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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre L

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 539-543).

CHAPITRE L.

Comment le roi d’Arragon mourut et comment l’archevêque de Bordeaux fut mis en prison à Barcelonne de par le jeune roi d’Arragon, et comment le duc de Lancastre fut en mautalent contre le roi d’Arragon.


En ce temps, environ la Chandeleur, s’accoucha au lit malade le roi Piètre d’Arragon. Quand il vit que mourir le convenoit, si fit venir devant lui ses deux fils, Jean l’ains-né et Martin le duc de Blamont[1] en Arragon, et leur dit : « Beaux enfans, je vous laisse assez en bon point et les besognes du royaume toutes claires. Tenez-vous en paix et en amour ensemble, et vous portez foi et honneur, si en vaudrez mieux : du fait de l’église, pour le plus sûr et pour ma conscience apaiser, j’ai toujours tenu la neutralité. Encore veuil que vous la tenez, jusques à tant que la détermination vous apperra plus clairement. » Ses deux fils répondirent moult doucement : « Monseigneur, nous le ferons très volontiers ; et voulons obéir à ce que vous ordonnerez, c’est raison. » En tel état trépassa le roi Piètre d’Arragon, qui fut un moult vaillant homme en son temps, et qui grandement augmenta la couronne et le royaume d’Arragon, et conquit tout le royaume de Majogres et attribua à lui. Si fut enseveli en la bonne cité de Barcelonne et là gît.

Quand la mort de lui fut sçue en Avignon devers le pape Clément et les cardinaux, si escripsirent tantôt devers le roi de France et ses oncles, devers le duc de Bar et la duchesse qui tenoient leur opinion, qui étoient père et mère de la jeune roine qui seroit d’Arragon, madame Yollent, et à la dame aussi : que ils fesissent tant que le jeune roi d’Arragon et le royaume se déterminât. Le duc et la duchesse en escripsirent à leur fille madame Yollent ; le roi de France, le duc de Berry et le duc de Bourgogne aussi ; avecques tout ce ils envoyèrent en Arragon un cardinal en légation pour prêcher le jeune roi qui seroit, et son frère, et le peuple. Le cardinal fit tant, avecques l’aide de madame Yollent de Bar qui s’y inclinoit trop fort, pour la cause de ce que père et mère l’en prioient, et le roi de France son cousin germain et ses deux oncles Berry et Bourgogne, que elle déconfit son mari, car il vouloit tenir l’opinion son père de la neutralité, et se détermina tout le royaume d’Arragon au pape Clément.

En ces jours que le roi Piètre d’Arragon trépassa, étoit en Barcelonne l’archevêque de Bordeaux que le duc de Lancastre y avoit envoyé ; je vous dirai pour quelle raison. Le prince de Galles, du temps que il fut duc et sire d’Aquitaine et que tous ses voisins le doutoient, et roi de France, et roi d’Arragon, et roi d’Espaigne, et roi de Navarre, et proprement les rois Sarrasins qui en oyoient parler pour sa grande fortune et bonne chevalerie, eut une certaine alliance et confédération au roi Piètre d’Arragon, et le roi à lui, que le prince lui jura et scella et fit sceller le roi d’Angleterre son père : que pour toujours et à jamais il, ni le royaume d’Angleterre, ni les successeurs d’Angleterre et d’Aquitaine qui viendroient, ne feroient point de guerre ni consentiroient à faire au royaume d’Arragon parmi tant que le roi d’Arragon jura et scella pour lui et pour ses hoirs : que tous les ans il serviroit le prince d’Aquitaine de cinq cents lances contre qui que il eût à faire, et en payeroit les deniers, si cinq cents lances il ne lui vouloit envoyer. Or étoit avenu que il y avoit bien pour dix ans d’arrérages que le roi d’Arragon n’en avoit rien payé, ni fait nul service au roi d’Angleterre, ni à ses commis. Et quand le duc de Lancastre issit hors d’Angleterre, il ot et apporta avecques lui lettres patentes scellées du grand scel d’Angleterre, présent tout le conseil, que le roi l’établissoit ens ès marches de Bordeaux, de Bayonne, et d’Aquitaine, comme son lieutenant, et lui donnoit pleine puissance royale de demander tous droits dus et actions dues, tant sus le royaume d’Arragon comme ailleurs ; et vouloit que le duc en eût les levées et les profits sans rien retourner arrière ; et les quittoit pleinement, et tenoit à ferme et estable tout ce qu’il en feroit. Donc, quand le duc de Lancastre fut arrêté en la ville de Saint-Jacques en Galice, si comme il est contenu ici dessus, il pensa sus les besognes d’Arragon, et regarda que le roi d’Arragon, par la vertu de la commission que il avoit, étoit grandement tenu à lui en grand’somme d’argent pour les arrérages, lesquelles choses lui viendroient grandement à point pour parmaintenir sa guerre de Castille avecques les autres aides : si que, lui séjournant à Saint-Jacques, il envoya de son conseil à Bordeaux devers l’archevêque de Bordeaux et devers messire Jean Harpedane, qui lors étoit sénéchal de Bordeaux et de Bordelois. Et mandoit par ses lettres que l’un des deux, ou les deux tous ensemble en allassent en Arragon devers ce roi, et lui remontrassent vivement comment il étoit grandement de long-temps tenu envers le roi d’Angleterre et le duc d’Aquitaine. L’archevêque et le sénéchal regardèrent les lettres du duc et ouïrent ce que ceux qui les avoient apportées disoient. Si eurent conseil ensemble ; et fut advisé que il valoit trop mieux que le sénéchal demeurât en Bordeaux, que il allât en ambassaderie au royaume d’Arragon ; si que l’archevêque de Bordeaux eût celle commission ; et étoit venu en Arragon, et si mal à point, ainsi que les choses tournent à la fois sur le pis, que point il n’avoit parlé au roi, car jà étoit-il malade et tous les jours il aggrévoit, et tant qu’il mourut[2].

Quand il fut mort, l’archevêque suivit les enfans et le conseil d’Arragon qui vinrent à l’enterrement du roi Piètre d’Arragon en la cité de Barcelonne ; et tant parla que trop, ce sembla-t-il au conseil du roi, et que il fut mis en prison fermée courtoise ; mais il ne s’en pouvoit pas partir quand il vouloit, et étoit en la cité de Barcelonne. Quand les nouvelles en vinrent à Bordeaux devers le sénéchal, si dit : « Je n’en pensois pas moins, car l’archevêque, où que il soit, a trop chaude tête. Encore je crois que il vaulsit autant que je y fusse allé, car je eusse parlé plus à point ; il y a bien manière par tout le monde à savoir doucement demander le sien. »

Le sénéchal manda ces nouvelles par devers le duc de Lancastre qui se tenoit en Galice. Le duc en fut grandement courroucé, et se contenta mal du roi d’Arragon et de son conseil, quand on avoit l’archevêque de Bordeaux, un si grand prélat, retenu et mis en prison, en exploitant ses besognes. Adonc escripsit le duc aux compagnons de Lourdes que ils voulussent hérier ceux de Barcelonne, où l’archevèque de Bordeaux étoit en prison. Jean de Berne le capitaine, et qui se nommoit sénéchal de Bigorre, Pierre d’Anchin, Ernauton de Rostem, et Ernauton de Sainte-Coulombe, et tous les compagnons de la garnison de Lourdes furent grandement réjouis de ces nouvelles, et commencèrent à courir ens ou royaume d’Arragon et jusques aux portes de Barcelonne, et tant que nul marchand n’osoit aller hors. Avecques tous ces meschefs, le jeune roi d’Arragon Jean se vouloit faire couronner à roi ; mais les bonnes villes d’Arragon ne le vouloient consentir, si il ne leur juroit solemnellement que jamais taille ni subside ni oppression nulle il ne mettroit ni ne éleveroit au pays. Et plusieurs autres choses vouloient-ils que il jurât, escripvît et scellât, si il vouloit être couronné ; lesquelles choses lui sembloient, et à son conseil aussi, moult préjudiciables ; et les menaçoit que il leur feroit guerre, et espécialement à ceux de Barcelonne ; et disoit le roi que ils étoient trop riches et trop orgueilleux.

En ce temps avoit en la Languedoc, sur les frontières d’Auvergne et de Rouergue, vers Pézénas et vers la cité d’Uzès une manière de gens d’armes qui s’appeloient les routes et se monteplioient tous les jours pour mal faire. Et en étoient capitaines quatre hommes d’armes qui demandoient guerre à tout homme qui fût monté à cheval ; ils n’avoient cure à qui. Si étoient nommés Pierre de Mont-Faulcon, Geoffroi Chastellier, Hainge de Sorge et le Goulent ; et tenoient ces quatre bien trois cens combattans dessous eux, et mangeoient tout le pays où ils conversoient. Quand ils furent informés que l’archevêque de Bordeaux étoit en prison en Arragon et que le duc de Lancastre se contentoit mal sur les Arragonnois, et outre, que le roi d’Arragon se contentoit mal des bonnes villes de son royaume, si en furent tous réjouis ; car tels gens comme ils étoient sont plus réjouis du mal que du bien. Si eurent conseil entr’eux, que ils approcheroient Arragon, et prendroient quelque fort sur les frontières ; et quand ils l’auroient pris, le roi d’Arragon ou les bonnes villes traiteroient devers eux ; et quelqu’il fût ils les ensonnieroient et trop bien leur iroit, mais que ils eussent titre de faire guerre. Si se départirent à la couverte de la marche et frontière de Pézénas entre Nismes et Montpellier, et s’en vinrent chevauchant tout frontiant le pays ; et avoient jeté leur visée à prendre le chastel de Dulcen qui siéd en l’archevêché de Narbonne entre le royaume d’Arragon et le royaume de France, droitement sur le département des terres ; et est ledit chastel au sire de Gléon. Et vinrent si à point et de nuit que ils le trouvèrent en petite garde. Si jetèrent leurs échelles ; et firent tant que ils l’eurent et en furent seigneurs ; dont tout le pays en fut grandement ému et effrayé, et par espécial ceux de Parpegnan en Arragon ; car le chastel siéd à quatre lieues près de là.

Aussi ceux de Lourdes prirent en celle propre semaine un chastel en Arragon, à quatre lieues près de Barcelonne, lequel on appelle Chastel-Vieil de Rouanes, et est le chastel à la vicomtesse de Chastel-Bon, cousine germaine au comte de Foix. La dame fut tout esbahie quand elle vit que son chastel fut pris. Si le manda à son cousin le comte de Foix, que pour Dieu on lui voulsist rendre, et que il lui fesist rendre, car ceux qui pris l’avoient étoient de son pays de Béarn. Le comte de Foix manda à sa cousine que elle ne s’effrayât en rien si son chastel étoit emprunté des Anglois, et que c’étoit pour hérier et mestrier ceux de Barcelonne, qui tenoient en prison l’archevêque de Bordeaux à petite cause, et que bien le r’auroit quand temps seroit et sans son dommage. La dame s’apaisa sur ce et se dissimula, et s’en alla demeurer en un sien autre chastel, près de Roquebertin.

Ceux du chastel de Chastel-Viel de Rouanes et de Dulcen, et aussi ceux de Lourdes, guerroyoient grandement les frontières d’Arragon. Le roi au voir dire en dissimuloit pour donner châtiment à ses bonnes villes ; et tant que les bonnes villes se contentèrent mal du roi, car ceux de Barcelonne, de Parpegnan ni de plusieurs autres ne pouvoient aller en leurs marchandises que ils ne fussent pris et happés et rançonnés. Si s’avisèrent ceux de Barcelonne que ils délivreroient l’archevêque de Bordeaux ; mais de sa délivrance ils en parleroient ainçois au roi, c’étoit raison ; et traitèrent tout coiement par voie de moyen devers le frère du roi messire Martin, le duc de Blamont, lequel étoit grandement en la grâce de toutes gens, que il voulsist tant faire devers son frère le roi que ils eussent paix à ceux de Lourdes et à ceux de Rouanes. Cil leur enconvenança pour eux tenir à amour ; et fit tant devers son frère que l’archevêque de Bordeaux fut délivré de prison et renvoyé en Bordelois.

Assez tôt après fit tant le comte de Foix, que la vicomtesse recouvra son chastel, et s’en partirent ceux qui le tenoient : ce service fit le comte en cel an au duc de Lancastre.

Quand le roi d’Arragon vit que la comtesse de Chastel-Bon étoit sitôt retournée en son chastel, si la manda ; elle vint. Le roi lui mit sus que elle avoit mis les Anglois en son chastel de Rouanes, pour lui guerroyer et son royaume, et que trop s’étoit forfaite. La dame s’excusa de vérité, et dit : « Monseigneur, si Dieu m’aist et les saints, par la foi que je dois à vous, au jour et à l’heure que on me dit les nouvelles que mon chastel de Rouanes étoit pris de ceux de Lourdes, je n’avois oncques eu traité ni parlement aux Anglois ; et en escripsis devers mon cousin, monseigneur de Foix, en priant pour Dieu que il le me fît ravoir, et que ceux qui pris l’avoient étoient de Béarn et issus de Lourdes. Le comte me remanda que je ne me doutasse en rien, et que ceux qui le tenoient l’avoient emprunté pour guerroyer ceux de Barcelonne. »

Donc dit le roi : « Or me faites tantôt prouver ces paroles par votre cousin de Foix ou je vous touldrai le chastel. » La dame dit : « Volontiers. »

Elle envoya tantôt ces paroles devers le comte de Foix, qui pour ces jours se tenoit à Ortais en Béarn, en lui priant que il la voulsist apaiser et excuser au roi d’Arragon. Le comte le fit, et envoya lettres et un sien chevalier messager, messire Richard de Saverdun, en remontrant que il prioit au roi d’Arragon que il voulsist tenir en paix sa cousine, et la laissât dessous lui vivre et de son héritage, ou autrement il lui en déplairoit. Le roi d’Arragon tint les excusances à bonnes, et fit grand’chère au chevalier du comte de Foix, et dit : « La vicomtesse a fait bien, puisque son cousin de Foix la veut excuser. »

Ainsi se portèrent ces besognes, et demeura la vicomtesse de Chastel-Bon en paix ; mais pour ce n’y demeurèrent pas marchands de la cité de Barcelonne et des frontières, pour ceux de Lourdes ; ainçois étoient souvent pris et pillés, si ils n’étoient abonnés envers eux. Et avoient ceux de Lourdes leurs abonnemens en plusieurs lieux en Castelloingne et ens ou royaume d’Arragon ; et ainsi vouloient faire ceux de la garnison de Dulcen ; et eussent fait pis qui ne fût allé au-devant, car ils couroient plus aigrement au royaume d’Arragon assez que ceux de Lourdes ne faisoient, pourtant que ils étoient povres et n’avoient cure sur qui, autant bien sur les gens d’office du roi et de la roine, comme sur les marchands du pays ; et tant que le conseil du roi s’en mit ensemble, pour ce que les bonnes villes en murmuroient ; et disoient que le roi qui les dût détruire les soutenoit.

Quand le jeune roi d’Arragon entendit que ses gens murmuroient et parloient sur lui autrement que à point pour ceux de Dulcen, si lui tourna à grand’déplaisance, pourtant que le royaume et l’héritage du roi son père, qui avoit été si aimé de son peuple, lui étoit nouvellement échu. Si en parla à un sien cousin et grand baron en Arragon, messire Raymond de Baghes, et lui dit : « Messire Raymond, chevauchez jusques à Dulcen, et sachez que ces gens qui sont là me demandent et à mon pays ; et traitez devers eux, et faites si vous voulez que ils se départent, ou doucement ou autrement. » Le chevalier répondit : « Volontiers. »

Il envoya un héraut devant, parler à ces compagnons de Dulcen, et leur mandoit que il vouloit traiter à eux. Quand Mont-Faulcon et le Goulent et les autres capitaines entendirent que messire Raymond de Baghes vouloit traiter à eux, si pensèrent que ils auroient de l’argent ; si dirent au héraut : « Compaing, dites de par nous à votre maître messire Raymond que il peut bien venir à nous tout sûrement, car nous ne lui voulons que tout bien. » Le héraut retourna et fit celle réponse à messire Raymond, lequel sus ces paroles se départit de Parpegnant et s’en vint vers eux, et leur demanda pourquoi ils se tenoient là ainsi sus les frontières d’Arragon. Ils répondirent : « Nous attendons l’armée du roi de France qui doit aller en Castille. Si nous mettrons en leur compagnie. » — « Ha ! seigneurs dit messire Raymond, si vous attendez cela, vous demeurerez trop. Le roi d’Arragon ne vous veut pas tant tenir à ses frais ni le pays aussi. » — « Donc, répondirent-ils, si il ne nous veut pas tant tenir, nous ne le pouvons amender, mais où que ce soit nous faut vivre. Si il se veut racheter à nous et le pays, nous nous partirons volontiers et autrement non. » — « Et que voudriez-vous avoir, ce dit messire Raymond, et vous vous partirez ? » — Ils répondirent : « Soixante mille francs. Nous sommes nous quatre, ce seront à chacun quinze mille. » — « En nom Dieu, dit messire Raymond, c’est argent assez, et j’en parlerai au roi. Encore vaudroit-il mieux, pour le commun profit du pays, que on les payât que ce que on eût plus grand dommage. » Ce disoit messire Raymond pour les appaiser, mais il pensoit tout le contraire.

Il prit congé à eux, et leur donna à entendre que ils auroient bien autant ou plus que ils demandoient, et puis s’en retourna-t-il à Parpegnant où le roi étoit, à qui il recorda ce que ces pillards vouloient avoir. Adonc dit le roi : « Il faut que on en délivre le pays et que on les paye ainsi que on paye larrons et pillards ; si je les puis tenir, je les ferai tous pendre ; ils ne doivent avoir autre payement. Mais c’est du plus fort comment on les peut avoir tous ensemble hors de leur garnison. »

Répondit messire Raymond : « Bien les y aurons, laissez-moi convenir. » — « Or faites, dit le roi, je ne m’en mêle plus, fors tant que je vueil que le pays en soit délivré. »

Messire Raymond alla mettre sus secrètement une compagnie de gens d’armes, où bien avoit cinq cents lances ; et en fit capitaine un écuyer gascon, vaillant et bon homme d’armes, lequel on appeloit Naudon Seguin, et les mit en embûche, ainsi que à une petite lieue de Dulcen, et leur dit : « Quand ceux de la garnison sauldront hors, faites que ils soient tous morts ou pris ; nous nous en voulons délivrer et tout le pays. Ils répondirent : « Volontiers. »

Messire Raymond manda à ces compagnons que ils se missent à cheval et vinssent courir une matinée devant Parpegnant pour ébahir les vilains de la ville, autrement on ne pouvoit traiter à eux que ils payassent rien. Et ceux qui furent tous réjouis de ces nouvelles et qui cuidèrent que on leur dît vérité, s’armèrent le jour que l’embûche étoit ordonnée ; et montèrent tous à cheval, et partirent de leurs garnisons, et s’en vinrent chevauchant vers Parpegnant, en faisant leur montre, et vinrent courir jusques aux barrières. Et quand ils eurent tout ce fait, ils se mirent au retour et s’en cuidoient r’aller tout paisiblement ; mais, ainsi que sur la moitié du chemin ils furent raconsuivis et rencontrés et de Naudon Seguin et de sa route, où bien avoit cinq cens lances qui tantôt se férirent en eux. Ils virent bien que ils étoient déçus et attrapés, si se mirent à défense et se combattirent assez bien, ce que durer purent ; mais ce ne fut pas longuement, car entr’eux il y avoit grand’foison de pillards et de gens mal armés ; si furent tantôt déconfits. Là furent morts Geoffroy Chasteiller, Hainge de Sorge, Guiot Maresque, Jean Guios et grand plenté d’autres ; et fut pris Pierre de Mont-Faulcon, Amblarden de Saint-Just, et bien quarante, et amenés à Parpegnant. Et entretant que on les menoit parmi les rues, ces gens de Parpegnant issoient hors de leurs maisons et les huyoient ainsi que on fait un loup. Si furent mis en un cep[3] Le Goulent et Pierre de Mont-Faulcon et les autres en une fosse[4].

En ce temps étoit venu nouvellement le duc de Berry à Carcassonne et sur les frontières d’Arragon, car il venoit d’Avignon de voir le pape ; si ouït recorder comment ceux de Dulcen étoient pris et morts : tantôt il escripsit devers le roi d’Arragon et devers sa cousine madame Yollent de Bar, en priant que on lui voulsist renvoyer le Goulent et Pierre de Mont-Faulcon, car ils étoient à lui. Le roi et la roine, à la prière de leur oncle, les délivrèrent ; et furent renvoyés au duc de Berry. Celle grâce leur fit-il avoir, autrement ils eussent été tous morts sans merci.

  1. L’infant Martin reçut l’investiture du duché de Montblanc, le 16 janvier 1387.
  2. Le roi Jacques d’Arragon mourut le 6 janvier 1387. à Barcelonne.
  3. Espèce de pilori.
  4. Dans un cachot.