle dominum de Salyaco, et quemdam Anglicanum nuncupatum dominum Petrum de Courtenay. Sequuntur præsumptiones contra dictum Jacobum le Gris, quas habebam, et plures alii. Primò, quia cum venit Parisios, interrogavit me, an ipso per duellum accusato, et per ipsum obtento posteà per viam ordinariam, vel per quæstiones contra ipsum procedi. Secundo, an alibi in tali materia recipi deberet. Tertio, de die quà dicebatur adversarium suum maintenir factum fuisse, an posset ipsum maturè adversarius suus, vel in ipsà varietate. Quartò, quia post vadium adjudicatus infirmants fuit. Quintò, quia modicum antè ingressum campi se militem fieri fecit. Sextò, quia quamvis esset defensor militum, crudeliter invasit adversarium suum et pedester, licet habuisset avantagium, si equester fecisset. Septimò, quia licèt Carrouge esset debilis propter febres quas longo tempore habuerat, et apparebat seu appareret dictus Jacobus robustus, tamen devictus fuit ipse Jacobus, quasi miraculosè, quia non poterat se dictus Carrouge juvare. Octavò, quia uxor Carrouge constans fuit semper dicendo factum evenisse, tam in puerperio quàm die duelli : ad quod duellum ducta fuit super curru, sed citò per regis præceptum remissa. Nonò, quia debiliter fuit locutus præsidentibus cum ipso de concordià loquentibus. Decimo, quia semel me interrogavit an de jure et facto suis dubitarem, quia me cogitare videbat Undecimò, quia mihi dixit quod cum audivit rumorem quod Carrouge volebat eum prosequi super hac causa, fuit cito confessus presbyter. Sequuntur præsumptiones pro ipso. Primò, quia semper affirmabat, et per juramentum, numquam fecisse, et Deum deprecabatur, ut ipsum juvaret in ipso negotio, secundum quod bonum jus habebat, et non alias, et hoc fieri vidi per ipsum vicesies, et die duelli fecit. Secundò, quia fecit deprecari in omnibus religionibus Parisios, ut deprecarentur pro ipso Deum, ut ipsum juvare vellet secundum bonum jus quod habebat, et secundum quòd erat innocens de illo facto, et quod nunquam fecerat, et non alias : et sic fecit die duelli. Tertiò, quia erat homo boni status et honesti. Quartò, quia nemo immemor suæ salutis, etc. Quintò, quia dominus de Alenconio scripserat regi, et dominis avunculis suis, dictum Jacobum non esse culpabilem. Sextò, plures milites affirmabant ipsum fuisse cum domino de Alenconio totà die continuà quà adversarius suus dicebat factum eum fecisse, et pluribus diebus continuis ante proximis. Septimò, quia Adam Loüel, qui dicebatur conscius ejusdem delicti, fuerat quæstionatus : et domicella illa, quæ dicebatur fuisse illa die in domo de Carrouge, et nil confessi fuerant, sed dicebant aliqui quod nolebat aliquid confiteri : tum quia confessus fuerat super illo facto, et ulterius confiteri non tenebatur : tum quia fuisset ejus filiis et amicis vituperio, et quodammodo fateretur contra actionem domini Alenconio, qui asseveraverat dictum Jacobum non esse culpabilem de ipso facto : attamen nunquam fuit scita veritas super illo facto.

    Juvénal des Ursins, l’Anonyme de Saint-Denis, et la Chronique de Saint-Denis rapportent que Jacques le Gris, démontré ici coupable par le jugement de Dieu, fut depuis reconnu innocent, et que la dame de Carrouge avait été violée par un autre individu qui s’en accusa plus tard, lorsqu’il fut exécuté pour d’autres crimes.

    J’ai compulsé les registres du parlement pour trouver tout ce qui avait rapport à ce combat judiciaire. Les documens que je suis parvenu à me procurer montrent parfaitement l’état des mœurs de cette époque.

    Extrait des registres du parlement.
    1.

    Lundi 9e jour de juillet 1386, en présence du roi.

    Entre messire Jehan de Quarrouges, chevalier appelant et demandeur en cas de gage de bataille d’une part, et Jacques le Gris, défendeur d’autre part, et pour occasion de ce que le dit chevalier dit et maintient contre le dit escuyer que il, à l’aide d’un nommé Adam Louvel a efforcée sa femme, et ordonné est ; oyes la demande et défense des parties, que ycelles parties bailleront leurs fais et raisons en escript par devers la cour par manière de mémoire, et lesquels vues, la cour les apointera comme de raison aux fins plaids.

    Item est oultre ordonné que les dictes parties et chacune d’ycelles bailleront pléges et caution de comparoir et retourner céans toutes fois que par le roi ou la cour sera ordonné.

    Et ce fait, se constituèrent pléges pour ledit chevalier ceulx qui s’ensuivent, et de le faire venir en personne, toutes fois que le roi l’ordonnera.

    Le comte de Saint-Pol,
    Le comte de Valentinois,
    Le seigneur de Torcy,
    Le vicomte d’Uzès,
    Messire Guichard Dauphin,
    Le sénéchal d’Eu.

    Et pour le dit escuyer se constituèrent pléges de le faire venir pareillement en personne :

    Le comte d’Eu,
    Le seigneur de Foillet,
    Le sire de Torcy,
    Le sire de Coigny,
    Le sire d’Anviller,
    Et messire Philippe de Harecourt.
    (Registres criminels du Parlement.)
    2.
    Samedi, 15e jour de septembre 1386.

    Aujourd’hui en la cour a esté prononcé arrest en la dite cause c’est à savoir que la cour a adjugé le gage de bataille entre les dites parties, et avec ce ordonné que les dites parties bailleront nouveaux otages et caution, nonobstant ceulx qu’ils ont autrefois baillés comme cy-dessus est dit. Et pour ce fait se constituèrent pléges et caution pour le dit chevalier, corps pour corps, et avoir pour avoir, et chacun pour le tout, de rendre et amener et faire comparoître le dit chevalier à toutes les journées qui lui seront assignées par le roi ou sa cour là où il sera ordonné, ceulx qui s’ensuivent.

    Le vicomte d’Uzès,
    Le sire de Hengest,
    Messire Jacques de Montmor,
    Messire Gérard de Bourbon,
    Messire Philippe de Cervoles,
    Messire Gérart de Grandval,
    Et messire Philippe de Florigny.

    Et le dit chevalier, c’est à savoir messire Jehan de Quarrouges, a promis de dédommager ses dits pléges.

    Et pour le dit Jacques le Gris,

    Regnault d’Angennes,
    Jehan Beloteau,
    Guilles d’Acqueville,
    Jehan de Fontenay,
    Gibert Maillart,
    Et Pierre Beloteau.

    Et le dit Jacques le Gris a promis à dédommager les dits pléges ; et parmi la dite caution le dit Jacques le Gris est eslargy partout, sous les soummissions accoutumées en cas de gage de bataille, jusques au dit lendemain de la Saint-Martin prochaine venue, si entre deux par le roi n’est autrement ordonné. Et a eslu son domicile en l’ostel du comte d’Alençon aussi à Paris.

    3.
    Samedi 24 septembre 1386.

    Le roi notre seigneur a envoyé à la cour de céans certaines lettres scellées contenant que il convenoit les journées que le gage de bataille se devoit faire entre le seigneur de Quarrouges et Jacques le Gris, laquelle devoit estre le 27e jour de ce mois de novembre, remettre jusques au samedi prochain après Noël prochain venu ; lesquels journées il mandoit estre signifiées aux parties.

    Et pour ce, aujourd’hui la cour en la personne du dit Jacques et en la personne du dit Quarrouges a signifié la dite continuation et issue, et fait lire en leur présence les dites lettres. Laquelle signification faite, iceux de Quarrouges et Jacques le Gris ont requis à la cour qu’ils fussent eslargis pareillement qu’ils estoient auparavant.

    Si a la cour ordonné, veues les dites lettres qui contiennent que les besognes soient continuées en estat que les dit de ce Quarrouges, et Jacques le Gris sont eslargis partout sous les soubmissions accoutumées et gage de bataille, jusques au dit samedi prochain après Noël prochain venue, parmi rafraîchissant la caution qu’ils ont autrefois baillée.

    Et ce fait se constituèrent pléges pour le dit de Quarrouges, corps pour corps, et avoir pour avoir, chacun pour le tout, ceux qui s’ensuivent :

    Messire Regnaul de Braquemont,
    Messire Robin de Thibouville,
    Messire Robert de Torcy,
    Messire Merle de Virjus,
    Messire Guy de Saligni.
    chevaliers.

    Et pour le dit Jacques le Gris :

    Messire la Galois d’Arcy, chevalier,
    Mathieu de Varennes,
    Jehan de Montvert,
    Et Jehan Beloteau.

    Les trois pièces rapportées ici sont tirées des registres criminels du parlement, déposées aux archives de la Sainte-Chapelle. Mais, dans un des volumes de la grande collection des registres du parlement déposés à la Bibliothèque royale, ou trouve cette affaire avec tous ses détails, tels qu’ils ont été présentés au parlement.

    Les Anglais, qui n’avaient adopté que long-temps après nous le duel judiciaire, l’ont conservé bien plus longtemps.

    La loi qui ordonnait le combat judiciaire en cas d’appel n’a été abolie en Angleterre qu’en 1819 ; et voici à quelle occasion.

    Un nommé Thornton, fortement soupçonné d’avoir commis sur la personne d’une jeune fille le crime de meurtre, accompagné de circonstances très aggravantes, ayant été acquitté en 1817 par la déclaration du jury, le frère de la personne assassinée revenant d’un voyage d’outre-mer porta un appel contre lui. Thornton, d’après les conseils de son avocat, offrit de se justifier par le combat singulier. Les juges, après en avoir délibéré, se virent dans la nécessité d’accepter ce moyen de défense. On ne parlait plus en Angleterre que du spectacle curieux qui se préparait. On allait voir, après plusieurs siècles, le renouvellement d’un combat judiciaire en champ clos. Le public anglais était assez peu satisfait de cette trace récente de barbarie. On fit voir à l’appelant que d’après des lois non révoquées, s’il était défait en champ clos, il devait être mis à mort lui-même. Il réfléchit de plus, que Thornton était un homme fort, très vigoureux, que lui-même était peu habitué au maniement des armes prescrites ; et probablement l’appât d’une récompense honnête achevant la conviction, il renonça à son appel. Le parlement anglais se hâta de révoquer formellement cette loi en 1819.