Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER.

Ci commence le quart livre de maître Jean Froissart, qui parle des guerres et nobles faits d’armes et advenues de France, d’Angleterre et des pays d’entour, leurs conjoints et adhérens, depuis l’an Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et neuf, et primes de la noble fête qui fut faite à Paris à l’entrée et venue de la roine Isabel de France, femme au roi Charles le Bien-Aimé, et aussi des joutes qui y furent faites et des présens de ceux de Paris.


À la requête, contemplation et plaisance de très haut et noble prince, mon très cher seigneur et maître Guy de Châtillon, comte de Blois, sire d’Avesnes, de Chimay, de Beaumont, de Sconnehove et de la Gode ; je, Jean Froissart, presbitérien et chapelain à mon très cher seigneur dessus nommé, et pour le temps de lors trésorier et chanoine de Chimay et de Lille en Flandres, me suis de nouvel réveillé et entré dedans ma forge, pour ouvrer et forger en la haute et noble matière de laquelle du temps passé je me suis ensoigné, laquelle traite et propose les faits et les avenues des guerres de France et d’Angleterre et de tous leurs conjoints et leurs adhérens, si comme il appert clairement et pleinement par les traités qui sont clos jusques au jour de la présente date de mon réveil.

Or considérez entre vous qui le lisez, ou le lirez, ou avez lu, ou orrez lire, comment je puis avoir sçu ni rassemblé tant de faits desquels je traite et propose en tant de parties. Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l’âge de vingt ans ; et si, suis venu au monde avec les faits et les avenues ; et si, y ai toujours pris grand’plaisance plus que à autre chose ; et si, m’a Dieu donné tant de grâces que je ai été bien de toutes les parties, et des hôtels des rois, et par espécial de l’hôtel du roi Édouard d’Angleterre et de la noble roine sa femme madame Philippe de Haynaut, roine d’Angleterre, dame d’Irlande et d’Aquitaine, à laquelle en ma jeunesse je fus clerc ; et la servois de beaux ditties et traités amoureux : et, pour l’amour du service de la noble et vaillant dame à qui j’étois, tous autres seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, me aimoient, oyoient et voyoient volontiers et me faisoient grand profit. Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages, et aux coûtages des hauts seigneurs, en mon temps, je cherchai la plus grand’partie de la chrétienté, voire qui à chercher fait ; et partout où je venois, je faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d’armes, et qui proprement en savoient parler, et aussi à aucuns hérauts de crédence pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grand’peine ; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car comme plus y suis et plus y laboure, et plus me plaît ; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et continuant il s’y nourrit parfait, ainsi, en labourant et ouvrant sur cette matière je m’habilite et délite.

Vous devez[1] savoir que quand je, auteur de cette histoire, fus issu de l’hôtel le noble Gaston de Foix, et retourné en Auvergne et en France, en la compagnie et route du gentil seigneur de la Rivière et de messire Guillaume de la Trémoille lesquels avoient amené la duchesse de Berry, madame Jeanne de Boulogne, de-lez le duc Jean de Berry son mari qui épousée l’avoit en la ville de Riom en Auvergne, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire, car à toutes ces choses je fus, si en puis bien parler, et je fus venu à Paris, je trouvai le gentil seigneur de Coucy, un de mes seigneurs et maîtres, qui nouvellement s’étoit marié à une jeune dame, fille au seigneur et duc de Lorraine ; lequel sire de Coucy me fit très bonne chère et me demanda des nouvelles de Foix, de Béerne, et du pape Clément d’Avignon, et de ce mariage de Berry et de Boulogne, et de un sien grand ami, un mien seigneur et maître aussi, le comte Béraud, Dauphin d’Auvergne. À toutes ses demandes je répondis de ce que je savois et que j’avois vu, et tant qu’il m’en sçut gré et me dit : « Vous en viendrez avecques moi. Je m’en vais en Cambrésis en un châtel que le roi m’a donné, que on appelle Crevecœur. C’est à deux lieues de Cambray et à neuf lieues de Valenciennes. » — « Monseigneur, lui dis-je, vous dites vérité. » Je me mis en sa route et compagnie, et sur le chemin il me dit que l’évêque de Bayeux, le comte de Saint-Pol, messire Guillaume de Melun et messire Jean le Mercier étoient à Boulogne envoyés de par le roi de France et son conseil. Et d’autre part se tenoient à Calais, de par le roi Richard d’Angleterre, l’évêque de Durem, messire Guillaume de Montagu, le comte de Salsebrin, messire Guillaume de Beauchamp, capitaine de Calais, messire Jean Clanvou, messire Nicole de Grauvorth, chevaliers et chambellans du roi d’Angleterre et Richard Rohale clerc et docteur en lois[2]. « Et se sont là tenus plus d’un mois, les uns à Boulogne les autres à Calais, attendant ambassadeurs du royaume d’Écosse qui pas n’étoient venus n’a pas six jours, car mon cousin de Saint-Pol m’en a écrit ; et a le roi de France envoyé devers le roi d’Escosse et son conseil pourquoi il prît trèves ; car les Anglois ne veulent donner nulles trèves si les Escots ne sont enclos dedans. »

Ainsi chevauchant nous vînmes à Crevecœur ; et là fus de-lez lui trois jours, tant que je fus reposé et rafraîchi, et puis pris congé, et vins à Valenciennes ; et là fus quinze jours ; et puis m’en partis et m’en allai en Hollande voir mon gentil maître et seigneur le comte de Blois ; et le trouvai à Esconehove[3] ; et me fit très bonne chère et me demanda des nouvelles. Je lui en dis assez de celles que je savois. Et fus de-lez lui un mois, que là que à la Gode, et pris congé pour retourner en France et pour savoir la vérité de ce parlement qui se tenoit à Lolinghen des François et des Anglois, et aussi pour être à une très noble fête qui devoit être en la ville de Paris à la première entrée de la roine Isabel de France qui encore n’y avoit point entré. Pour savoir le fond de toutes ces choses, je m’en retournai parmi Brabant, et fis tant que je me trouvai à Paris huit jours avant que la fête se tînt ni fît, tant eus-je de pourvéance des seigneurs de France et d’Escosse qui étoient venus au parlement. Si m’acointai de messire Guillaume de Melun qui m’en dit toute l’ordonnance, et comment le comte de Saint-Pol étoit passé outre en Angleterre pour voir le roi Richard son serourge et pour conserver la trève qui étoit donnée trois ans. « Mais il sera ici, comment que ce soit, à notre fête. »

Je demandai au dit messire Guillaume de Melun quels seigneurs d’Escosse avoient été à ce parlement ; et le demandois pour tant que en ma jeunesse je fus en Escosse et cherchai tout le royaume d’Escosse jusqu’à la sauvage Escosse[4] ; et eus en ce temps que je y fus et demeurai en cour du roi David d’Escosse, la connoissance de la greigneur partie des barons et chevaliers. Il me répondit et dit : « L’Évêque de Bredanne[5] y a été, messire Jakemes et messire David de Lindesée[6] et messire Gautier de Saint-Clar[7]. » Je mis tout en retenance, et puis entendis à écrire et registrer tout ce que je vis et ouïs dire de vérité que avenu étoit à la fête, à l’entrée et venue à Paris de la roine Isabel de France dont l’ordonnance ainsi s’ensuit.

Le dimanche vingtième jour du mois d’août[8], qui fut en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cents quatre vingt et neuf, avoit tant de peuple dedans Paris et dehors que merveilles étoit du voir ; et ce dimanche, à heure de relevée fut l’assemblée faite en la ville de Saint-Denis des hautes et nobles dames de France qui la roine devoient accompagner, et des seigneurs qui les litières de la roine et des dames devoient adextrer. Et étoient des bourgeois de Paris douze cents, tous à cheval et sur les champs, rangés d’une part du chemin et de l’autre part, parés et vêtus tous d’un parement de gonnes de baudequin[9] vert et vermeil. Et entra la roine Jeanne, et sa fille la duchesse d’Orléans, premièrement en Paris, ainsi que une heure après nonne, en litière couverte, bien accompagnées de seigneurs ; et passèrent parmi la grand’rue Saint-Denis, et vinrent au palais ; et là les attendoit le roi. Et pour ce jour ces deux dames n’allèrent plus avant.

Or se mirent la roine de France et les autres dames au chemin ; la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la duchesse de Bar, la comtesse de Nevers, la dame de Coucy, et toutes les dames et damoiselles, et par ordonnance ; et avoient toutes leurs litières pareilles si richement aournées que rien n’y failloit. Mais la duchesse de Touraine n’avoit point de litière, pour li différer des autres, ains étoit sur un palefroy très richement aourné ; et chevauchoit d’un lez et tout le pas, et n’alloient les chevaux qui les litières menoient, et les seigneurs qui les adextroient, que le petit pas.

La litière de la roine de France étoit adextrée du duc de Touraine et du duc de Bourbon au premier chef ; et étoient eux six seigneurs qui tenoient à la litière de la roine de France. Je vous ai nommé les premiers. Secondement et au milieu tenoient et adextroient la litière, le duc de Berry et le duc de Bourgogne ; et à la litière derrière, messire Pierre de Navarre et le comte d’Ostrevant. Et je vous dis que la litière de la roine étoit très riche et bien aournée et toute descouverte.

Après venoit, sur un palefroi très bien et richement paré et aourné et sans litière, la duchesse de Berry ; et étoit adextrée et menée du comte de la Marche et du comte de Nevers ; et alloient tout souef le pas, et aussi faisoient ceux qui conduisoient les litières.

Après venoient, en litière toute découverte, madame de Bourgogne et Marguerite de Hainaut comtesse de Nevers, sa fille ; et étoit la litière menée et adextrée de messire Henry de Bar et du comte de Namur le jeune, nommé messire Guillaume.

Après venoit, en litière toute découverte, derrière, madame d’Orléans. Car encore étoit la duchesse d’Orléans sur un palefroi très bien et richement paré devant la duchesse de Bar et sa fille, fille au seigneur de Coucy ; et menoient ma dite dame d’Orléans messire Jaquemes de Bourbon et messire Philippe d’Artois.

Après venoient les autres dames dessus nommées, la duchesse de Bar et sa fille ; et étoient adextrées de messire Charles de la Breth et du seigneur de Coucy.

Des autres dames et damoiselles qui venoient derrière, sur chars couverts et sur palefrois, n’est-il nulle mention, et des chevaliers qui les suivoient. Et vous dis que sergens d’armes et officiers du roi étoient tous embesognés à faire voie et rompre la presse et les gens. Tant y avoit grand peuple sur les rues que il sembloit que tout le monde fût là mandé.

À la première porte de Saint-Denis, ainsi que on entre dedans Paris, et que on dit à la Bastide, y avoit un ciel tout estellé, et dedans ce ciel jeunes enfans appareillés et mis en ordonnance d’anges, lesquels enfans chantoient moult mélodieusement et doucement. Et avec tout ce il y avoit une image de Notre Dame qui tenoit par figures on petit enfant, lequel enfant s’ébattoit par soi à un moulinet fait d’une grosse noix ; et étoit haut le ciel et armoyé très richement des armes de France et de Bavière, à un soleil d’or resplendissant et donnant ses rais. Et cil soleil d’or rayant étoit la devise du roi et pour la fête des joutes[10]. Lesquelles choses la roine de France et les dames, en passant entre et dessous la porte, virent moult volontiers ; et aussi firent toutes gens qui par là passèrent.

Après ce vu, la roine de France et les dames vinrent tout le petit pas devant la fontaine en la rue Saint-Denis, laquelle étoit toute couverte et parée sur un drap de fin azur, peint et semé de fleurs de lis d’or, et les piliers qui environnoient la fontaine armoyés des armes de plusieurs hauts et notables seigneurs du royaume de France ; et donnoit cette fontaine par ses conduits claret et piment[11] très bon et par grands rieus ; et avoit là, autour de la fontaine, jeunes filles très richement ornées, et sur leurs chefs chapeaux d’or bons et riches, lesquelles chantoient très mélodieusement. Douce chose et plaisante étoit à l’ouïr ! Et tenoient en leurs mains hanaps[12] d’or et coupes d’or ; et offroient et donnoient à boire à tous ceux qui boire vouloient. Et en passant devant elles la roine de France s’arrêta et les regarda moult volontiers et se réjouit de l’ordonnance ; et aussi firent toutes les autres dames et damoiselles, et tous ceux et celles qui les virent.

Après, dessous le moutier de la Trinité, sur la rue avoit un escharfaut, et sur l’escharfaut un châtel, et là au long de l’escharfaut étoit ordonné le pas du roi Salhadin, et tous faits de personnages, les chrétiens d’une part et les Sarrasins d’autre part ; et là étoient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au pas Salhadin furent, et armoyés de leurs armes, ainsi que pour le temps de adonc ils s’armoient ; et un petit en sus d’eux, étoit, par personnage, le roi de France, et entour de lui douze pairs de France et tous armoyés de leurs armes. Et quand la roine de France fut amenée si avant en sa litière que devant l’escharfaut où ces ordonnances étoient, le roi Richard[13] se départit de ses compagnons et s’en vint au roi de France, et demanda congé pour aller assaillir les Sarrasins, et le roi lui donna. Ce congé pris, le roi Richard s’en retourna devers ses douze compagnons, et lors se mirent en ordonnance et allèrent incontinent assaillir le roi Salhadin et ses Sarrasins ; et la y eut par ébattement grand’bataille ; et dura une bonne espace ; et tout ce fut vu moult volontiers.

Et puis passèrent outre et vinrent à la seconde porte de Saint-Denis[14] ; et là y avoit un châtel ordonné, si comme à la première porte, et un ciel nu et tout estellé très richement, et Dieu, par figure, séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et là, dedans ce ciel, jeunes enfans de chœur, lesquels chantoient moult doucement, en formes d’anges, laquelle chose on véoit et oyoit moult volontiers. Et à ce que la roine passa dedans sa litière dessous, la porte de paradis ouvrit et deux anges issirent hors, en eux avalant ; et tenoient en leurs mains une très riche couronne d’or garnie de pierres précieuses, et la mirent les deux anges et l’assirent moult doucement sur le chef de la roine, en chantant tels vers :

Dame enclose entre fleurs de lis,
Roine estes vous de Paris,
De France et de tout le pays
Nous en rallons en paradis.

Après trouvèrent les seigneurs et les dames, devant la chapelle Saint-Jacques, un escharfaut fait et ordonné très richement, séant au dextre, ainsi comme ils y alloient et étoient, le dit escharfaut couvert de drap de haute lice et encourtiné à manière d’une chambre ; et dedans cette chambre avoient hommes qui sonnoient une orgue moult doucement. Et sachez que toute la grand’rue Saint-Denis étoit couverte à ciel de draps camelots et de soie, si richement comme si on eût les draps pour néant ou que on fût en Alexandrie ou à Damas.

Et je, auteur de ce livre ; qui fus présent à toutes ces choses, quand j’en vis si grand’foison, je me merveillai où l’on en avoit tant pris ; et toutes les maisons, à deux côtés de la grand’rue Saint-Denis jusques en Châtelet, voire jusques au grand pont de Paris[15], étoient parées et vêtues de drap de haute lice de diverses histoires, dont grand’plaisance et oubliance étoit au voir. Et ainsi tout le petit pas s’en vinrent les dames en leurs litières, et les seigneurs qui les menoient, jusques à la porte du Châtelet de Paris ; et là s’arrêtèrent pour voir autres belles ordonnances que ils trouvèrent devant la porte.

À la porte du Châtelet de Paris avoit un châtel ouvré et charpenté de bois et de guérites, faites aussi fortes que pour durer quarante ans ; et là avoit à chacun des créneaux un homme d’armes armé de toutes pièces, et sur le châtel un lit paré et ordonné, et encourtiné aussi richement de toutes choses comme pour la chambre du roi. Et étoit appelé ce lit le lit de justice ; et là en ce lit, par figure et par personnage, gissoit madame sainte Anne.

Au plain de ce châtel, qui étoit contenant grand’espace, avoit une garenne et grand’foison de ramée, et dedans la ramée grand’foison de lièvres, de connils[16] et d’oisillons qui voloient hors et y revoloient à sauf garant, pour la doute du peuple qu’ils véoient. Et de ce bois et ramée, du côté où les dames vinrent, issit un grand blanc cerf devers le lit de justice. D’autre part issirent hors du bois et de la ramée un lion et un aigle faits très proprement : et approchoient fièrement ce cerf et le lit de justice. Lors issirent hors du bois et de la ramée jeunes pucelles, environ douze, très richement parées en chapelets d’or, tenant épées toutes nues en leurs mains, et se mirent entre le cerf et l’aigle et le lion, et montrèrent que à l’épée elles vouloient garder le cerf et le lit de justice. Laquelle ordonnance la roine et les dames et les seigneurs virent moult volontiers ; et puis passèrent outre en approchant le grand pont de Paris, lequel étoit couvert et paré si richement que rien on n’y sçût ni pût amender, et couvert d’un ciel estellé et de vert et de vermeil samis. Et jusques à l’église Notre-Dame étoient les rues parées ; et quand les dames eurent passé le grand pont de Paris[17], en approchant la grand’église Notre-Dame, il étoit jà tard ; car les chevaux et ceux qui les dames menoient en les litières n’alloient ni avoient allé, depuis qu’ils départirent de Saint-Denis, que le petit pas.

Le grand pont de Paris étoit tout au long couvert et estellé de vert et de blanc cendal[18] ; et avant que la roine de France, les dames ni les seigneurs entrassent dedans l’église Notre-Dame, elle trouva sur son chemin autres jeux qui grandement lui vinrent à plaisance. Et aussi firent-ils à tous ceux et celles qui les virent, et je vous dirai que ce fut.

Bien un mois devant la venue de la roine en Paris, un maître engigneur[19] d’appertise, et de la nation de Gennève, sus la haute tour de l’église Notre-Dame de Paris et tout au plus haut, avoit attaché une corde, laquelle corde comprenoit moult loin et par dessus les maisons, et s’en venoit tout haut et étoit attachée sur la plus haute maison du pont Saint-Michel ; et ainsi comme la roine et les autres dames passoient et étoient en la grand’rue Notre-Dame, cil maître, pour ce qu’il étoit tard, portant deux cierges ardents en ses mains, issit hors de son escharfaut, lequel étoit fait sur la haute tour de Notre-Dame et s’assit sus celle ; et tout chantant, sus la corde, il s’en vint au long de la grand’rue ; dont cils et celles qui le véoient s’émerveilloient comment ce se pouvoit faire ; et cil toujours portant les deux cierges allumés, lesquels on pouvoit voir tout au long de Paris et au dehors de Paris deux ou trois lieues loin, moult fit d’appertises ; tant que la légèreté de lui et ses œuvres furent moult prisées[20].

En devant l’église Notre-Dame, en la place, l’évêque de Paris étoit revêtu des armes Notre Seigneur, et tout le collège aussi où moult avoit grand clergé ; et là descendit la roine ; et la mirent jus et hors de sa litière les quatre ducs qui là étoient : Berry, Bourgogne, Touraine et Bourbon. Et pareillement toutes les autres dames furent mises hors de leurs litières, et celles qui à cheval étoient jus de leurs palefrois ; et par ordonnance elles entrèrent en l’église, l’évêque et le clergé devant, qui chantoient haut et clair à la louange de Dieu et de la vierge Marie.

La roine de France fut adextrée et menée parmi l’église et le chœur jusques au grand autel, et là se mit à genoux et fit les oraisons, ainsi que bon lui sembla, et donna et offrit à la trésorerie de Notre-Dame quatre draps d’or et la belle couronne que les anges lui avoient posée sur le chef à la porte de Paris en entrant, si comme il est ici dessus contenu ; et tantôt furent appareillés messire Jean de la Rivière et messire Jean le Mercier qui lui en baillèrent une plus riche assez que celle ne fut, et lui assirent sur le chef l’évêque de Paris et les quatre ducs dessus nommés

Tout ce fait, on se mit au retour parmi l’église, et furent la roine et les dames remises sur leurs litières comme devant ; et là avoit plus de cinq cents cierges ardens, car il étoit jà tard. Si furent en tel arroi amenées au palais de Paris où le roi étoit, et la roine Jeanne, et la duchesse d’Orléans sa fille qui là les attendoient. Et là descendirent les dames jus de leurs litières, et furent menées, chacune à son ordonnance, en chambres parties, mais les seigneurs retournèrent à leurs hôtels après les danses[21].

À lendemain, le lundi, donna le roi à dîner en le palais de Paris aux dames dont il y avoit très grand’foison. Et à heure de haute messe la roine de France fut adextrée et amenée des quatre ducs dessus nommés en la Sainte Chapelle du Palais ; et fut à la messe sacrée et enointe, ainsi comme roine de France le doit être ; et fit l’office de la dite messe l’archevêque de Rouen, qui pour lors s’appeloit messire Guillaume de Viane.

Après la messe, qui fut bien chantée et solennellement, le roi de France et la roine retournèrent en leurs chambres, et toutes les dames aussi qui chambres en le palais avoient. Assez tôt après le retour de la messe, le roi et la roine de France entrèrent en la salle, et toutes les dames.

Vous devez savoir que la grand’table de marbre qui continuellement est au palais ni point ne se bouge étoit renforcée d’une grosse planche de chêne épaisse de quatre pois[22], la quelle table étoit couverte pour dîner sus. En sus de la grand’table, encontre un des piliers, étoit le dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de vaisselle d’or et d’argent, et bien convoité de plusieurs qui ce jour le virent. Devant la table du roi, tout au long descendant, avoit unes bailles de gros merrien par raison à trois entrées ; et la étoient sergens d’armes, huissiers du roi et massiers moult grand’foison qui les entrées gardoient, à la fin que nul n’y entrât si il n’étoit ordonné pour servir à table. Car vous devez savoir, et vérité fut, que en la dite salle avoit si grand peuple et telle presse de gens que on ne se pouvoit retourner fors à grand’peine. Menestrels étoient là à grand’foison qui ouvroient de leurs métiers de ce que chacun savoit faire. Le roi, prélats et dames lavèrent. L’on s’assit à table, et fut l’assiette telle. Pour la haute table du roi, l’évêque de Noyon faisoit le chef, et puis l’évêque de Langres, et puis de-lez le roi l’archevêque de Rouen, et puis le roi de France qui séoit en un surcot tout ouvert de vermeil verel fourré d’hermine, la couronne d’or très riche sur son chef. Après le roi, un petit en sus, séoit la roine de France, couronnée aussi de couronne d’or moult riche. Après la roine séoit le roi d’Arménie[23], et puis la duchesse de Berry, et puis la duchesse de Bourgogne, et puis la duchesse de Touraine, et puis madame de Nevers, et puis mademoiselle Bonne de Bar, et puis la dame de Coucy, et puis mademoiselle Marie de Harecourt. Plus n’en y avoit à la haute table du roi, fors encore, tout dessous, la dame de Sully, femme à messire Guy de la Trémoille.

À deux autres tables, tout environ le palais, séoient plus de cinq cents damoiselles ; mais la presse y étoit si grande que à peine ne les put-on servir. Des mets qui étoient grands et notables, ne vous ai-je que faire de tenir compte ; mais je vous parlerai des entremets qui y furent, qui si bien étoient ordonnés que on ne pourroit mieux ; et eût été pour le roi et pour les dames très grand’plaisance à voir, si cils qui entrepris avoient à jouer pussent avoir joué.

Au milieu du palais avoit un châtel ouvré et charpenté en carrure de quarante pieds de haut et de vingt pieds de long et de vingt pieds d’aile ; et avoit quatre tours sur les quatre quartiers, et une tour plus haute assez au milieu du châtel ; et étoit figuré le châtel pour la cité de Troie la grande, et la tour du milieu pour le palais de Ilion. Et là étoient en pennons les armes des Troyens, telles que du roi Priam, du preux Hector son fils et de ses autres enfans, et aussi des rois et des princes qui enclos furent en Troie avecques eux. Et alloit ce châtel sur quatre roues qui tournoient par dedans moult subtilement. Et vinrent ce château requerre et assaillir autres gens d’un lez qui étoient en un pavillon, lequel pareillement alloit sur roues couvertement et subtilement, car on ne véoit rien du mouvement ; et là étoient les armoiries des rois de Grèce et d’ailleurs, qui mirent le siége jadis devant Troie. Encore y avoit, si comme en leur aide, une nef très proprement faite, où bien pouvoient être cent hommes d’armes ; et tout par l’art et engin des roues se mouvoient ces trois choses, le châtel, la nef et le pavillon. Et eut de ceux de la nef et du pavillon grand assaut d’un lez à ceux du châtel, et de ceux du châtel aux dessus dits grand’défense. Mais l’ébattement ne put longuement durer pour la cause de la grand’presse de gens qui l’environnoient. Et là eut des gens par la chaleur échauffés, et par presse moult mésaisés. Et fut une table séant au lez devers l’huis de parlement, où grand’foison de dames et damoiselles étoient assises, de force ruée par terre ; et convint les dames et damoiselles qui y séoient, soudainement et sans arroy lever, par l’échauffement de la presse et de la grand’chaleur qui étoit au palais. La roine de France fut sur le point d’être moult mésaisée ; et convint une verrière rompre qui étoit derrière li pour avoir vent et air. La dame de Coucy fut pareillement trop fort mésaisée. Le roi de France s’aperçut bien de cette affaire ; si commanda à cesser. On cessa ; et furent les tables levées et abattues soudainement, pour les dames et damoiselles être au large. On se délivra de donner vin et épices. Et se retrait chacun et chacune, tantôt que le roi et la roine furent retraits en leurs chambres. Aucunes dames demeurèrent au palais et aucunes s’en retournèrent en leurs hôtels en la ville pour être mieux à leur aise, car elles avoient été de chaleur et de presse trop fort grevées. La dame de Coucy retourna à son hôtel et là se tint jusques sur le tard.

Sur le point de cinq heures, la roine de France, accompagnée des duchesses dessus nommées, se départit du palais de Paris et s’en vint en sa litière découverte parmi les rues au plus long, et les dames aussi en leurs litières et sur leurs palefrois, et vinrent à l’hôtel du roi que on dit Saint-Pol sur Seine. En la compagnie de la roine et des dames avoit plus de mille chevaux. Et le roi de France entra en un batel sur Seine au palais, et se fit anavier[24] parmi la rivière jusques a Saint-Pol ; auquel hôtel de Saint-Pol, pourquoi qu’il soit grand assez et bien amanandé, on avoit fait faire en la cour, qui contient grand’place, ainsi que on entre ens par la porte de Seine, et charpenté une très haute salle laquelle étoit toute couverte de draps écrus de Normandie, lesquels draps on avoit fait venir de plusieurs lieux ; et les parois étoient parées et couvertes à l’environ de draps de haute lice d’étranges histoires lesquelles on véoit moult volontiers ; et dedans cette salle donna le roi à souper aux dames, mais la roine demeura en ses chambres et là soupa ; et point ne se montra cette nuit. Et les autres dames, le roi et les seigneurs dansèrent et s’ébattirent toute la nuit jusques sur le point du jour que les fêtes cessèrent ; et retournèrent chacun en son lieu pour dormir et reposer, car bien étoit heure.

Or vous vueil parler des dons et des présens que les Parisiens firent le mardi devant dîner à la roine de France et à la duchesse de Touraine qui nouvellement étoit venue en France et issue hors de Lombardie, car elle étoit fille au seigneur de Milan ; et l’avoit en cet an même épousée le duc Louis de Touraine ; et encore n’avoit la jeune dame, qui s’appeloit Valentine, entré en la cité de Paris quand elle y entra premièrement en la compagnie de la roine de France ; si lui devoient les bourgeois de Paris par raison sa bien venue.

Vous devez savoir que le mardi, sur le point de douze heures, vinrent les bourgeois de Paris, environ quarante, tous des plus notables, vêtus d’uns draps tous pareils à l’hôtel du roi à Saint-Pol, et apportèrent ce présent qu’ils firent à la roine tout au long de Paris. Et étoit le présent en une litière très richement ouvrée ; et portoient la litière deux forts hommes, ordonnés et appareillés très proprement comme hommes sauvages, et étoit la litière couverte d’un ciel fait d’un délié crêpe de soie, par quoi tout parmi on pouvoit bien voir les joyaux qui sur la litière étoient. Eux venus à Saint-Pol, ils se adressèrent premièrement devers la chambre du roi qui étoit tout ouverte et appareillée pour eux recevoir, car on savoit jà bien leur venue ; et toujours est bien-venu qui apporte. Et mirent les bourgeois qui le présent firent, la litière jus sur deux tréteaux en my la chambre, et se agenouillèrent devant le roi en disant ainsi : « Très cher sire et noble roi, vos bourgeois de Paris vous présentent au joyeux avénement de votre règne tous ces joyaux qui sont sur cette litière. » — « Grands mercis, répondit le roi, bonnes gens, ils sont beaux et riches. » Donc se levèrent les bourgeois et se retrairent arrière ; ce fait, prirent congé, et le roi leur donna. Quand ils furent partis, le roi dit à messire Guillaume des Bordes et à Montagu qui étoient de-lez lui : « Allons voir de plus près les présens quels ils sont »

Ils vinrent jusques à la litière et regardèrent sus.

Or vueil-je dire tout ce qui sur la litière étoit et dont on avoit fait présent au roi. Premièrement il y avoit quatre pots d’or, quatre trempoirs d’or et six plats d’or. Et pesoient toutes ces vaisselles cent et cinquante marcs d’or.

Pareillement autres bourgeois de Paris très richement parés et vêtus tous d’uns draps vinrent devers la roine de France et lui firent présens sur une litière qui fut apportée en sa chambre, et recommandèrent la cité et les hommes de Paris à li ; auquel présent avoit une nef d’or, deux grands flacons d’or, deux drageoirs d’or, deux salières d’or, six pots d’or, six trempoirs d’or, douze lampes d’argent, deux douzaines d’écuelles d’argent, six grands plats d’argent, deux bassins d’argent ; et y eut en somme pour trois cents marcs, que d’or que d’argent. Et fut ce présent apporté en la chambre de la roine en une litière, si comme ici dessus est dit, par deux hommes, lesquels étoient figurés, l’un en la forme d’un ours et l’autre en la forme d’une licorne.

Le tiers présent fut apporté semblablement en la chambre de la duchesse de Touraine par deux hommes figurés en la forme de Maures, noircis les viaires, et bien richement vêtus, touailles blanches enveloppées parmi leurs chefs, comme si ce fussent Sarrasins ou Tartares. Et étoit la litière belle et riche, et couverte d’un délié couvrechef de soie comme les autres, et aconvoyée et adextrée de douze bourgeois de Paris vêtus moult richement et tous d’un parement, lesquels firent le présent à la duchesse dessus dite ; auquel présent avoit une nef d’or, un grand pot d’or, deux drageoirs d’or, deux grands plats d’or, deux salières d’or, six pots d’argent, six plats d’argent, deux douzaines d’écuelles d’argent, deux douzaines de salières d’argent, deux douzaines de tasses d’argent ; et y avoit en somme, que d’or que d’argent, de deux cents marcs. Le présent réjouit grandement la duchesse de Touraine ; et ce fut raison, car il étoit beau et riche ; et remercia grandement et sagement ceux qui présenté l’avoient, et la bonne ville de Paris de qui le profit venoit.

Ainsi en ce jour, qui fut nommé mardi, furent faits, donnés et présentés au roi, à la roine et à la duchesse de Touraine, ces trois présens. Or considérez la grand’valeur des présens et aussi la puissance des Parisiens ; car il me fut dit, je auteur de cette histoire qui tous les présens vis, que ils avoient coûté plus de soixante mille couronnes d’or[25].

Ces présens faits et présentés il fut heure d’aller dîner ; mais ce jour, le roi, les dames et les seigneurs dînèrent en chambre pour plus légèrement avoir fait, car sur le point de trois heures après dîner l’on se devoit traire au champ de Sainte-Catherine, et là étoit l’appareil fait et ordonné très grand pour jouter, de loges et de hourds ouvrés et charpentés pour la roine et les dames. Or vous vueil nommer par ordonnance les chevaliers qui étoient dedans et s’appeloient les Chevaliers du soleil d’or. Et quoique ce fût pour ces jours la devise du roi, si étoit le roi de ceux de dehors, et jouta comme les autres à forain, pour conquerre le prix par armes. Il en pouvoit avoir l’aventure. Et étoient les chevaliers eux trente.

Tout premier le duc de Berry ; secondement le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le comte de la Marche, messire Jaquemart de Bourbon son frère, messire Guillaume de Namur, messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, messire Jaqueme de Vienne seigneur de Pagny, messire Guy de la Trémoille, messire Guillaume son frère, messire Philippe de Bar, le seigneur de Rochefort Breton, le seigneur de Rais, le seigneur de Beaumanoir, messire Jean de Barbançon dit l’Ardenois, le Hazle de Flandre, le seigneur de Courcy Normand, messire Jean des Barres, le seigneur de Nantouillet, le seigneur de Rochefoucault, le seigneur de Garencières, messire Jean Harpedane, le baron d’Ivery, messire Guillaume Marciel, messire Regnault de Roye, messire Geoffroy de Charny, messire Charles de Hangiers, et messire Guillaume de Lignac.

Tous ces chevaliers étoient armés et parés en leurs targes du ray du soleil ; et furent sur le point de trois heures après dîner en la place de Sainte-Catherine ; et jà étoient venues les dames, la roine de France toute première. Et fut amenée jusques là en un char couvert si riche que pour le corps de li ; et les autres dames et duchesses, chacune en très grand arroy. Et montèrent, et entrèrent ens es échafauds qui ordonnés étoient pour elles.

Après vint le roi de France tout appareillé pour jouter, lequel métier il faisoit moult volontiers ; et quand il entra sur le champ, vous devez savoir que il étoit bien accompagné et arréé de ce que à lui appartenoit. Si commencèrent les joutes et les ébattemens grands et roides, car grand’foison de seigneurs y avoit de tous pays. Et vous dis que messire Guillaume de Hainaut comte d’Ostrevant jouta moult bien ; et aussi firent les chevaliers qui avec lui venus étoient : le sire de Gommegnies, messire Jean d’Audreguies, le sire de Chautain, messire Ancel de Trassegnies et messire Clinquart de Heremes. Tous le firent bien à la louange des dames. Et aussi jouta moult bien le duc d’Irlande, qui pour ces jours se tenoit en France de-lez le roi, car il y avoit été mandé. Aussi jouta moult bien un chevalier allemand dessus le Rhin qui s’appeloît messire Servais de Mirande.

Si furent ces joutes fortes et roides et bien joutées. Mais il y avoit tant de chevaliers que à peine se pouvoient-ils assener de plein coup ; et la foule des chevaux et la poudrière y étoit si très grande que ce les grévoit et empêchoit par espécial trop grandement. Le sire de Coucy s’y porta grandement bien. Si durèrent les joutes fortes et roides jusques à la nuit que on se déportoit, et furent les dames menées à leurs hôtels. La roine de France en son arroy fut ramenée à Saint-Pol ; et là fut le souper des dames si très grand, si très bel et si bien étoffé de toutes choses que peine seroit du recorder ; et durèrent les fêtes et les danses jusques à soleil levant ; et eut le prix des joutes, pour le mieux joutant de tous et qui le plus avoit continué, de ceux de dehors, par l’assentiment et jugement des dames et des hérauts, le roi de France ; et de ceux de dedans le Hazle de Flandres, frère bâtard à la duchesse de Bourgogne. Et pour ce que les chevaliers se plaignoient de la grand’poudrière qu’il avoit fait le jour des joutes, et disoient les aucuns que leurs faits en avoient été perdus ; le roi ordonna que on y pourvût. Si furent pris plus de deux cents porteurs d’eau qui arrosèrent la place ce mercredi et amoindrirent grandement la poudrière, mais nonobstant les porteurs d’eau, encore y en eut-il assez.

Ce mercredi arriva à Paris le comte de Saint-Pol qui venoit tout droit hors d’Angleterre et s’étoit moult hâté pour être à cette fête ; et avoit laissé derrière en Angleterre Jean de Chasteaumorant pour rapporter la charte de la trêve par mer. Si fût le comte de Saint-Pol le très bien venu du roi et de tous les seigneurs ; et étoit à cette fête, et de-lez la roine de France, sa femme qui fut moult réjouie de sa venue.

Le mercredi, après dîner, se trairent trente écuyers qui attendans étoient sur le champ où on avoit jouté le mardi ; et là vinrent les dames en grand arroy, si comme elles étoient venues le jour devant ; et montèrent sur les hourds qui ordonnés et appareillés pour elles étoient. Si commencèrent les joutes fortes et roides, qui furent bien joutées et continuées jusques à la nuit, que on se départit et retourna aux hôtels. Et fut le souper des dames à Saint-Pol qui fut grand, et bel, et bien étoffé ; et là fut donné le prix, par l’assentiment et jugement des dames et des héraults ; et l’eut un écuyer de Hainaut qui se nommoit Jean de Floyen venu en la compagnie du comte d’Ostrevant ; et de ceux de dedans, l’eut un écuyer du duc de Bourgogne qui s’appeloit Damp Jean de Pobières.

Encore de rechef, le jeudi ensuivant, joutèrent chevaliers et écuyers tous ensemble ; et furent les joutes roides, fortes et bien joutées ; car chacun se prenoit de bien faire. Et durèrent jusques à la nuit. Et fut le souper des dames et des damoiselles à Saint-Pol. Et là fut donné le prix des joutes ; et l’eut, pour ceux de dehors, messire Charles des Armoies, et de ceux de dedans, un écuyer de la roine de France que on appeloit Kouk.

Le vendredi, donna le roi de France à dîner à toutes les dames et damoiselles. Et fut le dîner grand, bel et bien étoffé ; et avint que, sur le défaillement du dîner, le roi séant à table, la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la comtesse de Saint-Pol, la dame de Coucy, et grand’foison de dames, entrèrent en la salle qui étoit ample et large, et qui faite étoit nouvellement pour la fête, deux chevaliers montés aux chevaux armés de toutes pièces pour la joute et les lances en leurs mains. L’un fut messire Regnault de Roye et l’autre messire Boucicaut le jeune ; et la joutèrent fortement et roidement. Tantôt vinrent autres chevaliers : messire Regnault de Trye, messire Guillaume de Namur, messire Charles des Armoies, le sire de Garencières, le sire de Nantouillet, l’Ardenois de Doustenène, et plusieurs autres ; et joutèrent là bien par l’espace de deux heures devant le roi et les dames. Et quand ils se furent assez esbanoiés ils s’en retournèrent à leurs hôtels.

Ce vendredi, prirent congé au roi et à la roine les dames et damoiselles qui retourner vouloient en leurs lieux, et aussi les seigneurs qui partir vouloient. Le roi de France et la roine, au congé prendre, remercièrent grandement tous ceux et celles qui à eux parloient et qui à la fête venus et venues étoient.

  1. Tout ce prologue, si élégamment écrit, avait été omis dans toutes les éditions et traductions de Froissart, publiées avant la mienne ; cependant je le trouve dans quatre manuscrits que j’ai sous les yeux.
  2. Tous les pleins pouvoirs donnés aux ambassadeurs des deux cours sont rapportés en entier, aussi bien que le traité de paix, dans les Fædera de Rymer, aux années 1388 et 1389. On y voit que les plénipotentiaires français étaient : Nichol, évêque de Bayeux, Waleran, comte de Ligny et de Saint-Pol, Raoul, sire de Rayneval, chambellan du roi de France, maître Jean Fanart Vidame de Rennes, maître Ytier de Martrail, archidiacre de Diron, dans l’église de Langres, maître Pierre Fresvel, maître des requêtes, Lancelot de Longvillers, sire d’Angodessant, le sire de Rembures et le sire de Disques. Les plénipotentiaires anglais étoient : l’évêque de Durham, William de Beauchamp, capitaine de Calais, Jean Devereux, sénéchal de l’hôtel du roi d’Angleterre, Jean Clanvowe, Nicolas Daggworth et maître Richard Rowhale, clerc et docteur en lois. William de Montagu, comte de Salisbury, est adjoint à ces fondés de pouvoirs dans un autre acte sur la confirmation des trèves, daté du 14 mai 1389.
  3. Schoenhoven.
  4. C’est-à-dire, le pays montagneux ; en langue anglaise, highlands.
  5. L’évêque d’Aberdeen.
  6. James et David de Lindsay.
  7. Le plus beau manuscrit de Froissart de la Bibliothèque du Musée britannique, donne au lieu de ces noms ceux d’Archibald et de Guillaume de Lindsay et de Jean de Saint-Clair, Les actes rapportés par Rymer ne font mention que du cardinal de Glasgow et de l’évêque de Dumbar.
  8. Les registres du parlement disent le 22 août.
  9. Drap fait de fils d’or et de soie.
  10. Louis XIV prit aussi la même devise avec la légende : Nec pluribus impar.
  11. Le clairet et le piment étoient des vins de liqueurs. Piment était le nom général qui désignait la liqueur dans laquelle entraient les épiceries et les aromates d’Asie. Les deux sortes de piment les plus usitées étaient le clairet et l’hypocras. On appelait vin clairet celui qui n’était ni rouge ni blanc. Le clairet, qu’il ne faut pas confondre avec le vin clairet, se faisait avec cette sorte de vin et du miel. « Si aucun, dit Boutillier dans sa Somme rurale, avait fait claret de son vin et d’autre miel, sachez que celui qui a fait la chose, en doit être le sire. » L’hypocras se faisait avec toutes sortes de vins, et en général avec du vin de Grèce. Voici la recette qu’Armand de Villeneuve, célèbre médecin du xiiie siècle, donne pour l’hypocras : « Prenez cubèbes, cloux de giroffle, noix muscade, raisins secs, de chacun trois onces ; enveloppez le tout dans un linge ; faites-le bouillir dans trois litres de bon vin jusqu’à ce qu’elles soient réduites à deux, et ajoutez du sucre. » L’hypocras était particulièrement estimé et se buvait à jeun. Jusqu’à la fin du dernier siècle il était d’usage d’en distribuer des flacons à la cour. Olivier de Serre (Théâtre d’agriculture, t. ii, p. 613 et suiv.) donne plusieurs recettes pour faire l’hypocras. (Voyez Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, t. ii, p. 65 et suiv.)
  12. Grandes coupes.
  13. Le personnage qui représentait Richard-Cœur-de-Lion.
  14. Denis Sauvage dit que cette seconde porte, appelée la porte aux Peintres, fut démolie sous François Ier.
  15. Pont Notre-Dame.
  16. Lapins.
  17. Aujourd’hui pont Notre-Dame.
  18. Sorte d’étoffe fort estimée alors.
  19. Ingénieur, inventeur.
  20. Cette même circonstance est rapportée par les grandes Chroniques de Saint-Denis, avec quelques autres détails. Voici le récit des grandes Chroniques.

    « L’an 1389, le roi voulut que la roine sa femme entrât à Paris, et ce il fit notifier et à savoir à ceux de la ville de Paris afin qu’il se préparassent. Et furent toutes les rues tendues par lesquelles elle devoit passer, et y avoit à un chacun carrefour, diverses histoires et fontaines jetant eau, vin et lait. Ceux de Paris allèrent au devant avec le prévôt des marchands à grand’multitude de peuple criant : Noël ! Le pont des Changes par où elle passa étoit tout tendu d’un taffetas bleu à fleurs de lys d’or. Et il y avoit un homme assez léger, habillé en guise d’un ange, lequel par engins s’en vint des tours de Notre-Dame à l’endroit du dit pont, et y entra par une fente de la dite couverture à l’heure que la roine passoit et lui mit une belle couronne sur la tête, et puis par les habillemens qui étoient faits, fut retiré par la dite fente comme s’il s’en retournât de soi-même au ciel. Devant le Grand-Châtelet avoit un beau lit tendu et bien ordonné de tapisserie d’azur à fleurs de lys d’or, et disoit-on qu’il étoit fait pour représentation du lit de justice, et étoit bien grandement et richement paré et habillé. Et au milieu avoit un cerf bien grand de la mesure de celui du palais, tout blanc, fait artificiellement, les cornes dorées, une couronne d’or au col, et étoit tellement fait et composé, qu’il y avoit un homme, qu’on ne véoit point, qui lui faisoit remuer les yeux et tous les membres, et au cou les armes du roi pendues, c’est à savoir, l’écu d’azur à trois fleurs de lys d’or, bien richement fait, et sur le lit, auprès le cerf, aux pieds de devant dextre, fit prendre au cerf l’épée et la tenoit toute droite et la faisoit trembler. »

  21. Il est étonnant que Froissart, qui étoit si ami de toutes les aventures qui avaient un air un peu romanesque, n’ait pas rapporté l’anecdote suivante que je tire des grandes Chroniques de Saint-Denis.

    « Au roi fut rapporté que on faisoit les dites préparations ; et dit à Savoisy, un de ceux qui étoient le plus près de lui : « Savoisy, je te prie que tu montes sur mon bon cheval, et je monterai derrière toi ; et nous habillons tellement qu’on ne nous connoisse point ; et allons voir l’entrée de ma femme. » Et combien que Savoisy fit son devoir de le démouvoir, toutefois, le roi voult et lui commanda que ainsi fut fait. Si fit Savoisy ce que le roi lui avoit commandé, et se déguisa le plus bel qu’il put, et si monta sur un fort cheval, le roi derrière lui. Et ainsi s’en allèrent par la ville en divers lieux et se avancèrent pour venir au Châtelet à l’heure que la roine passoit, où il y avoit moult de peuple et grand’presse, et se bouta Savoisy le plus près qu’il put. Et y avoit foison de sergens de tous côtés à grosses boulaies, lesquels, pour défendre la presse qu’on ne fit nulle violence au lit où étoit le cerf, frappoient d’un côté et d’autre de leurs boulaies, bien et fort. Et s’efforçoient toujours d’approcher le roi et Savoisy. Et les sergens qui ne connoissoient le roi ni Savoisy frappoient de leurs boulaies sur eux, et en eut le roi plusieurs coups et horions sur les épaules bien assez. Et au soir, en la présence des dames et damoiselles, fut la chose sçue et récitée ; et s’en commença-t-on bien à farcer, et le roi même se farçoit des horions qu’il avoit reçus. »

  22. Pouces.
  23. Léon VI, de la famille de Lusignan. Voyez note première, page 1, liv. II de Froissart.
  24. Conduire par eau.
  25. Le moine anonyme de Saint-Denis dit que la ville de Paris espérait, en faisant ces magnifiques présens, gagner les bonnes grâces de la reine et la décider à faire ses couches à Paris pour obtenir par ce moyen quelque diminution des impôts ; « mais il en arriva tout autrement, ajoute-t-il. Le roi emmena la reine, on rehaussa la gabelle et l’on décria encore la monnaie d’argent de douze et de quatre deniers qui courait depuis le règne de Charles V, avec défense de la passer, sous peine de la vie ; et comme c’était la monnaie du petit peuple et des mendians, ils en furent l’espace de plus de quinze jours dans la nécessité pour n’avoir pas de quoi rien acheter de tout ce qui était nécessaire à leur vie et à leur entretien. » (Moine de Saint-Denis, traduction de Le Laboureur, t. I, p. 175.)