Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXVI

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 499-502).

CHAPITRE XXXVI.

Comment François Acreman fut occis d’un bâtard fils au sire de Harselles, un peu après ce que la paix fut faite entre le duc de Bourgogne et ceux de Gand, et des grands pourvéances qui se faisoient en Flandre pour le roi.


D’autre part on disoit en plusieurs lieux en France, en Hainaut et en Picardie, que celle armée, qui se faisoit en Flandre, n’étoit point pour aller en Angleterre ni devant Calais ; mais retourneroit toute, quand on auroit tout fait, devant Gand. Et fût telle fois, si comme je fus adoncques informé, que ceux de Gand s’en doutèrent moult fort ; mais ils avoient tort si ils s’en doutoient ; car le duc de Bourgogne leur sire ne leur vouloit que tout bien et bonne paix, quoique François Acreman fût occis assez tôt après la paix faite à Tournay où il rendit grand’peine ; mais de sa mort ce ne fut pas la coulpe du duc de Bourgogne, ni il n’avoit nulle haine sur lui, quoique François, la guerre durant entre le duc et ceux de Gand, eût fait pour ceux de sa partie grand’foison d’appertises d’armes, si comme elles sont justement contenues et escriptes ci-dessus en celle histoire. Et si François vint à povre fin ce fut sa coulpe ; car si il eût cru Piètre du Bois, il n’eût eu nul encombrer ; car Piètre du Bois lui dit bien, quand la paix fut faite de monseigneur de Bourgogne à ceux de Gand, et Piètre s’ordonnoit d’aller en Angleterre, ainsi qu’il fit, avecques messire Jean de Boursier, et il lui demanda et dit : « François, que dites-vous ? En venrez-vous en Angleterre avecques nous, il est heure venue ? » — « Nennil, répondit François Acreman, en Angleterre n’irai-je point, je demeurerai en Gand. » — « Et comment, dit Piètre, y cuidez-vous demeurer paisiblement, car il y a de grandes haines sur vous et sur moi ? Je n’y demeurerai point ni n’y demeurerois pour nul avoir. On ne se doit de rien confier en commun. N’avez-vous pas ouï dire comment ceux de Gand occirent et murdrirent jadis ce vaillant et sage homme Jacques d’Artevelle qui leur avoit fait tant de bien et donné de bons conseils et été en toutes leurs nécessités si propice ; et pour les paroles d’un povre tuillier ce prud’homme fut occis ; ni oncques les suffisans hommes de la ville n’allèrent au devant, mais s’en dissimulèrent et furent par semblant tous lies de sa mort. Et sachez, François, ainsi en adviendra-t-il de vous ; et aussi feroit de moi, si je y demeurois ; mais je n’y demeurerai pas. Adieu vous dis. » — « Non fera, dit François. Monseigneur de Bourgogne a tout pardonné, et m’a retenu, si je vueil aller demeurer avecques lui, escuyer d’escuierie à quatre chevaux ; et me montre, et aussi font messire Guy de la Trémoille et tous les chevaliers de l’hôtel, grand semblant d’amour. » — « En nom Dieu, dit Piètre, je ne vous parle pas de monseigneur de Bourgogne ni de ses chevaliers ; ils tindront bien la paix : mais je vous parle de ceux de Gand ; il en y a aucuns à qui vous n’avez pas toujours fait plaisir. Ne vous souvient-il du seigneur de Harselles que vous fîtes tuer, et encore tels et tels ? Sachez que les haines passées de leurs hoirs vous retourneront devant, si vous demourez longuement en celle ville. Avant que je y demeurasse, créez mon conseil, je m’en irois demeurer de-lez monseigneur de Bourgogne. » Répondit François à Piètre du Bois : « Je en aurai avis y mais en Angleterre ne vueil-je point aller demeurer. » Ainsi demeura François Acreman ; et Piètre du Bois s’en alla avecques messire Jean de Boursier, si comme vous avez ouï recorder. Or vous dirai que il advint.

Assez tôt après ce que la paix fut criée et publiée par toutes les parties de Flandre, on défendit par toutes les bonnes villes, de par monseigneur de Bourgogne, à non porter armures ni épées, ni faire porter après soi. François Acreman, lequel avoit été en la ville de Gand, la guerre durant, l’un des grands qui y fut et pour qui on faisoit le plus, et quand il alloit par les rues, si il avoit peu de trente varlets il en avoit soixante, ceux étoient tous réjouis à qui il vouloit commander quelque chose, et avoit appris à tenir tel état, non que il le voulsist persévérer, mais il vouloit trois ou quatre varlets tenir après lui qui le sieuvissent, par-tout où il allât, armés et portant épée ou bâtons défensables. Quand le ban et le cri fut fait à Gand de par le duc de Bourgogne, il ne cuida pas que pour lui ni sur lui ni sur ses varlets on dut faire défense, tant cuidoit-il bien avoir de grâce et de port en la ville : mais non ot ; car sept ou huit jours après ce que ordonnance ot été mise, et défense sur les armures, on vint à lui, voire le bailli du seigneur personnellement, et lui dit : « François, vous nous mettez les officiers de monseigneur de Bourgogne en doute et en soupçon : pourquoi allez-vous maintenant armé parmi la ville de Gand et vos varlets aussi, et portez et faites porter épées pour vous défendre, aussi bien que si ce fut au temps de guerre ? Il nous en déplaît ; et vous faisons commandement et défense, de par monseigneur de Bourgogne, que vous mettez tout jus. » François, qui nul mal n’y pensoit, et ce que il faisoit ce n’étoit que pour état, répondit et dit : « Baillieu, je obéirai volontiers, car c’est raison. Ni je ne hais, Dieu merci, nullui, ni ne voudrois que nul eut mal pour moi ; mais je cuidois bien tant avoir d’avantage en la ville de Gand que pour porter et faire porter après moi mes épées et armures » — « Nennil, dit le baillieu, ceux de la ville de Gand à qui vous avez fait tant de service, proprement en parlent et s’en émerveillent et me demandent et m’ont demandé pourquoi je le souffre ; et semble que vous leur vouliez renouveler guerre ; ce que il ne veulent pas. Si vous prie, François, que vous fassiez tant que je n’en oye nulles nouvelles ni paroles. Car là où vous ne voudriez obéir, je vous tenrois pour ennemi à monseigneur et à madame de Bourgogne. »

Le bailli de Gand s’en passa outre atant, et François Acreman retourna à l’hôtel et fit à ses varlets mettre jus leurs armures, et entra en une telle marmouserie, que le plus de temps il alloit tout seul parmi la ville de Gand, ou à la fois il menoit un varlet ou un seul enfant en sa compagnie. Or advint que à une fête où il se tenoit, au dehors de Gand en l’abbaye de Saint-Pierre, il alla ainsi que tout seul, lui et son varlet seulement, sans armures et sans épées. Il fut poursuivi et épié d’un bâtard, fils, au seigneur de Harselles qui avoit été, lequel vouloit contrevenger la mort de son père, de laquelle mort François Acreman, si comme renommée couroit, étoit grandement coupable. Ce bâtard étoit pourvu de son fait, et poursuivit François de loin, et tant que, hors de la ville de Gand et en sus de gens, il l’atteignit, et l’écria par derrière en disant : « François, à la mort ! Vous fesistes mourir mon père et vous mourrez aussi. » Ainsi que François se retourna, ce bâtard, qui étoit un fort varlet, lâche parmi la tête un coup d’un braquemart si pesant, que il le pourfendit jusques aux dents, et l’abattit tout mort à terre. Si s’en alla le bâtard tout paisiblement ; nul ne le suivit ; il n’en fut plus. Ainsi mourut François Acreman ; mourir devoit, car il ne voult oncques croire Piètre du Bois. Si lui en meschey.

Quand les nouvelles en furent venues en Angleterre, et Piètre du Bois le sçut, il ne le plaignit que un petit, et dit : « Je l’en avois bien avisé et chanté toutes les vigiles avant que je m’en partesisse de Gand ; si il lui en est mal pris, or querrez qui l’amende. Ce ne seront pas ceux qui, la guerre durant, l’honoroient et l’inclinoient. Pour tels doutes ai-je cru messire Jean de Boursier, et suis venu en Angleterre. »

Or retournons encore aux provisions qui se faisoient et qui se firent en ce temps si grandes et si grosses, au Dam et à l’Escluse, que on ne trouveroit point en mémoire d’homme, ni par escripture, la pareille : ni on n’épargnoit non plus or ni argent que donc qu’il apleuist des nues, ou que on le puisât en la mer. Les hauts barons de France avoient envoyé à l’Escluse leurs gens pour appareiller leurs ordonnances et charger leurs vaisseaux, et pourvoir de tout ce que il leur besognoit ; car il n’en y avoit nuls vraiment qui ne dussent passer ; et le roi, comme jeune qu’il fut, en avoit plus grand’volonté que nul des autres, et bien le montra toujours jusques à la fin. Tous s’efforçoient, les grands seigneurs l’un pour l’autre, à faire grandes provisions et à jolier et à cointoyer leurs nefs et leurs vaisseaux, et à enseigner et à armorier de leurs parures et armes. Et vous dis que peintres y eurent trop bien leur temps ; ils gagnèrent ce que demander vouloient, encore n’en pouvoit on recouvrer : on faisoit bannières, pennons, estranières de sendal, si belles que merveilles seroit à penser. On peignoit les mâts des nefs du fond jusques au comble, et couvroit-on les plusieurs, pour mieux montrer richesse et puissance, de feuilles de fin or, et dessous on y faisoit les armoiries des seigneurs auxquels les nefs étoient. Et par espécial il me fut dit que messire Guy de la Trémoille fit très richement garnir la navire où son corps devoit passer ; et coûtèrent les nouvelletés et les peintures que on y fit plus de deux mille francs. On ne pouvoit chose aviser ni deviser pour lui jolier que les seigneurs ne fesissent faire aussi en leurs naves ; et tout payoient povres gens parmi le royaume de France, car les tailles y étoient si grandes pour assouvir ce voyage, que les plus riches s’en doloient et les povres s’enfuyoient.

Tout ce que on faisoit en France, en Flandre, à Bruges, au Dam et à l’Escluse pour ce voyage, étoit sçu en Angleterre. Et encore couroit renommée en Angleterre plus grande assez que l’apparent ne fut, dont le peuple en trop de lieux étoit moult ébahi. Et furent généralement processions ordonnées, ens ès bonnes villes et cités, des prélats et des églises trois fois la semaine, lesquelles processions étoient faites en grande dévotion et contrition de cœur ; et prières et oraisons faisoient à Dieu que ils les voulsist ôter et délivrer de ce péril. Et plus de cent mille parmi Angleterre ne désiroient autre chose que les François vinssent et arrivassent ; et disoient les légers compagnons, qui se confortoient d’eux-mêmes et qui vouloient reconforter les ébahis ; « Laissez venir ces François ; pardieu il n’en retournera jamais couillon en France. » Et ceux qui devoient, qui cure n’avoient de payer, en étoient si réjouis que merveilles, et disoient à leurs debiteurs : « Taisez-vous ; on forge en France les florins de quoi vous serez payés. » Et sur celle fiance ils vivoient et dépensoient largement, et ne leur refusoit-on point de créance ; et quand à l’accroire on ne leur faisoit bonne chère, ils disoient : « Que nous demandez-vous ? Encore vaut-il trop mieux que nous despendons les biens de ce pays que les François les trouvent et aient aise. » Et par ainsi dépensoient à outrage les biens en Angleterre.

En ce temps se tenoient le roi d’Angleterre en la marche de Galles, le comte d’Asquesuffort en sa compagnie, par lequel étoit tout fait en Angleterre et sans lui n’étoit rien fait. Du conseil du roi étoient les plus espéciaux messire Simon Burlé, messire Nicolas Bramber, messire Robert Tresilien, messire Jean de Beauchamp, messire Jean Sallebery, et messire Michel de la Polle ; et encore y étoit nommé l’archevêque d’Yorch, messire Guillaume de Neufville, frère au seigneur de Neufville. Tous ceux faisoient du roi ce qu’ils vouloient, et le menoient et demenoient ainsi comme il leur plaisoit. Ni l’oncle du roi, le comte de Cantebruge, ni le comte de Bouquinghen n’y avoient parole. Et n’y avoit cuit ni moulu si il ne venoit bien à la grâce des dessus nommés. Et tout ce trouble et ce différend étoient bien sçus en France, pourquoi le voyage s’en avançoit. Et aussi on vouloit le duc de Lancastre retraire hors du royaume de Castille ; mais on n’avoit garde que pour ce il dût briser son voyage.

Quand les seigneurs d’Angleterre, les prélats et les cités, et les bonnes villes, et les communautés du pays furent justement et véritablement enhortés et informés comment le royaume de France étoit tout croisé de venir en Angleterre et tout détruire, si se trayrent ensemble en conseil ; et dirent et regardèrent l’un parmi l’autre que il y convenoit pourvoir et remédier ; et fut le roi envoyé querre ; et escript par ses oncles et par tout le pays que il vînt à Londres, et que le pays se contentoit mal de lui et de son conseil. Le roi ni son conseil ne osèrent refuser ; et se départit de la marche de Galles, où moult longuement il s’étoit tenu, et la roine aussi, et s’en vint à Windesore, et là se tint ne sais quants jours, et puis s’en partit ; mais il y laissa sa femme et s’en vint à Westmoustier, au palais de Londres, et là se tint. Là le vinrent voir ceux qui à besogner avoient à lui. Là fut le conseil avisé comment on iroit au devant de celle grande horriblelé qui apparoit en Angleterre. Là dit le comte de Sallebery, qui étoit un moult bouillant homme et de grand’prudence, présent le roi et ses oncles, et tous les prélats et barons d’Angleterre qui là étoient assemblés : « Sire roi, et vous bonnes gens, vous ne vous devez pas émerveiller si nos adversaires de France nous veulent venir courir sus ; car depuis la mort du noble et puissant roi notre seigneur qui fut, le roi Édouard de bonne mémoire, ce royaume ici a été en très grand’aventure de être tout perdu et exillé de lui-même par le fait des villains ; et encore sait-on bien en France que nous ne sommes pas tout un, mais en péril et en différend ; et pour ce nous appert ce trouble qui n’est pas petit, car cil est fol qui ne craint pas son ennemi. Et de tant que le royaume d’Angleterre a été en bonne unité, le roi avecques son peuple et le peuple avecques le roi, nous avons régné en victoire et en puissance ; ni nous n’avons nullui trouvé ni vu qui nous ait fait tort. Si faut, et si nous besogne, car nous en véons l’apparant, oncques si grand n’apparut sus en Angleterre, que nous nous réformons en amour et en unité, si nous voulons vivre en honneur, et que nous nous regardons et ordonnons tellement aux ports et aux hâvres d’Angleterre qu’ils soient si pourvus et si gardés, que par la deffaute de nous le pays ne reçoive point de blâme ni de dommage. Ce royaume-ci a été un grand temps en fleur, et vous savez, une chose qui est en fleur, elle a greigneur mestier que elle soit près gardée que quand elle est contournée en fruit : nous devons voir et considérer que ce pays-ci est en fleur, car, depuis soixante ans, chevaliers et écuyers qui en sont issus ont eu plus d’honneur en tous faits d’armes que nuls autres de quelconque nation qu’il fût. Or mettons et rendons peine que, tant que nous vivons, celle honneur soit gardée. » — « Ce sera bon, » répondirent les seigneurs qui là étoient.