Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 421-429).

CHAPITRE XIX.

Ci parle d’une moult merveilleuse et piteuse bataille qui fut à Juberot entre le roi de Castille et le roi de Portingal.


Endementres que le roi se tenoit et séjournoit à Saint-Yrain, vinrent les Gascons de Béarn à belle compagnie de gens d’armes. Messire Regnault Limousin chevaucha à l’encontre d’eux et les recueillit doucement et grandement, ainsi que bien faire le savoit ; et mena les capitaines devers le roi qui ot très grand’joie de leur venue, et commanda à messire Regnault qu’ils fussent bien logés et à leur aise, car il le vouloit. Il le fit tel que ils s’en contentèrent. Ainsi se portèrent les besognes ; et se tint le roi à Saint-Yrain et toutes ses gens là environ. Et tenoit bien lors sur les champs le roi Jean de Castille quatre mille hommes d’armes et trente mille d’autres gens. Si appela une fois les barons de France pour avoir conseil à eux comment il se pourroit maintenir en celle guerre, car il avoit sis longuement et à grands frais devant Lussebonne et si n’y avoit rien fait ; et crois bien que si les Gascons ne fussent là venus, qui rafreschirent le roi de courage et de volonté, il se fût parti de Saint-Yrain et retrait vers Burges ou en Galice, car ses gens s’ennuyoient de tant être sur les champs.

Quand ces chevaliers de France et de Béarn furent venus devant le roi, il parla et dit : « Beaux seigneurs, vous êtes tous gens de fait et usagers et appris de guerre, si vueil avoir conseil et collation avecques vous, comment je me pourrai maintenir contre ces Lussebonnois et Portingalois : ils m’ont tenu aux champs jà bien un an, et si n’ai rien exploité sur eux. Je les cuidois attraire hors de Lussebonne et en place pour eux combattre, mais ils n’en ont eu nulle volonté. Et veulent mes gens, et me conseillent, que je donne pour le temps présent à toutes manières de gens congé, et que chacun s’en retourne à son hôtel. Et vous qu’en dites-vous ? »

Les chevaliers de France et de Béarn, qui étoient nouvellement venus en l’ost du roi et qui désiroient les armes, et n’avoient encore rien fait, mais vouloient desservir leurs gages, répondirent : « Sire, vous êtes un puissant homme de terre, et petit vous coûte la peine et le travail de votre peuple, espécialement quand ils sont sur le leur. Nous ne disons pas, si ils étoient en étranges pays hors de toutes pourvéances, que ils ne vous dussent donner ce conseil, car là seroit la peine et le dommage trop grand sans comparaison, car ils sont ci presque aussi aises, si comme nous pouvons voir et connoître, comme si ils étoient en leurs hôtels. Si vous disons, non pas par manière d’arrêt de conseil, car vous êtes sage assez par votre haute prudence pour le meilleur élire, que vous teniez encore les champs ; car bien les pouvez tenir jusques à la Saint-Michel. Espoir s’assembleront vos ennemis et se trairont sur les champs, quand le moins vous en donnerez de garde ; et si ils le font ainsi, sans faute ils seront combattus. Nous en avons très grand désir que nous les puissions voir ; et moult nous a coûté de peine et de travail de nous et de nos chevaux, avant que nous soyons venus en ce pays ; si ne serons jà de l’opinion de vos gens que nous ne les voyons. » — « Par ma foi ! répondit le roi, vous parlez bien et loyaument ; et de celle guerre et d’autres je userai d’ores-en-avant par votre conseil, car monseigneur mon père et moi n’y trouvâmes oncques que grand’loyauté ; et Dieu ait merci de l’âme de messire Bertran du Guesclin, car ce fut un loyal chevalier par lequel nous eûmes en son temps plusieurs belles et grandes recouvrances. »

Les paroles des consaulx et toutes les réponses que le roi Damp Jean de Castille ot ce jour avecques les chevaliers de France et de Béarn furent sçues entre les comtes et les barons d’Espaigne. Si en furent durement courroucés pour deux raisons. L’une fut, pour tant que le roi à leur semblant avoit greigneur fiance aux étranges que en eux, qui étoient ses hommes liges et qui l’avoient couronné ; l’autre fut, que les chevaliers de France donnoient conseil au roi de eux là tenir, et si étoient tous lassés de guerroyer. Si en parlèrent entre eux en plusieurs manières, non en public, mais en requoi, et disoient : « Le roi ne sait guerroyer fors que par François, et aussi ne fit oncques son père. » Là commencèrent-ils à avoir envie sur les François ; et bien s’en apercevoient li varlets et li fourrageurs des chevaliers gascons et françois, car on avoit ceux de France et ceux d’un langage[1] tous logés ensemble. Mais quand les Espaignols en fourrageant étoient plus forts que les François, ils leur tolloient et ôtoient leurs pourvéances ; et étoient battus et meshaignés ; tant que les plaintes en vinrent au roi. Adonc le roi en blâma grandement son maréchal, messire Regnault Limousin, en disant pourquoi il n’y avoit pourvu. Le maréchal de l’ost s’excusa et dit que, si Dieu lui put aider, il n’en savoit rien et que il y pourverroit. Si établit tantôt sur les champs gens d’armes qui gardoient les pas, parquoi les fourrageurs françois chevauchoient sûrement ; et encore avecques tout il fit faire un ban et un commandement : que toutes manières de gens qui avoient vivres et pourvéances les apportassent ou fissent amener à sommiers ou autrement en l’ost devant Saint-Yrain, auxquelles choses on mit prix raisonnable. Si en eurent les étrangers largement, car il convenoit, par l’ordonnance du ban, que ils en fussent servis avant tous autres ; dont les Espaignols eurent grand dépit de celle ordonnance.

Or advint qu’en la propre semaine que le roi de Castille se délogea, lui et toutes ses gens, du siége de Lussebonne, entrèrent au hâvre de Lussebonne trois grosses nefs chargées de gens d’armes anglois et archers ; et pouvoient être en somme environ cinq cens, que uns que autres ; et vous dis que les trois parts étoient compagnons aventureux hors de tous gages, de Calais, de Chierbourch, de Brest en Bretagne et de Mortaigne en Poitou, lesquels avoient ouï parler de la guerre du roi de Castille et du roi de Portingal. Si étoient venus à Bordeaux et là assemblés, et disoient et avoient dit : « Allons-nous-en à l’aventure en Portingal ; nous trouverons là qui nous recevra et embesognera. » Messire Jean de Harpedane, qui pour le temps étoit sénéchal de Bordeaux, leur avoit grandement conseillé, car point ne vouloit qu’ils s’amassassent au pays de Bordelois pour demeurer, car ils y pouvoient plus faire de maux que de biens, pour ce que ils étoient tous compagnons aventureux qui n’avoient qu’à perdre.

De tous ceux qui pour ce temps arrivèrent à Lussebonne, je n’y ouïs nommer nul chevalier, mais trois écuyers anglois qui étoient leurs capitaines. L’un appeloit-on Nortberry, l’autre Marteberry et le tiers Huguelin de Hartecelle ; et n’y avoit nul de ces trois qui n’eût d’âge plus de cinquante ans ; lesquels étoient bons hommes d’armes et tous stilés et usagés de fait de guerre.

De la venue de ces Anglois furent les Lussebonnois tous réjouis, et aussi fut le roi de Portingal qui les voult voir ; et vinrent au palais devant le roi. Le roi en ot grand’joie, et leur demanda si le duc de Lancastre les envoyoit là. « Par ma foi, sire, répondit Nortberry, nous ne vîmes le duc de Lancastre grand temps a, ni il ne sait rien de nous ni nous de lui. Nous sommes gens de plusieurs sortes qui demandons les armes et les aventures. Il y en a de tels qui vous sont venus servir de la ville de Calais. » — « Par ma foi ! dit le roi, ils soient, et vous tous les bien-venus. Votre venue me fait grand bien et grand’joie, et sachez que je vous embesognerai temprement. Nous avons été ici un moult long-temps enclos, et tant que nous en sommes tous ennuyés, mais nous prendrons la largesse des champs aussi bien que nos ennemis ont fait. » — « Sire, repondirent ces capitaines anglois, nous ne désirons autre chose, et nous vous prions que nous puissions bien briévement voir vos ennemis. » Le roi de Portingal en fit dîner de ces nouveaux venus en son palais à Lussebonne plus de deux cens, et commanda que eux tous fussent logés en la cité bien à leur aise. Ils le furent, et tantôt payés de leurs gages pour trois mois ; et mit le roi clercs en œuvre, et fit lettres escripre et sceller, et envoya par tout son royaume, en mandant et commandant, sur quant que on se pouvoit méfaire, que toutes gens portant armes se traissent vers Lussebonne.

Tous ceux à qui les lettres du roi Jean de Portingal vinrent n’obéirent pas ; mais demeurèrent trop de gens en leurs hôtels, car les trois parts du dit royaume se dissimuloient à l’encontre de ceux de Lussebonne, pourtant que ils avoient couronné ce roi qui étoit bâtard, et en disoient lors grosses paroles en derrière. Et pour le grand trouble et différend que le roi de Castille et son conseil véoient au pays de Portingal, s’avancèrent-ils ainsi en intention de le conquester ; et disoient que il n’y convenoit que une journée de bataille, et si ceux de Lussebonne pouvoient être rués jus, le demeurant du pays en seroit tout réjoui ; et jetteroient hors du pays ce maître de Vis ou ils l’occiroient, et que ce étoit terre de conquêt pour lui, car sa femme en étoit droite héritière. Assez volontiers et légèrement s’en fut déporté de la guerre le roi Jean de Castille, mais ses gens ne le vouloient pas, ains le enhardissoient, et disoient que il avoit juste cause et querelle à la guerre. Quand le roi de Portingal vit que à son mandement et commandement trop de son peuple, dont il pensoit à être servi, désobéissoient, si fut tout pensif et mérancolieux ; si appela ses plus féables de Lussebonne, et les chevaliers de son hôtel qui avoient rendu peine à son couronnement et qui avoient servi le roi Ferrant son frère, messire Jean Ra Digos et messire Jean Tête-d’Or, le seigneur de la Figière et messire Guillaume de Cabescon, Ambroise Coutinh et Pierre Coutinh son frère, et messire Ouges Navaret, un chevalier de Castille qui étoit tourné Portingalois, car le roi Dam Jean l’avoit enchassé hors de son royaume ; si l’avoit le roi de Portingal retenu et fait capitaine de tous ses chevaliers.

À ce conseil démontra le roi plusieurs choses, et dit : « Beaux seigneurs qui ci êtes, je sais bien que vous êtes tous mes amis, car vous m’avez fait roi ; et vous véez comment plusieurs gens de mon royaume, à mon grand besoin, s’excusent, et ne les puis avoir pour mettre sur les champs ; car en vérité, si je les véois de aussi bonne volonté comme je suis pour aller combattre mes ennemis, je en aurois grand’joie ; mais nennil, car je vois que ils se refreignent et se dissimulent. Si me faut bien avoir conseil sur ce, comment je me pourrai ordonner ; et m’en répondez votre avis, je vous en prie. »

Adonc parla messire Gommes de Cabescon, un chevalier portingalois, et dit : « Sire, je vous dis à conseil, pour votre honneur et profit, que, au plutôt que vous pourrez, vous vous traiez sur les champs avecques ce que vous avez de gens et vous aventurez ; et nous aussi nous demeurerons avecques vous et vous aiderons jusques à la mort. Car nous vous avons fait seigneur et roi de celle ville. S’il y a en Portingal aucuns rebelles ou arrogans à vous, je dis, et aussi disent les plusieurs de celle ville, que c’est pour la cause de ce que on ne vous a point vu encore chevaucher ni montrer visage à vos ennemis. Vous avez eu jusques à ores la grâce et la renommée d’être vaillant homme aux armes, et au besoin votre vaillance vous fault. C’est ce qui a fait enorgueillir vos ennemis et refroidir vos subgiets ; car si ils véoient en vous fait vaillance et prouesse, ils obéiroient et vous douteroient. Aussi feroient vos ennemis. » — « Par mon chef, dit le roi, vous parlez bien, et il est ainsi ; et je vous dis, messire Gommes, que tantôt on fasse appareiller nos hommes, et ordonner chacun selon lui, car nous chevaucherons temprement et montrerons visage à nos ennemis. Ou nous gagnerons tout à celle fois ou nous le perdrons. » — « Monseigneur, répondit le chevalier, il sera fait ; car, si vous avez la journée pour vous, et Dieu vous envoie bonne fortune, vous demeurerez roi de Portingal pour toujours mais, et si en serez loué et prisé en étranges terres où la connoissance en venra. Et au parfait de l’héritage vous ne pouvez venir fors que par bataille. Et exemple je vous fais du roi Dam Henry votre cousin, le père de Jean qui est roi à présent de toute Castille, d’Espaigne et de Toulète, de Galice et de Cordouan et de Séville. Il vint à tous ces héritages par bataille, ni jamais il n’y fût venu autrement. Car vous savez comment la puissance du prince de Galles et d’Aquitaine remit le roi Dam Piètre votre cousin en la possession et héritage des terres encloses dedans les Espaignols. Et depuis, par une journée de bataille que il ot contre lui devant Montiel, il perdit tout. Et fut icelui roi Henry en possession comme devant ; à laquelle journée il aventura soi et les siens. Tout aussi vous faut-il aventurer, si vous voulez vivre à honneur. » — « Par mon chef, dit le roi, vous dites voir, et jamais ne vueil avoir d’autre conseil que cestui, car il nous est profitable et honorable. »

Sur cel état se départit le parlement ; et fut ordonné que dedans trois jours on se mettroit sur les champs, et prendroit-on terre et place pour attendre les ennemis. On tint ces trois jours les portes de Lussebonne si closes que oncques homme ni femme n’en saillit, car le roi ni les Lussebonnois ne vouloient pas que leurs ennemis sçussent leur intention ni leur convenant. Quand ce tant d’Anglois qui là étoient entendirent que on chevaucheroit et que on iroit vers Saint-Yrain, où le roi de Castille et ses gens étoient, si en furent trop grandement réjouis. Adonc firent toutes gens appareiller leurs armures, et cils archers leurs arcs et leurs sajettes, et tous les autres selon ce que il leur besognoit ; et se partirent à un jeudi, après boire, de la cité de Lussebonne ; et se mirent sur les champs et se logèrent ce jour sur une petite rivière à deux lieues de Lussebonne. Le roi et tout son ost, ayant les visages vers Saint-Yrain, disoient tous de grand’volonté : que jamais en Lussebonne ne retourneroient si auroient vu leurs ennemis, et que mieux leur valoit que ils envahissent et requissent à leurs ennemis la bataille que leurs ennemis vinssent sur eux. Car on en avoit vu plusieurs signifiances, des requérans et des non requérans ; et que contre cinq les quatre requérans avoient obtenu place ; et que presque toutes les victoires que les Anglois avoient eues en France sur les François, ils l’avoient requis ; et que on est par nature plus fort et mieux encouragé en assaillant que on ne soit en défendant. De celle opinion étoient-ils tous ou en partie. Et en faisoient là exemple aucuns des bourgeois de Lussebonne, et disoient ainsi : « Nous étions en ce temps que les Gantois vinrent devant Bruges requerre et combattre le comte de Flandre et sa puissance en la dite ville, et savons bien que Philippe d’Artevelle, Piètre du Bois, Jean Cliquetiel, François Acreman et Piètre le Vintre, qui étoient lors les capitaines des Gantois, n’emmenèrent hors de Gand ni ne mistrent que sept mille hommes : de quoi ces sept mille hommes, requérant bataille de leurs ennemis, en déconfirent quarante mille. C’est chose toute véritable ; ni oncques n’y ot trahison, fors la bonne fortune et aventure qui fut pour les Gantois. Et étoient les Gantois, au jour de la bataille, qui fut par un samedi devant Bruges, à une grosse lieue près, si comme nous leur ouïmes dire à lendemain quand ils eurent conquis Bruges, aussi confortés du perdre que du gagner ; et aussi devons-nous être si nous voulons faire bon exploit d’armes. » Ainsi se devisoient les Lussebonnois ce jeudi l’un à l’autre ; dont le roi, quand il fut informé de leurs paroles et de leur grand confort, il en ot grand’joie en son cœur.

Quand ce vint le vendredi au matin, on sonna les trompettes en l’ost du roi de Portingal. Tous s’appareillèrent et ordonnèrent, et prindrent le chemin à destre, suivant la rivière et le plain pays, pour le charroi qui les suivoit et leurs pourvéances. Et cheminèrent ce jour quatre lieues.

Nouvelles vinrent au roi de Castille ce vendredi au matin, là où il se tenoit, à Saint-Yrain, que les Portingalois et le roi Jean que ceux de Lussebonne avoient couronné, étoient hors de Lussebonne et chevauchoient vers lui. Ces nouvelles s’épandirent tantôt parmi leur ost. Dont eurent Espaignols, François, Gascons moult grand’joie, et dirent entre eux : « Velà en ces Lussebonnois vaillans gens quand ils nous viennent combattre. Or tôt mettons-nous sur les champs, et les encloons si nous pouvons, avant qu’ils retournent en leur ville ; car, si nous pouvons, jamais pié ne retournera en Lussebonne. » Adonc fut ordonné et publié parmi l’ost, à trompettes, que le samedi au matin on fût tout prêt à pied et à cheval, et que le roi partiroit et iroit combattre ses ennemis. Tous s’ordonnèrent et montrèrent que ils avoient grand’joie de cette journée et de celle aventure.

Quand ce vint le samedi au matin on sonna trompettes et claronceaux à grand’foison parmi l’ost, et ouït le roi messe au chastel[2] et puis but un coup, et aussi firent toutes ses gens ; et montèrent à cheval et se trairent sur les champs en bonne et belle ordonnance, messire Regnault Limousin, maréchal de l’ost, tout devant. Si furent envoyés leurs coureurs chevaucher et aviser le contenement des ennemis ; et quelle part on les trouveroit ; et quelle quantité, par avis, ils pouvoient être.

Si furent envoyés de par les François deux écuyers, l’un bourguignon et l’autre gascon : le Bourguignon nommoit-on Guillaume de Montdigy et étoit avecques messire Jean de Rie ; et le Gascon de Berne nommoit-on Bertran de Barége ; et furent tous deux ce jour chevaliers ; et avecques eux un chastelain de Castille et bon homme d’armes qui s’appeloit Pierre Ferrant de Médine ; et étoit monté sur un ginet léger et bien courant à merveilles. Endementres que ces trois chevaucheurs chevauchoient les champs avant et arrière pour aviser le contenement des Portingalois, le grand ost vint, où il y avoit largement deux mille lances, chevaliers et écuyers gascons, bourguignons, françois, picards et bretons, aussi bien arroiés et appareillés et armés de toutes pièces que nuls gens d’armes pourroient être, et bien vingt mille Espaignols, et tous à cheval, et chevauchoient tout le pas. Si n’avoient pas chevauché le trait d’un arc, quand ils s’arrêtèrent.

D’autre par le roi de Portingal avoit envoyé trois coureurs chevaucheurs pour aviser justement et clairement l’ordonnance et contenement des Espaignols, dont les deux étoient Anglois, écuyers et apperts hommes d’armes : l’un étoit nommé Janequin d’Arteberi, et l’autre Philippe de Barqueston, et avecques eux un Portingalois nommé Ferrant de la Griose. Tous étoient bien montés. Et chevauchèrent ces trois si avant que ils avisèrent, d’un tertre où ils étoient montés et esconsés entre arbres où on ne les pouvoit voir pour les feuilles, tout le contenant des Espaignols.

Or retournèrent devers le roi de Portingal et son conseil ces trois chevaucheurs dessus nommés, et le trouvèrent, et tout l’ost, dessus les champs. Ils firent record et relation de leur chevauchée en disant : « Sire roi, nous avons été si avant que nous avons vu tout le contentement de vos ennemis ; et sachez que ils sont grand’gent et belle gent ; et y peut bien avoir trente mille chevaux ; si ayez sur ce avis. » Adonc demanda le roi : « Dites-moi, chevauchent-ils tous en flotte ? » — « Nennil, sire, ils sont en deux batailles. » Adonc se retourna le roi de Portingal vers ses gens, et dit tout haut : « Avisez-vous, ci ne faut point de couardise ; sans faute nous nous combattrons, car nos ennemis chevauchent et ont grand’volonté de nous trouver. Si nous trouveront, car nous ne pouvons fuir ni retourner. Nous sommes issus de Lussebonne grand’foison de gens. Or pensez du bien faire et de vous vendre. Vous m’avez fait roi aujourd’hui ; je verrai si la couronne de Portingal me demeurera paisiblement. Et soyez tout sûrs que jà je ne fuirai, mais attendrai l’aventure avecques vous. » Et ils répondirent : « Dieu y ait part ! et nous demeurerons aussi tous avecques vous. »

Adonc furent appelés Nortberry, Hartecelle, d’Arteberry et aucuns des autres des plus usagés d’armes et qui le plus avoient vu. Si leur fut demandé quel conseil ils donnoient pour attendre l’aventure et la bataille, car il étoit vrai que combattre les convenoit, car les ennemis leur approchoient fort, qui étoit grand’foison et bien largement quatre contre un. Donc, répondirent les Anglois et distrent : « Puisque nous aurons la bataille et qu’ils sont plus de gens que nous ne sommes, c’est une chose mal partie, si ne la pouvons conquerre fors que par prendre avantage. Et si vous savez près de ci nul lieu où ait avantage de haies ni de buissons, si nous faites aller celle part : nous là venus, nous nous fortifierons par telle manière que vous verrez, et que nous ne serons pas si légers à entamer et à entrer en nous, comme nous fussions en-mi ces plains. » Lors dit le roi : « Vous parlez sagement, et il sera ainsi fait comme vous le dites. »

Au conseil des Anglois se sont arrêtés le roi de Portingal et les Lussebonnois, et ont jeté leur avis où ils se trairont. Vous devez savoir que assez près de là où ils étoient siéd la ville de Juberot, un grand village auquel les Lussebonnois avoient envoyé toutes leurs pourvéances, leurs sommiers et leur charroy, car ils avoient intention que ce soir ils y viendroient loger, eussent bataille ou non, si du jour ils pouvoient issir à honneur. Au dehors de la ville, ainsi comme au quart d’une lieue, a une grande abbaye de moines où ceux de Juberot et autres villages vont à la messe ; et siéd celle église un petit hors du chemin en une motte avironnée de grands arbres et de haies et de buissons ; et y a assez fort lieu parmi ce que on y aida. Adonc il fut dit en la présence du roi et de son conseil et des Anglois qui là étoient appelés, car combien que ils ne fussent que un petit, si vouloit le roi ouvrer grandement par leur conseil : « Sire, nous ne savons près de ci plus appareillé lieu ni plus propice que Juberot ; ve-là le moûtier entre ces arbres. Il siéd en forte place assez, avec ce que on y pourra bien aider. » Ceux qui connoissoient le pays distrent : « Il est vérité. » — « Donc, dit le roi, traions-nous de celle part ; et nous ordonnons là par telle manière et par tel conseil que gens d’armes doivent faire ; par quoi nos ennemis, quand ils viendront sur nous, ne nous trouvent pas dégarnis ni vuides d’avis et de conseil. » Tantôt fut fait : on se trait le petit pas vers Juberot, et sont lors venus en la place de l’église. Adonc ont les Anglois et messire Hougues Navaret, et aucuns vaillans hommes de Portingal et de Lussebonne qui là étoient, allés tout à l’environ pour le mieux aviser. Si distrent les Anglois : « Vez-ci lieu fort assez, parmi ce que on y aidera, et pourrons bien sûrement et hardiment attendre ci l’aventure. » Lors firent-ils au côté devers les champs abattre les arbres et coucher de travers, afin que de plain on ne pût chevaucher sur eux ; et laissèrent un chemin ouvert qui n’étoit pas d’entrée trop large ; et mistrent ce que ils avoient d’archers et d’arbalêtriers sur les deux êles de ce chemin et les gens d’armes tout de pied au beau plain, et le moûtier à leur côté auquel le roi de Portingal se tenoit, et avoient là mis leur étendart et les bannières du roi.

Quand ils se virent ainsi ordonnés, ils eurent grand’joie et distrent, si il plaisoit à Dieu, ils étoient bien en place pour eux tenir longuement et faire bonne journée. Là, leur dit le roi : « Beaux seigneurs, soyez huy tous prud’hommes, et ne pensez point au fuir, car la fuite ne vous vaudroit rien : vous êtes trop loin de Lussebonne ; et avecques tout ce, en chasse et en fuite n’a nul recouvrer, car trois en abattroient et occiroient douze en fuyant. Montrez hui que vous soyez gens d’arrêt et de prouesse, et vendez vos corps et vos membres aux épées et aux armures ; et imaginez en vous que, si la journée est pour nous, ainsi comme elle sera, si Dieu plaît, nous serons moult honorés, et parlera-t-on de nous en plusieurs pays où les nouvelles iront ; car toujours on exaulce les victorieux et abaisse-t-on les déconfits. Et pensez à ce que vous m’avez fait roi, si en devez être plus hardis et plus courageux. Et soyez tout certains que, tant que celle hache me durera en la main, je me combattrai, et, si elle me faut ou brise, je recouvrerai autre, et montrerai que je veuil défendre et garder la couronne de Portingal pour moi, et le droit que je y ai par la succession de monseigneur mon frère, laquelle je dis et prends sur l’âme de moi que on me chalenge à tort et que la querelle est mienne. »

À ces paroles répondirent tous ceux de son pays qui ouï l’avoient, et dirent : « Sire roi, votre grâce et merci, vous nous admonestez sagement et doucement que nous soyons tous prud’hommes et que nous vous aidons à garder et défendre ce que nous vous avons donné et qui est vôtre. Sachez que tous demourerons avecques vous, ni de la place ne partirons où nous sommes arrêtés, ni ne viderons pour aventure qui nous vienne, si nous ne sommes tous morts. Et faites un cri à votre peuple qui ci est, car tous ne vous ont pas ouï parler, que nul et sur la vie n’ait l’avis ni le sentiment de fuir. Et si il y a homme de petit courage qui n’ose attendre l’aventure de la bataille, si se traie avant, et lui donnez bon congé de partir d’avecques les autres, car un mauvais cœur en décourage deux douzaines de bons ; ou on leur fasse trancher les têtes en la présence de vous, si donneront exemple aux autres. » Le roi dit : « Je le veuil. » Adonc furent deux chevaliers de Portingal ordonnés de par le roi, de chercher tous les hommes qui là étoient et aussi de eux admonester et enquerre si nul s’ébahissoit en attendant la bataille. Les chevaliers rapportèrent au roi, quand ils retournèrent, que tout partout où ils avoient été visiter par les connestablies, ils n’y avoient trouvé homme qui ne fût, par l’apparent que on véoit en lui, tout conforté pour attendre la bataille. « Tant vaut mieux, » dit le roi.

Adonc fit le roi demander parmi l’ost que quiconque vouloit devenir chevalier si se traisist avant, et il lui donneroit l’ordre de chevalerie en l’honneur de Dieu et de Saint George. Et me semble, selon ce que je fus informé, que il y ot là faits soixante chevaliers nouveaux desquels le roi ot grand’joie ; et les mit au premier front de la bataille, et leur dit au départir de lui : « Beaux seigneurs, l’ordre de chevalerie est si noble et si haute que nul cœur ne doit penser, qui chevalier est, à ordure ni à vileté ni à couardise ; mais doit être fier et hardi comme un lion, quand il a le bassinet en la tête et il voit ses ennemis. Et pour ce que je vueil que vous montrez huy prouesse là où il appartiendra à montrer, je vous envoie et ordonne au premier chef de la bataille. Or, faites tant que vous y ayez honneur, car autrement vos éperons ne seroient pas bien assis. » Chacun nouveau chevalier répondoit à son tour, et disoit en passant outre devant le roi : « Sire, nous ferons bien, si Dieu plaît, tant que nous en aurons la grâce et l’amour de vous. »

Ainsi se ordonnèrent les Portingalois que je vous dis, et se fortifièrent près de l’église de Juberot en Portingal. Et n’y ot ce jour nul Anglois qui voulsist devenir chevalier ; si en furent bien les aucuns requis et admonestés du roi, mais ils s’excusèrent pour ce jour. Et vous parlerons de l’ordonnance des Espaignols, comment ils s’ordonnèrent contre les Portingalois.

Or retournèrent devers le roi Jean de Castille et les chevaliers et écuyers et gens d’armes de France et de Gascogne, qui là étoient, les chevaucheurs de leur côté, lesquels ils avoient envoyés pour aviser leurs ennemis ; et rapportèrent telles nouvelles en disant ainsi : « Sire roi, et vous barons et chevaliers qui cy êtes présens, nous avons chevauché si avant que proprement nous avons vu les ennemis ; et selon ce que nous pouvons aviser et considérer, ils ne sont pas dix mille hommes en toute somme ; et se sont traits vers le moûtier de Juberot, et droit là se sont-ils arrêtés et mis en ordonnance de bataille ; et là les trouvera qui avoir les voudra. » Adonc appela le roi de Castille son conseil, et par espécial les barons et chevaliers de France, et leur demanda quelle chose en étoit bon à faire ; et fut en l’heure répondu : « Sire, c’est bon que ils soient combattus. Nous n’y véons autre chose ; car, selon ce que ont rapporté nos chevaucheurs, ils sont effrayés et en grand’doute, pourtant que ils se sentent loin de toutes forteresses où ils se puissent retraire. Lusseboune leur est loin à six lieues ; ils n’y peuvent courir à leur aise que ils ne soient r’atteints sur le chemin, non si ils ne prenoient ce soir l’avantage de la nuit. Si conseillons, sire roi, puisque nous savons où ils sont, que nous ordonnions nos batailles et les allions combattre, endementres que vos gens sont entalentés de bien faire. » — « Est-ce vos paroles, dit le roi à ceux de son pays, c’est à savoir à messire Da Ghomez Mendouch, messire Digho Per Serment[3], Pierre Goussart de Mondesque et Pierre Ferrant de Valesque et le grand-maître de Caletrave ; lesquels répondirent à la parole du roi et à sa demande, et dirent : « Monseigneur, nous avons bien entendu ces chevaliers de France, et véons et oyons que ils vous conseillent à aller chaudement combattre vos ennemis : nous voulons bien que ils sachent, et vous aussi, que, avant que nous soyons jusques à là et entrés en eux, il sera tard, car vous véez le soleil comment il tourne, et si n’avons encore pas ordonné nos batailles. Si est bon que nous attendons le matin, et les approchons de si près que nous sachions par nos espies et par nos chevaucheurs, que nous espartirons sur les champs en plusieurs lieux, leur contenement ; afin que, si il avient ainsi que sur le point de mie-nuit ils se délogeassent et se voulsissent retraire, nous nous délogerions aussi. Ils ne nous peuvent fuir ni échapper ; ils sont en plein pays ; il n’y a place, ni lieu fort, excepté le lieu où ils sont, de ci à Lussebonne, que nous ne les puissions avoir à notre aise ; et ce conseil nous vous donnons. »

Adonc se tut le roi un petit, et abaissa la tête ; et puis regarda sur les étrangers, et lors parla messire Regnault Lymousin, lequel étoit, si comme vous savez, maréchal de tout l’ost. Et dit, pour complaire aux François, en langage espaignol, afin qu’il fût mieux ouï et entendu, car bien le savoit parler, tant avoit-il été longuement nourri entre eux ; et tourna sa parole sur les Espaignols qui de-lez lui étoient et qui ce conseil donné avoient : « Vous, seigneurs, si les nomma tous autour par noms et par surnoms, car bien les connoissoit, comment pouvez-vous être plus sages de batailles ni mieux usagés d’armes que cils vaillans chevaliers qui ci sont présens ? Comment pouvez-vous deviser sur eux ni ordonner, fors que par chose qui soit de nulle valeur, car ils ne firent oncques en leur vie autre chose fors que traveiller de royaume en royaume pour trouver et avoir fait d’armes ? Comment pouvez ou osez rien deviser ou ordonner sur leur parole ni dédire leur avis, qui est si haut et si noble que pour garder l’honneur du roi et de son royaume, duquel vous avez plus grand’part que ils n’aient ; car vous y avez votre héritage et votre corps, et il n’y ont que leurs corps singulièrement, lesquels tout premièrement ils veulent aventurer ; et jà ont-ils requis au roi et prié que ils aient la première bataille, et le roi encore leur en a à répondre. Or regardez donc la grand’vaillance d’eux quand tous premiers ils se veulent pour vous et offrent à aventurer. Il pourroit sembler à aucuns que vous auriez envie sur eux, et que vous ne voudriez pas que profit et honneur leur vînt, ou que le roi eût victoire de ses ennemis qui l’ont guerroyé par plusieurs fois, tant que ils fussent en votre compagnie. Et bonnes gens d’armes qui tendent à toute perfection d’honneur ne doivent pour cela regarder, ni convoiter, mais être tout uns et d’un accord et d’une volonté. Et outre encore, par vous et par votre conseil, est le roi, monseigneur qui ci est, sur les champs ; et a tenu longuement et à grands coûtages et à grands frais de lui et de ses gens le siége devant Lussebonne, où oncques il ne put avoir l’aventure de guerroyer ou faire bataille, jusques à ce que le roi qui s’escript de Portingal, et qui n’a nul droit à la couronne, car il est bâtard non dispensé, se soit trait sur les champs. Or est-il maintenant avecques ce qu’il a d’amis, mais plenté ne sont-ils pas ; car si il avient que ils se retraient cauteleusement et que nous les perdons et que point ne soient combattus, vous vous mettez en aventure que le peuple de ce pays vous queurre sus et vous occie, ou que le roi vous tienne pour traîtres et vous tolle les tête et vos terres. Si n’y vois nul bon moyen pour vous, fors que le taire et laisser convenir ceux qui plus en ont vu de telles besognes que vous ne vîtes oncques ni ne verrez jamais. »

À ces mots leva le roi d’Espaigne la tête, et fut par semblant grandement réjoui des paroles que messire Regnault Lymousin ot dites, et les Espaignols furent tous ébahis ; et cuidèrent pour l’heure avoir plus mespris que ils ne firent, car combien que le chevalier les reprensist et leur allât à contraire, si avoit-il bien parlé et loyaument conseillé le roi que on ne pouvoit mieux ; mais vaillance et franchise le fit parler, et pour complaire aux chevaliers et escuyers étrangers dont il y avoit là grand’foison qui désiroient à avoir la bataille.

Tous se turent, et le roi parla et dit : « Je vueil que, au nom de Dieu et de monseigneur Saint-Jacques, soient combattus nos ennemis. Et ceux qui veulent être chevaliers se traient avant et viennent çà, je leur donnerai l’ordre de chevalerie, en l’honneur de Dieu et de saint George. » Là se trairent avant grand’foison d’escuyers de France et de Berne ; et là furent faits chevaliers de la main du roi : messire Roger d’Espaigne, ains-né fils à messire Roger, de la comté de Foix, messire Bertran de Barége, messire Pierre de Salebière, messire Pierre de Valencin, messire Guillaume de Ker, messire Augiers Solenare, messire Pierre de Vaude, messire Geoffroy de Partenay, messire Guillaume de Montdigy ; et tant que uns que autres il en y ot bien cent et quarante, lesquels prindrent de grand’volonté l’ordre de chevalerie ; et mirent hors premièrement plusieurs barons de Berne leurs bannières, et aussi plusieurs de Castille. Et aussi fit messire Jean de Rie.

Là pussiez voir entre ces nouveaux chevaliers toute frisqueté, joliveté et apperteté ; et se maintenoient si bel et si courtoisement que grand’plaisance étoit du regarder. Et étoient, comme je vous dis, une belle grosse bataille. Si s’en vinrent devant le roi le sire de Lignac et les autres, de quelque nation que ils fussent. Puisque ils n’étoient point des Espaignols et que ils étoient des étrangers, on les tenoit ou nommoit François. Et dirent au roi et requirent eux tous ensemble, et mêmement les plus notables armés de toutes pièces hors mis le bassinet : « Sire roi, nous vous sommes de grand’volontë et de lointain pays venus servir. Si nous faites celle grâce que nous ayons la première bataille. » — « Je la vous accorde, dit le roi, au nom de Dieu et de saint Jacques et de monseigneur Saint George, qui soient en votre armée. » Là distrent les Espaignols tout bas l’un à l’autre : « Regardez, pour Dieu, regardez comment notre roi se confie du tout en ces François. Il n’a nulle parfaite confiance à autrui que à eux. Ils auront et ont la première bataille. Ils ne nous prisent pas tant que ils nous appellent avecques eux. Ils font leur fait et leur arroi à part eux ; et nous ferons le nôtre à part nous ; et par Dieu nous les lairons combattre et convenir de leur emprise. Jà ont-il dit, et se sont vantés, que ils sont gens assez pour déconfire les Portingalois. Or soit ainsi, nous le voulons bien ; mais ce seroit bon que nous demandissions au roi si il veut demeurer avec nous ou aller avecques les François. »

Là furent en murmure ensemble moult longuement pour savoir si ils lui demanderoient ou si ils s’en tairoient, car ils ressoignoient grandement les paroles de messire Regnault Lymousin. Toutefois, tout considéré, ne véoient-ils point de mal à lui demander. Si s’avancèrent six des plus notables et des plus prochains de son corps, et en lui inclinant lui demandèrent ainsi :

« Très noble roi, nous véons bien et entendons par apparens signes que nous aurons aujourd’hui la bataille à vos ennemis. Dieu doint que ce soit à l’honneur et victoire de vous, si comme nous le désirons grandement. Or voulons-nous savoir où votre plaisance git le plus, ou à être avecques nous qui sommes vos féaux et sujets, ou à être avecques les François ? » — « Nennil, dit le roi ; beaux seigneurs, si je m’accorde à la bataille avoir avecques ces chevaliers et escuyers de France qui me sont venus servir et qui sont vaillans gens et pourvus de conseil et de grand confort, pour ce ne renoncé-je pas à vous ; mais vueil demeurer avecques vous ; si m’aiderez à garder. » De celle réponse eurent les Espaignols grand’joie, et s’en contentèrent bien et grandement, et dirent : « Monseigneur, ce ferons-nous ; ni jà ne vous faudrons jusques à la mort, car nous le vous avons juré et promis par la foi et par l’obligation de nos corps au jour de votre couronnement ; et tant aimâmes-nous le bon roi votre père que nous ne vous pourrions faillir par voie nulle quelconque. » — « C’est bien notre intention, » ce dit le roi. Ainsi demeura le roi d’Espaigne de-lez ses gens les Espaignols, où bien avoit vingt mille chevaux tous couverts. Et messire Regnault Lymousin étoit en la première bataille ; c’étoit son droit que il y fût, puisqu’il étoit maréchal.

  1. C’est-à-dire, tous ceux qui étaient du même pays, qui parlaient la même langue.
  2. Suivant les Chroniques portugaises, après avoir communié et reçu la bénédiction de l’archevêque guerrier de Brague, il plaça la croix sur sa poitrine ainsi que toute son armée. Le Portugal, suivant le parti d’Urbain, traitait de schismatiques les Espagnols qui suivaient le parti de Clément, et les Espagnols qui étaient Clémentins regardaient aussi leurs adversaires du parti d’Urbain comme des schismatiques. Les deux papes rivaux avaient distribué des indulgences à foison, et promis le ciel aux martyrs de leur cause.
  3. Diego Perez Sarmiento.