Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 429-431).

CHAPITRE XX.

Comment le roi de Portingal et les siens s’ordonnèrent sagement pour batailler sur le mont de Juberot, et comment les François furent occis et le roi d’Espaigne et tout son ost déconfits.


Ce samedi étoit jour bel et clair, chaud et seri, et étoit jà le soleil tourné sur le point de vêpres, quand la première bataille vint devant Juberot, à l’encontre du lieu où le roi de Portingal et ses gens étoient ordonnés. En l’arroi des chevaliers françois avoit bien largement deux mille lances, aussi frisques et habiles gens et aussi bien armés comme on pourroit voir et souhaidier. Sitôt comme ils virent leurs ennemis, ils se restraindirent et joignirent ensemble, comme gens de fait et de bonne ordonnance et qui savoient quelle chose ils devoient faire ; et approchèrent de si près que jusques au trait. Là ot de première venue dur rencontre ; car ceux qui désiroient à assaillir et acquérir grâce et prix d’armes se boutèrent de grand’volonté en la place que les Anglois par leur sens et leur art avoient fortifiée. En entrant dedans, pourtant que l’entrée n’étoit pas bien large, ot grand’presse et grand’meschef pour les assaillans, car ce qu’il y avoit d’archers d’Angleterre traioient si ouniement que chevaux étoient tous encousus de sajettes et meshaignés, et chéoient l’un sur l’autre. Là venoient gens d’armes anglois, si pou qu’il y en avoit, avec eux Portingalois et Lussebonnois en escriant leur cri : « Notre-Dame ! Portingal ! » qui tenoient en leurs poings lances affilées de fer de Bordeaux, tranchant et perçant tout outre, qui abattoient et navroient en lançant et en courant chevaliers et gens d’armes et mettoient tout à merci. Là fut le sire de Lignac, de Berne, abattu et sa banière conquise, et fiancé prisonnier, et de ses gens de première venue grand’foison morts et pris. D’autre part, messire Jean de Rie, messire Geoffroy Ricon, messire Geoffroy de Partenay, et leurs gens étoient entrés en ce fort à telle manière que leurs chevaux qui navrés étoient fondoient dessous eux par la force du trait. Là étoient gens d’armes de leur côté en grand danger ; car au relever ils ne pouvoient aider l’un l’autre, et si ne se pouvoient élargir pour eux défendre ni combattre à leur volonté. Et vous dis bien, que quand les Portingalois virent ce meschef advenir sur les premiers requérans, ils furent aussi frais, aussi nouveaux et aussi légers à combattre que nuls gens pouvoient être. Là étoit le roi de Portingal, sa bannière devant lui, monté sur un grand coursier tout paré des armes de Portingal ; et avoit grand’joie du meschef et de la déconfiture que il véoit avenir sur ses ennemis ; et disoit à la fois pour réjouir et conforter ses gens : « Avant ! bonnes gens d’armes, combattez-vous et défendez de grand’volonté ; car votre sire est en votre main ; et si plus n’en y a que ceux-ci, nous n’avons garde ; et si je me connus oncques en ordonnance de bataille, ceux-ci sont nôtres. » Ainsi reconfortoit le roi de Portingal ses gens qui se corabattoient vaillamment, et avoient enclos en leur fort de Juberot les premiers venans et assaillans desquels ils mettoient grand’foison à mort et à merci.

Bien est vérité que la première bataille dont je vous fais mention, que ces barons et chevaliers de Berne et de France conduisoient et gouvernoient, cuida être autrement et plus prestement confortée des Espaignols que elle ne fut ; car si le roi de Castille et sa grand’route, où bien avoit vingt mille hommes, fussent venus par une autre part assaillir les Portingalois, on dit bien que la journée eût été pour eux ; mais ils n’en firent rien, pour quoi ils y eurent blâme et dommage. Aussi, au voir dire, la première bataille assembla trop tôt, mais ils le faisoient pourtant qu’ils en vouloient avoir l’honneur, et pour les paroles tenir en voir et en grâce, lesquelles avoient été dites devant le roi.

D’autre part les Espaignols, si comme je fus informé, se feignoient de non venir si très tôt ; car ils n’avoient pas bien en grâce les François ; et avoient jà dit avant : « Laissez-les convenir et lasser ; ils trouveront bien à qui parler. Ces François sont trop grands vanteux et hautains, et aussi notre roi n’a fiance parfaite fors en eux ; et puisque il veut et consent qu’ils aient l’honneur de la journée pour eux, nous leur lairons bien avoir ; ou nous l’aurons tout entièrement, ou ils l’auront à leur entente. » Par ce parti se tenoient les Espaignols en une grosse bataille, où bien avoit vingt mille hommes, tous cois sur les champs, et ne vouloient aller en avant ; dont moult en ennuyoit au roi, mais amender ne le pouvoit ; car les Espaignols disoient, pour tant que nul ne retournoit de la bataille : « Monseigneur, c’est fait ; cils chevaliers de France ont déconfit vos ennemis. La journée et l’honneur de la victoire sera pour eux. » — « Dieu le doint, dit le roi, or chevauchons un petit avant. »

Lors chevauchèrent-ils tout le pas serré, espoir loin le trait d’une arbaleste, et puis s’arrêtèrent. Au voir dire, c’étoit grand’beauté de voir leur contenement et acesmement, tant étoient bien montés et bien armés de toutes pièces. Et entrementes les François se combattoient, ceux qui étoient descendus de leurs chevaux et qui tant de loisir avoient pu avoir pour descendre. Et sachez que plusieurs chevaliers et escuyers y firent grand’foison d’appertises d’armes de l’une part et de l’autre ; car quand les lances leur faillirent, ils se prirent à leurs haches, et en donnoient sur ces bassinets de moult horribles horions dont ils se meshaignoient et occioient.

Qui est en tel parti d’armes comme les François et les Portingalois étoient à Juberot, il faut que il attende l’aventure, voire si il ne veut fuir ; et en fuyant avient que il y a plus de périls que il n’y a au plus fort de la bataille ; car en fuyant on chasse, on fiert, on tue ; et en bataille, quand on voit qu’on a du pieur, on se rend ; si est-on gardé pour être prisonnier, car pas n’est mort qui est prisonnier. On ne peut pas dire ni recorder que les chevaliers et escuyers de France, de Bretagne, de Bourgogne et de Berne qui là étoient ne se combattissent très vaillamment, mais ils eurent de pleine venue trop dure encontre ; et tout ce firent les Anglois, par le conseil que ils donnèrent de la place fortifier. Là furent à celle première bataille les Portingalois plus forts que leurs ennemis. Si les mirent à merci, et furent tous morts ou pris ; petit s’en sauvèrent. Mais toutefois à ce commencement ils eurent bien mille chevaliers et escuyers prisonniers, dont ils avoient grand’joie ; et ne cuidoient pour le jour avoir plus de bataille, et faisoîent très bonne chère à leurs prisonniers, et disoit chacun à son prisonnier : « Ne vous ébahissez de rien, vous êtes conquis vaillamment par beau fait d’armes. Si vous ferons très bonne compagnie, si comme nous voudrions que vous fesissiez si nous étions au parti d’armes où vous êtes ; mais il faut que vous en veniez reposer et rafreschir en la bonne cité de Lussebonne, nous vous y tiendrons tout aise. » Et ceux à qui ces paroles s’adressoient répondoient et disoient : « Grands mercis ! » Là se rançonnoient et mettoient à finance les aucuns sur la place, et les autres vouloient attendre l’aventure ; car bien imaginoient que la chose ne demeureroit pas ainsi et que le roi d’Espaigne et sa grosse bataille les viendroit tantôt délivrer.

Nouvelles vinrent sur les champs au roi de Castille et à ses gens qui approchoient Juberot, par les fuyans, car male est la bataille dont nul n’échappe, en criant effréamment moult haut : « Sire roi, avancez-vous, ceux de l’avant-garde sont tous morts ou pris. Il n’y a nul recouvrer de leur délivrance, si elle ne vient de votre puissance. » Quand le roi de Castille ouït ces nouvelles, si fut moult troublé et courroucé, et à bonne cause, car trop bien lui touchoit. Si commanda à chevaucher et dit : « Chevauchez, bannières, au nom de Dieu et de Saint George ; allons à la rescousse, puisque il besogne à nos gens. » Donc commencèrent Espaignols à chevaucher à meilleur pas que ils n’avoient fait, sans eux desroier et tous serrés. Et jà étoient tout basses vêpres et presque soleil esconsant. Les aucuns disoient en chevauchant et conseilloient que on attendesist le matin et qu’il seroit tantôt nuit, si ne pourroit-on adresser à faire nul bon exploit d’armes ; mais le roi vouloit que on allât avant, et y mettoit raison, en disant : « Comment, lairons-nous nos ennemis, qui sont lassés et travaillés, rafreschir et reposer ? qui donne ce conseil, il n’aime pas mon honneur. » Donc chevauchèrent-ils encore, en menant grand’bruit et en sonnant grand’foison de trompettes, de claironceaux et de gros tambours, pour faire plus grand’noise et pour ébahir leurs ennemis. Or vous dirai que le roi de Portingal et son conseil avoient fait.

Si tôt comme ils eurent déconfit ceux de l’avant-garde, et pris et fiancé chevaliers et escuyers pour prisonniers, si comme ci-dessus avez ouï, pourtant que de commencement ils ne véoient nullui venir, si ne se vouldrent-ils pas du tout confier en leur première victoire ; mais envoyèrent six hommes d’armes des leurs les mieux montés pour savoir des nouvelles, et si ils seroient plus combattus. Ceux qui chevauchoient virent et ouïrent la grosse bataille du roi de Castille qui venoit, atout bien vingt mille hommes de cheval qui fort approchoient de Juberot. Adonc retournèrent-ils à faire leur réponse à force de chevaux devers leurs gens, et dirent tout haut : « Seigneurs, avisez-vous. Nous n’avons rien fait or prime : vez-cy le roi de Castille et la grosse bataille qui vient, et sont plus de vingt mille chevaux tous couverts, ni nul n’est demouré derrière. »

Quand ils ouïrent ces nouvelles, si eurent un bref conseil, car il leur besoignoit de nécessité. Si ordonnèrent tantôt un trop piteux fait ; car il fut commandé et dit, sur peine d’être là mort sans merci, que quiconque avoit prisonnier que tantôt il l’occit, et que nul n’y fût excepté ni dissimulé, comme vaillant, comme puissant, comme noble, comme gentil, ni comme riche qu’il fût. Là furent barons, chevaliers et écuyers qui pris étoient en dur parti : ni prière n’y valoit rien qu’ils ne fussent morts, lesquels étoient épars en plusieurs lieux çà et là et tous désarmés et cuidoient être sauvés, mais non furent. Donc au voir dire ce fut grand’pitié, car chacun occioit le sien ; et qui occire ne le vouloit, on lui occioit entre ses mains ; et disoient Porlingalois et Anglois qui donnèrent ce conseil : « Il vaut mieux occire que être occis. Si nous ne les occions, ils se délivreront, entrementres que nous entendrons à nous combattre et défendre, et puis nous occiront, car nul ne doit avoir fiance en son ennemi. »

Ainsi furent là morts et par tel meschef le sire de Lignac, messire Pierre de Ker, le sire de l’Esprès, qui s’appeloit messire Jean, le sire de Berneque, le sire des Bordes, messire Bertran de Barége, le sire de Moriane, messire Raimon d’Ousach, messire Jean Asselegie, messire Monaut de Sarement, messire Pierre de Sarebière, messire Étienne de Vallencin, messire Raimond de Corasse, messire Pierre de Havefane et bien trois cents escuyers du pays de Berne ; et des François messire Jean de Rie, messire Geoffroy Ricon, messire Geoffroy de Partenay et plusieurs autres. Or regardez la grand’mésaventure, car ils occirent bien ce samedi au soir de bons prisonniers, dont ils eussent eu quatre cents mille francs l’un parmi l’autre.