Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 496-499).

CHAPITRE XXXV.

Comment le roi de Castille, conseillé que on abattît tous petits forts et moustiers de son royaume qui ne se pourroient tenir, prit les pourvéances pour les grosses villes pouvoir.


Lors furent parmi le royaume de Castille, si comme je le vous recorde, abandonnés tous petits forts, églises et moûtiers qui nulle puissance n’avoient de eux tenir. Lors furent attrapés ces paysans sur le plat pays, qui avoient fortifié églises et moûtiers, et là dedans retrait leurs biens, meubles, vins, blés, avoines, chairs et autres choses, et les y vouloient et cuidoient tenir et garder. Mais il leur en advint tout du contraire ; car ces chevaliers et escuyers et capitaines de routes y envoyèrent leurs gens, qui tout prenoient. Les pourvéances que ils trouvoient faisoient-ils bien amener ou apporter à leurs logis ; mais l’or et l’argent que ils trouvoient et dont ils rançonnoient les vilains du pays, ou ils leur faisoient racheter leurs biens, tout ce ne venoit mie à connoissance fors à eux, mais le boutoient en leurs bourses. Et tant firent aucuns povres compagnons, qui étoient plus subtils et aventureux les uns que les autres, car toujours en y a des mieux pourvus, et qui étoient issus de leurs hostels et maisons bassement et povrement montés, que ils avoient coursiers et genets de séjour, cinq ou six, et grosses ceintures d’argent et mille ou deux mille francs en leurs bourses, et en leurs pays ils allassent espoir à pied ou sus un povre roussin. Ainsi gagnèrent ces compagnons qui se trouvèrent en la première rèse en Castille ; et tout le plat pays, car il fut tout riflé, couru et mangé de leurs gens mêmes, car ils ne vouloient pas que leurs ennemis en eussent joie ni aise.

Quand les nouvelles en furent venues en France aux autres povres compagnons chevaliers et escuyers, en Beauce, en Berry, en Auvergne, en Poitou et en Bretagne, comment leurs gens étoient enrichis en Castille, si furent plus diligens et plus aigres assez de partir de leurs maisons et d’aller en Espaigne, puisque renommée couroit que on pilloit aussi bien sus terre d’amis comme d’ennemis.

Bien étoit le roi de France, et ses oncles aussi, et leurs consaulx, informé du voyage du duc de Lancastre que il devoit faire en Castille, avant que il se départesist oncques ni issit hors du royaume d’Angleterre ; car renommée court, va et vole partout tantôt. Et bien savoient que le royaume de Castille auroit à faire ; et pour ce, et pour y remédier, avoit le duc de Bourgogne si légèrement fait paix aux Gantois, que pour adresser et aider aux besognes et nécessités du roi de Castille, envers qui le roi de France et le royaume étoient grandement tenus par plusieurs raisons ; car par le roi de Castille et par ses gens, et par ses navies et armées de mer, étoient les besognes du royaume de France assez en bon état. Avec tout ce, le jeune roi Charles de France avoit trop grand’affection d’aller à main armée et à puissance de gens d’armes et de vaisseaux ens ou royaume d’Angleterre, et en avoit de son accord tous chevaliers et écuyers du royaume de France, et par espécial le duc de Bourgogne et le connétable de France, le comte de Saint-Pol, nonobstant qu’il eût épousé la sœur du roi Richard d’Angleterre, et le seigneur de Coucy. Et disoient ces seigneurs, et aussi la greigneur partie de la chevalerie de France : « Pourquoi n’allons-nous une fois en Angleterre voir le pays et les gens ? et apprendrons le chemin, ainsi comme les Anglois en leur temps Font appris en France. »

Donc il advint en celle année, l’an mil trois cent quatre vingt six, tant pour rompre et briser l’armée du duc de Lancastre, ou pour retraire hors de Galice et de Castille, que pour donner cremeur aux Anglois, pour voir et savoir comment ils se maintiendroient, les plus grands et les plus beaux apparens se firent en France ; et furent généralement tailles levées et assises sur toutes gens, tant en cités que en bonnes villes que au plat pays, et tant que, sus une année fut plus levé en France, que oncques n’avoit été vu puis cent ans ; et aussi les plus grands et les plus beaux apparens se firent par mer. Et tout l’été jusques au mois de septembre on ne fit que moudre farines et cuire biscuits à Tournay, à Lille, à Douay, à Arras, à Amiens, à Bethune, à Saint-Omer et à toutes les villes voisines de l’Escluse ; car telle étoit l’intention du roi et de son conseil, que à l’Escluse on monteront là en mer, et par là on iroit entrer en Angleterre et tout le pays détruire. Bien riches gens parmi le royaume de France, pour l’aide de ce voyage et pour avoir navires et vaisseaux assez, étoient taillés et taxés au tiers et au quart de leur chevance ; et plusieurs menues gens, payoient plus que ils n’avoient vaillant, et ce pour accomplir le payement des gens d’armes.

Mouvant d’Espaigne du port de Séville jusques en Prusse n’étoient nuls gros vaisseaux sur mer, où les François pussent mettre leur main ni l’arrêt, qui fut en leur prière ni en leur puissance, que tous ne fussent retenus pour le roi et pour ces gens. Avecques tout ce, les pourvéances de toutes parts arrivoient en Flandre et si grosses, de vins et de chairs salées, de foins, d’avoines, de tonneaux de sel, d’oignons, de verjus, de biscuit, de farine, de graisses, de moyeux d’œufs battus en tonneaux, et de toutes choses dont on se pouvoit aviser ni pour-penser, que, au temps avenir, qui ne le vit adoncques, il ne le voudra ou pourra croire. Et furent seigneurs priés, escripts et mandés jusques en Savoie, jusques en Allemagne, et sur le soleil couchant jusques en la terre au comte d’Armignac. Et furent priés ces deux lointains seigneurs à être en ce voyage avecques le roi ; et le comte de Savoie retenu à cinq cents lances de Savoyards ; et d’autre part le comte d’Armignac et le Dauphin d’Auvergne. Et quoique ces seigneurs fussent lointains et ne savoient, ni savoir ne pouvoient, à quelle fin celle armée se feroit, si faisoient-ils faire leurs pourvéances si grandes, si grosses et si coûtables que merveille est à penser, ni où les biens étoient pris qui arrivoient en Flandre par terre et par mer à Bruges, au Dam et à l’Escluse.

Et furent très la Saint-Jean envoyés querre en Hollande et en Zélande, à Mildebourch, à Zerechiel, à Dourdrech, à Scounehove, à Legode, à Herlem, à le Delph, à le Brille et en toutes les villes sur mer ou sus les rivières rentrans en mer, tous les gros vaisseaux dont on pouvoit soi aider ; et tout lever et amener à l’Escluse ; mais Hollandois et Zélandois disoient, quand on les avoit levés et retenus : « Si vous voulez que nous soyons à vous et avoir notre service, si nous payez tout sec, autrement nous n’irons nul part. » Là étoient-ils payés, dont ils furent sages, avant que ils partissent ni voulsissent partir de leurs hâvres ni de leurs maisons. Oncques, puis que Dieu créa le monde, on ne vit tant de nefs ni de gros vaisseaux ensemble, comme il y ot en cel an en la mer au hâvre de l’Escluse et sur la mer entre l’Escluse et Blanqueberge ; car au mois de septembre, en l’an dessus dit, ils furent nombrés à treize cent et quatre vingt sept vaisseaux : ce sembloit des mâts, à l’Escluse, qui regardoit en mer, un grand bois. Et encore n’y étoit pas la navie du connétable de France, messire Olivier de Cliçon, qui s’ordonnoit et appareilloit à Laudriguier[1] en Bretagne. Avecques tout ce, le connétable de France faisoit faire ouvrer et charpenter en Bretagne l’enclosure d’une ville ; et tout de bon bois et gros, pour asseoir en Angleterre là où il leur plairoit, quand ils y auroient pris terre, pour les seigneurs loger et retraire de nuit, pour eschiver les périls des réveillemens et pour dormir plus aise et plus assur. Et quand on se délogeroit de une place et on en iroit en autre, celle ville étoit tellement ouvrée et ordonnée et charpentée que on la pouvoit défaire par charnières, ainsi que une couronne, et rasseoir membre à membre. Et y avoit grand’foison de charpentiers et d’ouvriers qui l’avoient compassée et ouvrée et savoient comment elle devoit aller ; et de ce étoient-ils retenus et avoient grands gages.

En celle armée qui devoit aller en Angleterre, je n’ouïs point nommer le duc de Bretagne que il fit nulles apparences et provisions en Flandre, ni le duc de Touraine, le jeune frère du roi, ni le comte d’Alençon, ni le comte de Blois : mais tous n’y pouvoient point aller ; il convenoit que il en demeurât en France pour aider à garder le royaume. Qui eût été en ce temps à Bruges, au Dam et à l’Escluse, et eût vu comment on étoit soigneux d’emplir nefs et vaisseaux, de mettre foin par torches en tonneaux, de mettre biscuits en sacs, de mettre oignons, aulx, pois, fèves et oliètes, orges, avoines, seigles, blés, chandelles de sieu, chandelles de cire, housseaulx, souliers, chausses-à-housser, bottines, éperons, couteaux, haches, coignées, pics, haveaulx, claies de bois, boîtes à mettre oignement, étouppes, bandeaux, contrepointes pour dormir sus, fers et clous pour ferrer les chevaux, bouteilles à verjus et à vinaigre, hannaps, godets, écuelles de bois et d’étain, chandelliers, bacins, pots, grils, ostils de cuisine, ostils de bouteillerie, ostils pour autres offices, et toutes choses dont on se peut au pourvoir à penser, qui seroient nécessaires pour servir corps d’homme avaler en nefs, par tonneaux ou autrement, sachez que l’oubliance du voir et la plaisance du considérer y étoit si grande, que qui eût eu les fièvres ou le mal des dents, il eût perdu la maladie pour aller de l’un à l’autre. Et comptoient ces compagnons de France, qui les ouoit parler l’un à l’autre, Angleterre pour perdue et exillée sans recouvrer, tous les hommes morts, et femmes et enfans dessous âge amenés en France et tenus en servitude.

De ce grand appareil d’avoir la guerre et l’armée de France en Angleterre furent bien certifiés et informés le roi d’Angleterre et son conseil ; et fut pour certain dit et affirmé que les François venroient et l’avaient juré. On ne se doit pas émerveiller si si grand appareil fut resoigné, et si les Anglois de commencement en furent ébahis, car encore leur faisoit-on la chose plus grande et plus périlleuse qu’elle n’étoit ; et ne savoit nul, au voir dire, en Angleterre, encore par imagination, si c’étoit pour venir en Angleterre ou pour assiéger Calais par mer et par terre ; car bien savoient les Anglois que la ville du monde que ils désiroient plus à ravoir, c’étoit la ville de Calais. De quoi pour celle doute, on envoya grands pourvéances à Calais de blés, d’autres grains, de chairs salées, de poissons salés, de vins et de cervoise ; et y furent envoyés souverains capitaines messire Thomas de Hollande, le comte de Kent, messire Hue de Cavrelée, messire Guillaume Helmen, messire d’Agorisses, messire Gaultier d’Evrues, messire Gaultier Pole, messire Guillaume Toucet, messire Loys de Montalbin, messire Colars d’Aubrecicourt, et bien deux cents hommes d’armes et cinq cents archers. Et fut ordonné aussi à être sur mer, atout quarante gros vaisseaux armés pourvus de gens d’armes et d’archers, le comte Richard d’Arondel, et en sa compagnie messire Henry dit le Despensier avecques le comte de Nordvich ; et étoient trois cens hommes d’armes et tous bien armés.

  1. Tréguier.