Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 502-503).

CHAPITRE XXXVII.

Comment le roi d’Angleterre mit grandes gardes à tous les ports d’Angleterre pour résister contre la puissance du roi de France, et du conseil que les Anglois orent de faire.


Moult volontiers fut ouï en parlement le comte de Sallebery, et furent ces paroles acceptées comme pour sage et vaillant homme. De tout ce qui fut dit, parlé et devisé entre eux ne me vueil-je pas trop éloigner, car je ne pense pas tout à savoir ; mais je sais bien que, la ville de Calais gardée ainsi comme ci-dessus est dit, on ordonna à garder tous les ports d’Angleterre, là où on supposoit que François pourroient arriver et prendre terre. Le comte de Sallebery, pourtant que sa terre et son pays marchissoit à l’île de Wisque, et celle île est à l’encontre de Normandie et du pays de Caux, fut là ordonné à être avecques les hommes et les archers du pays et de la comté de Cestre[1]. Le comte de Devensière fut ordonné à être à Hantonne, à deux cens hommes d’armes et six cens archers pour garder le hâvre ; le comte de Northonbrelande au port de Rye, à deux cens hommes d’armes et six cens archers ; ce comte de Cantebruge à Douvres, à cinq cens hommes d’armes et douze cens archers. Son frère, le comte de Bouquinghen, fut ordonné à être à Zandvich, à six cens hommes d’armes et douze cens archers. Le comte d’Estaffort et de Pennebruck au port de Orvelle à cinq cens hommes d’armes et douze cens archers, Messire Henry de Persy, et messire Raoul de Percy, son frère, à Gernemunde[2], à trois cens hommes d’armes et six cens archers ; et fut messire Simon Burlé, capitaine de Douvres, du chastel tant seulement. Tous les ports et hâvres mouvans en la rivière de Hombre, descendans jusques à Cornouailles, furent tout pourvus et rafreschis de gens d’armes et d’archers. Et étoient ordonnés sus toutes les montagnes costiant la mer, sus les frontières de Flandre et de France, gardes ; je vous dirai comment, ni en quelle manière. On avoit tonneaux de Gascogne vuis, emplis de sabelon et mis et conjoints l’un sur l’autre, et encore dessus ces tonneaux mis étaux perchés, sur lesquels de jour et de nuit y avoit hommes regardans en la mer ; et pouvoient de une vue bien voir sept lieues loin, ou plus, en la mer. Et ces gardes étoient chargés, si ils véoient venir la navie de France et approcher Angleterre, à faire feux et allumer torches là sus et grands feux sur les montagnes, pour émouvoir le pays et pour venir celle part toutes gens là où le feu apparoit. Et étoit ordonné que on lairoit le roi de France paisiblement prendre terre et entrer sur le pays et être trois ou quatre jours. Et tout premier, avant que on les allât combattre, on iroit combattre et conquerre la navie et toutes les nefs, et détruire et prendre toutes leurs pourvéances, et puis venroit-on sur les François, non pas pour combattre sitôt mais pour hérier. Ni leurs gens ne pourroient ni oseroient aller fourrager ; ni ils ne trouveroient quoi : car le plat pays seroit tout perdu d’avantage ; et en Angleterre est un mauvais pays à chevaucher. Si les affameroit-on et mettroit à fin de eux-mêmes.

Telle étoit leur opinion et du conseil d’Angleterre ; et fut le pont de la ville de Rocestre[3] condempné à défaire, si comme il fut ; là où une grosse rivière[4] court venant de la comté d’Exsesses et d’Arondel[5], et rentre en la mer et en la Tamise à l’encontre de l’île de Cepée ; et le dit pont firent abattre ceux de Londres pour être plus assur. Et vous dis que les tailles étoient grandes et vilaines en France sur les hommes des villes ; aussi furent-elles en celle saison durement grandes en Angleterre et tant que le pays s’en dolit un grand temps depuis[6] ; mais trop volontiers payèrent les gens pour la cause de ce que ils fussent mieux gardés et défendus. Et se trouvoient bien en Angleterre cent mille archers et dix mille hommes d’armes, quoique le duc de Lancastre eût la charge grande et grossement en Castille, si comme il est ici contenu ; duquel duc nous parlerons un petit de lui et du roi de Portingal et puis retournerons en Angleterre ; car la matière le désire, qui veut aussi bien parler de l’un comme de l’autre.

  1. Le comté de Chester n’est pas placé de ce côté ; il est situé au nord de l’Angleterre. Peut-être veut-il désigner le Hampshire, qui a pour chef-lieu Winchester.
  2. Yarmouth. Dans le premier livre je n’avais pu retrouver ce mot dans Gernemine et Gernemune. D’autres manuscrits l’appellent Yarnemude ; c’est bien véritablement Yarmouth.
  3. Toutes les éditions précédentes mettaient à tort Colchester. Johnes lui-même, dans son édition anglaise, a commis la même erreur. Les manuscrits 8325 et 8328, que j’ai sous les yeux, disent Rocestre, qui répond évidemment là à la ville de Rochester, à la fois par la prononciation et la situation géographique.
  4. Le Medway.
  5. Arundel est dans le comté de Sussex.
  6. Il y eut cette année de vives discussions entre le parlement et le roi. Le parlement refusait de l’argent, et le roi déclarait que, si on ne lui en donnait pas, il en demanderait au roi de France, dont il aimait mieux recevoir la loi que de recevoir celle de ses sujets. Enfin on finit par s’entendre. Richard renvoya son favori le comte de Suffolk, et on lui donna de l’argent pour soutenir la guerre contre le roi de France, en nommant toutefois treize personnes pour surveiller sous lui l’emploi de ces fonds.