Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 489-493).

CHAPITRE XXXIII.

Comment le duc de Lancastre se partit de devant Brest en Bretagne, et comment il s’en vint par mer devant la Calongne au royaume de Castille.


Or prindrent le duc de Lancastre et ses gens terre assez près du chastel de Brest et du hâvre, et laissèrent leurs chevaux et leurs pourvéances en leurs nefs ; mais les dames et les damoiselles issirent hors pour eux rafreschir. Le premier jour ils n’entendirent point à l’assaillir, fors que de eux mettre à point et loger sur terre par trois ou quatre jours ; et tendirent les aucuns des seigneurs tentes et pavillons sur les champs contreval le hâvre, assez près de la mer et du chastel de Brest, et là se tinrent tout le jour et la nuit aussi. Quand ce vint à lendemain, le connétable et le maréchal de l’ost firent sonner les trompettes, en signe que on s’armât et mît en ordonnance pour aller assaillir. Donc s’armèrent toutes gens et se tinrent par bon arroy et par bonne ordonnance devers le chastel et les bastides qui étoient faites, ouvrées et charpentées de grand’manière ; et fut pour demeurer là dedans vingt ans ; et y avoit autour des bastides, fossés, portes, tours et bons murs et tout de gros bois. Or vinrent chevaliers et écuyers d’Angleterre qui vouloient et désiroient faire fait d’armes jusques aux barrières de la bastide. Si commencèrent à escarmoucher de grand’façon et de bonne volonté pour conquérir les bastides et ceux qui dedans étoient, et chevaliers et écuyers bretons dont il y avoit grand’foison et de bons, à eux défendre ; et pour avoir les armes mieux à main, ils firent ôter les bailles des défenses ; dont ils firent grand’folie ; mais ils se confioient en leur chevalerie, et vraiment il en y avoit assez. Là put-on voir grand foison de beaux faits d’armes et de durs rencontres, et de forts poussis de lances ; et en avoient le meilleur ceux qui pouvoient bien porter longuement haleine. Toutefois Anglois étoient grand’foison : si donnoient moult à faire par armes aux Bretons. Et par bien combattre ils gagnèrent les bailles ; et y ot dedans le dos de la ville plus de cent hommes d’armes, et furent Bretons sur le point de tout perdre. Quand messire Jean de Malestroit et le vicomte de Combour en virent la manière, si écrièrent leur cri et dirent : « Et comment, seigneurs, perdrons-nous ceci ainsi ? Avant ! avant ! or, au bien penser, si ne convient faire nulle feinte, mais mort ou honneur. »

Adonc se remistrent ensemble de grand courage les Bretons, et fichèrent leurs lances et glaives en terre, et s’appuyèrent fortement sur leur pas, et boutèrent de bras et de poitrines courageusement sur ceux qui les avoient reculés et boutés des barrières dedans la ville. Là étoient les armes faites belles à voir : là convint de force et de fait les Anglois reculer ; car ils furent si bien poussés et si durement que ils ne purent gagner terre ; et furent remis tous hors des bailles, et bien férus et battus ; ni oncques depuis ils ne purent gagner pour celle journée.

D’autre part, sur un autre lez de la bastide, il y avoit une tour de pierre séant sur terre, au descendant d’une roche que les Bretons tenoient ; et l’avoient prise à l’avantage de leur bastide et la gardoient. Là ot grand assaut et dur d’Anglois et d’archers, endementres que les gens d’armes se combattoient aux barrières ; et passèrent les Anglois un petit fossé que là y avoit, et vinrent au pied de la tour portans pics et hoyaux en leurs mains ; et commencèrent à piqueter et à piocher et à caver et à ôter pierres et affoiblir grandement la tour. Ceux qui étoient sus se défendoient vaillamment et hardiment de ce qu’ils avoient, et archers traioient à eux si ouniement que à peine ne s’osoit nul à montrer pour le trait, si il n’étoit trop fort armé de pavois. Là fouirent et houèrent et piquèrent Anglois tant que la moitié de la tour, par défaute de pied, quand ils lui avoient tollu miné et ôté le fondement, s’ouvrit et crevaça. Ceux qui dedans étoient et qui ouvrir et déjoindre la véoient, se trairent tous à un faix sur la plus saine partie, et tant que la moitié de la tour s’en alla à terre, et l’autre demeura et les compagnons dedans. Lors y ot grand’huyée des Anglois, quand ils les virent ainsi à découvert. À ces entrefaites il étoit sur le plus tard ; si sonnèrent les trompettes de retraite ; car pour ce jour ils disoient que ils en avoient fait assez. Si se retrairent, et au département les Anglois disoient aux Bretons : « Seigneurs, seigneurs, demeurez là celle nuit et faites bon guet, car demain nous vous venrons voir. Vous verrez bien de quelle part nous sauldrons, car il n’y rien au devant de vous qui vous fasse ombre ni encombrer. »

L’intention des Anglois étoit telle que le lendemain ils retourneroient à l’assaut à la bastide, et la conquerroient par force et les compagnons de dedans, car bien étoit en leur puissance : si passèrent la nuit tout aise, ils avoient bien de quoi.

On dit souvent, et voir est : bon l’auroient les penseurs, si n’étoient les contrepenseurs ; je le dis, pourtant que, si il y avoit dans l’ost des Anglois des gens soubtieux de la guerre, les Bretons, qui se tenoient en la bastide, étoient aussi pourvus assez de voir et connoître quelle chose leur pouvoit valoir et porter dommage. Ils connurent clairement qu’il les convenoit partir de là et traire, quelque part que ce fût, à sauveté, si ils ne vouloient être morts ou pris. Si eurent conseil de partir et de trousser ce que ils pourroient, et laisser la bastide. Si comme ils ordonnèrent pour le mieux, ils le firent ; et troussèrent tout, et montèrent sur leurs chevaux, et laissèrent la bastide, et se mirent aux champs, et prindrent le chemin de Hainebon, où il n’y a que quatre lieues de là. Ils ouvrèrent sagement de cela faire et de monter à cheval et partir ; car ils n’avoient garde que les Anglois les poursieuvissent, pourtant que ils n’avoient encore trait nuls chevaux hors de leurs nefs. Messire Jean de Malestroit et les chevaliers et écuyers qui avecques lui étoient vinrent celle nuit à Hainebon ; si se boutèrent dedans, et la trouvèrent toute ouverte et appareillée : là n’orent-ils garde des Anglois. Quand ce vint au matin, on sonna trompettes pour armer l’ost des Anglois, et eux traire à l’assaut ; et vouloient trop bien faire la besogne, mais nouvelles leur vinrent que les Bretons étoient partis et avoient laissé la bastide. Lors se repentirent les Anglois grandement de ce qu’ils n’avoient mis une embûche sus, par quoi ils ne eussent pas ainsi perdu leur proie. Si envoyèrent les seigneurs désemparer la bastide, et y boutèrent le feu dedans par varlets qui étoient taillés de cela faire. Ainsi furent délivrées par le duc de Lancastre les bastides de Brest ; et ce jour allèrent voir le duc et messire Jean de Hollande et aucuns des seigneurs, et non pas tous, le chastel de Brest ; et y menèrent les dames ; et y burent et mangèrent, et puis se retrairent à leurs logis ; et le lendemain, le tiers jour, on rafreschit les nefs d’eau douce, et au quart jour ils se retrairent dedans et se désancrèrent, et puis s’en partirent.

Le quart jour que ils avoient été logés sur les champs au dehors de Brest, ils avoient eu conseil ensemble, le duc, les seigneurs et les mariniers de Portingal qui y furent appelés, pour savoir quelle part ils se trairoient, ni quelle terre ni port ils prendroient, ou si ils iroient à Lussebonne ou au port de Portingal, ou si ils prendroient terre en Biscquaie ou à la Calongne. Si furent sur cel état les ducs et les seigneurs longuement en conseil ensemble ; et en fut demandé l’avis à Alphonse Vretat, maître des navires du roi de Portingal, lequel répondit et dit : « Mes seigneurs, pour ce suis-je envoyé à querre la vôtre aide et tramis en Angleterre par devers vous, que le roi de Portingal, monseigneur, vous escript que, en quelque part que vous arrivez en son pays, vous serez les bien venus, et il en aura grand’joie, car il désire grandement votre venue et vous voir. »

On fut sur cel état un temps et bien une heure, et fut délibéré que on iroit prendre terre au port de Portingal à trente lieues de Lussebonne, et puis fut tout retourné, car on dit : « Que le plus honorable étoit sans comparaison de prendre terre sur marche d’ennemis que sur ses amis ; et que les ennemis, quand ils sauront que nous serons arrivés sur eux, en auront plus grand’peur et plus grand’fréeur. » Donc fut arrêté et accordé de prendre terre à la Calongne en Galice. Celle part tournèrent les mariniers, lesquels avoient vent et temps à souhait ; et ne furent, depuis que ils se départirent de Brest, que cinq jours sur la mer que ils vinrent devant le hâvre de la Calongne, et là entrèrent en attendant l’aigue, car ils avoient basse yeaue ; si ne pouvoit-on approcher terre de si près.

Or vous dirai des chevaliers de France, de monseigneur le Barrois des Barres, de messire Robert et de messire Jean de Bracquemont, de messire Jean de Chastel-Morant, de messire Pierre de Villaines, de messire Tristan de la Gaille et des autres qui étoient venus en pèlerinage en la ville de Compostelle au baron monseigneur saint Jacques en grand’dévotion. Quand ils orent fait leur pèlerinage et chacun son offrande, et ils se furent traits à l’hostel, nouvelles leur vinrent, par ceux qui demeuroient sur les frontières et bondes de la mer, que les Anglois montroient que ils vouloient venir et arriver et prendre terre à la Calongne. Avant que sommiers ni mulets ni chevaux fussent troussés, qui leur harnois portoient, ils ordonnèrent à partir tantôt et venir devers la Calongne, et se mirent à chemin pour conforter le port, la ville et le chastel ; et bien dirent ceux qui le chastel et la ville de Calongne connoissoient : « Avançons-nous ; car si les Anglois, par mésaventure ou par force d’armes, prenoient la ville et le chastel de la Calongne, ils seroient tous seigneurs du pays. Les chevaliers prindrent leurs chevaux qui les suivoient, et firent tant par bon exploit que ils vinrent celle nuit à la Calongne, où il y a quatorze grands lieues et divers pays ; et se boutèrent si à point en la ville et au chastel, que les Anglois venoient, qui ancrèrent devant le hâvre ; dont on fut moult réjoui en la ville et au chastel de leur venue.

Toute celle nuit vinrent les sommiers qui apportoient et amenoient leur harnois. Quand ce vint au matin, ce fut grand’beauté de voir entrer au hâvre de la Calongue ces gallées et ces nefs armées, chargées de gens et de pourvéances et de ouïr ces trompettes qui sonnoient à tous lez ; et les trompettes du chastel et de la ville résonnoient à l’autre lez et se ébattoient l’un contre l’autre.

Tantôt connurent les Anglois que il y avoit grand’gent d’armes et de bonne garnison, et que François étoient saisis de la ville et du chastel. Adonc issirent les seigneurs tout bellement et aussi toutes manières de gens hors des vaisseaux et des gallées, et se trairent sur les champs, ni point n’approchèrent de la ville, ils n’y avoient que faire, car elle est trop forte et trop bien fermée ; et si étoit bien pourvue de bonnes gens d’armes. Ils en véoient bien les apparences.

Au dehors de la ville de la Calongne avoit aucuns hôtels et maisons de pécheurs et de gens de mer. Là se trairent les seigneurs et se logèrent ; mais il convint faire assez d’autres logis, car il y en avoit trop peu pour tous. Le premier jour que ils arrivèrent au port de la Calongne, le second, le tiers et le quart furent ceux tous embesognés qui à ce faire ordonnés étoient, de décharger les gallées et les vaisseaux, tant y avoit de pourvéances et de choses amenées et à vider hors des nefs. Si furent mis hors les chevaux tout bellement, qui avoient été ès nefs plus de quinze jours. Si étoient foulés et oppressés, combien qu’ils eussent été bien gouvernés et approvendés de foins, d’avoine et d’aigue douce ; mais autant bien leur griève la mer, comme elle fait aux gens. Si furent menés et pourmenés et rafreschis de nouvelles pourvéances et de fresches aigues.

Quand tout fut mis hors des gallées et des vaisseaux, on demanda au duc quelle chose il vouloit que on ordonnât de la navie. Il répondit : « Je vueil que tous les mariniers soient payés de leur peines ; et puis fasse chacun son profit ; car je leur en donne bien congé. Et veux bien que chacun sache que jamais la mer en Angleterre ne repasserai, tant que je aurai ma pleine suffisance du royaume de Castille ; ou je mourrai en la peine. »

Le commandement du duc fut lors accompli ; on paya les mariniers si bien qu’ils se tinrent pour contens, puis après se départirent quand il leur plut. Si issirent du port de la Calongne et s’en allèrent, les aucuns en Portingal et les autres à Lussebonne ou à Bayonne, ou à le Bay en Bretagne, ou en Angleterre. Sachez que nul ne demeura derrière. Et le duc de Lancastre et les Anglois se logèrent à la Calongne, non au fort, mais au dehors en petites maisons qu’ils trouvèrent ; et aussi ils en firent des nouvelles de bois et de feuilles, ainsi que gens d’armes se logent.

Environ un mois et plus fut le duc de Lancastre à la Calongne sans point partir, si il n’alloit voler on chasser ; mais il et aucuns seigneurs d’Angleterre avoient fait venir chiens et oiseaux pour leurs déduits, et espriers pour les dames. Encore avoient-ils amené en leur navie moulins pour moudre, meules pour faire farine, fours pour cuire. De tels choses ne vont-ils point volontiers dégarnis, puisque ils cheminent en pays de guerre. Leurs fourriers alloient tous les jours en fourrage là où ils en pensoient trouver planté à fourrager, mais pas n’en trouvoient ; car ils étoient logés en povre pays et désert : si les convenoit aller trop loin pour fourrager. Or s’avisèrent les compagnons qui en la garnison étoient en la Calongne, le Barrois des Barres qui volontiers et bien sait chevaucher et reculer ses ennemis, quand il est nécessité et besoin, et Jean de Chastel Morant, et messire Robert, et messire Jean de Bracquemont, Tristan de la Gaille et les autres. Quand ils sçurent que les fourrageurs chevauchoient ainsi follement, ils pourpensèrent que un jour ils leur seroient audevant, et leur feroient payer une fois pour toutes les prises et les levées que ils avoient faites au pays ou faisoient. Si s’armèrent un soir, et montèrent à cheval, et partirent environ deux cents, et prirent guides qui de nuit les menèrent autour des bois et des montagnes ; et s’adressèrent au point du jour sur un bois et une montagne que on dit au pays à l’Espinette ; et là se tinrent sur le pas, car bien savoient, comme dit leur avoit été, que les Anglois fourrageurs chevauchoient et pilloient le pays, et voir étoit, et étoient bien trois cents.

Quand ceux fourrageurs orent cerché tout le pays, où avoient demeuré deux jours pour mieux piller et pour avoir plus grand fourrage, ils retournèrent arrière pour venir à la Calongne ; et ne pouvoient passer par autre pas que par le pas et montagne de l’Espinette. Quand ils se furent là embattus, messire Jean des Barres et les chevaliers et escuyers françois, qui embûchés sur le pas les attendoient, leur saillirent au-devant en criant : « Les Barres au Barrois ! » Là furent ceux fourrageurs tous esbahis ; car la greigneur partie ne portoient nulle armure. Il y avoit environ six vingt archers qui se tinrent gentiment à défense et en ordonnance et commencèrent à traire, et navrèrent par leur traité planté d’hommes et de chevaux ; et quand leur trait fut passé, ils jetèrent leurs arcs jus et se mirent les aucuns à défendre de ce qu’ils avoient et les autres se muçoient et embloient pour eux sauver. Que vous ferois-je long conte ? Des trois cens Anglois fourrageurs qui là étoient, il en y ot bien morts deux cens, et le demourant se sauvèrent au mieux qu’ils purent par buissons et par forts bois où ils se boutèrent et où gens de chevaux ne pouvoient entrer. Or revinrent les fuyans devant la Calongne, qui recordèrent ces nouvelles, et comment le Barrois des Barres et sa route les avoient rués jus ; lors s’estourmirent[1] ceux de l’ost du duc. Si fit armer messire Thomas Moreaulx plus de cinq cens hommes, qui étoit maréchal de l’ost ; et montèrent à cheval ; et lui-même monta et prit le pennon de Saint George, et se unit au chemin, en trop grand désir de trouver les François. Et chevauchèrent tant que ils vinrent à l’Espinette et sus le pas, où ils trouvèrent les gens morts, dont ils furent moult courroucés.

Quand ils furent là venus, ils n’eurent rien fait, car les François étoient jà retraits et rentrés au chemin lequel ils étoient venus. Jamais, qui ne les eût là menés, ils n’eussent suivi les esclos ; si s’en retournèrent sans rien faire. Et tout ainsi comme ils étoient à une demi-lieue de leur ost, ils regardèrent et virent bien sur côté les François qui rentroient au chastel de la Calongne ; si furent moult courroucés, mais amender ne le purent. Et fut ce jour moult blâmé d’aucuns en l’ost en requoi le maréchal, de ce que il envoyoit ni avoit envoyé fourrager ni consenti à aller leurs gens si simplement que sans gens d’armes, quand ils sentoient leurs ennemis près de l’ost, logés forts assez pour ruer jus cinq ou six cens fourrageurs ; et proprement le connétable et le duc de Lancastre l’en blâmèrent tant que il en fût tout honteux. Mais il se excusa et dit que sans celle fois ils y avoient été dix fois, et point n’y avoient les fourrageurs pris de dommage. « Messire Thomas, dit le duc, soyez une autre fois plus avisé, car ce avient à une fois en un jour qui point n’avient en cent. »

  1. Se mirent en mouvement.