Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre IV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 13-18).
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Livre IV. [1389]

CHAPITRE IV.

Comment le jeune roi de France eut volonté d’aller visiter les lointaines marches de son royaume, et comment il alla premièrement en Bourgogne et en Avignon pour voir le pape Clément.


Vous devez savoir que assez tôt après ce que cette grand’fête eût été à Paris, si comme il est ci-dessus contenu, et que les choses furent appaisées, et les seigneurs et les dames retraits et revenus chacun et chacune en son lieu, et que le roi de France vit qu’il avoit trèves aux Anglois trois ans à venir, si eut dévotion et imagination de visiter son royaume, et voir les lointaines marches de Languedoc[1] ; car le sire de la Rivière et messire Jean le Mercier, qui en ce temps étoient les plus prochains de son détroit conseil, lui ennortoient et disoient que ce seroit bon qu’il s’allât ébattre jusques en Avignon, et voir le pape et les cardinaux qui le désiroient à voir, et aussi de ce voyage il allât outre jusques à Toulouse, car un roi, en sa jeunesse, devoit visiter ses terres et connoître ses gens, et savoir et apprendre comment ils étoient gouvernés ; et ce lui feroit grandement honneur et profit, et l’en aimeroient trop mieux ses sujets. Le roi s’y inclinoit assez, car il travelloit volontiers et véoit nouvelles choses. Et bien lui disoit le sire de la Rivière, qui nouvellement étoit retourné des marches dont je parolle, que les gens de la sénéchaussée de Toulouse, de Carcassonne et de Beaucaire le désiroient grandement à voir ; car le duc de Berry, qui le gouvernement en avoit eu, les avoit tant travaillés et chargés de tailles et d’aides par l’information d’un sien familier, qui s’appeloit Betisac, lequel n’avoit pitié de nully, que rien ne leur étoit demeuré ; et, pour y pourvoir, bon seroit que le roi y allât ; et aussi il verroit et manderoit à Toulouse le comte de Foix, lequel il désiroit moult à voir.

Si se ordonna le roi sur ce propos, et envoya faire ses pourvéances sur les chemins grandes et grosses, et signifia à son oncle le duc de Bourgogne, et à sa tante la duchesse, qu’il passeroit au long parmi leur pays, et vouloit voir ses cousins et cousines, leurs enfans, et amèneroit en sa compagnie son frère de Touraine et son oncle de Bourbon. Ces nouvelles du roi, qu’il vouloit venir en Bourgogne, plurent trop grandement bien au duc de Bourgogne et à la duchesse ; et ordonnèrent tantôt et firent crier et publier une fête et unes joutes à être à Dijon ; et furent chevaliers et écuyers de Bourgogne, de Savoie et des marches prochaines requis et priés à être à cette fête, et s’ordonnèrent et appareillèrent tout selon ce.

Entretant que les pourvéances du roi de France se faisoient pour aller en Avignon et en Languedoc, et que le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme s’ordonnoient grandement et appareilloient pour recueillir le roi, et aussi faisoient tous chevaliers et écuyers de leur marche et encore plus lointains qui vouloient être à la fête à Dijon et aux joutes, avinrent autres choses en France. Vous savez comment le duc d’Irlande, qui jadis fut nommé comte d’Asquesuffort, étoit débouté, banni et chassé par ses mérites et désertes hors du royaume d’Angleterre, par le fait et puissance des oncles du roi d’Angleterre Richard ; et espécialement le duc de Glocestre l’avoit plus accueilli et grevé que nul des autres ; et comment pour lui sauver et garder il étoit fui en Hollande, et se tint un petit de temps en la ville de Dourdrecht, et depuis l’en convint partir, car le duc Aubert, qui sire étoit de Dourdrecht et de Hollande, lui véa sa terre et sa demeure dessous lui, ni pas ne le voulut tenir à l’encontre de ses cousins-germains d’Angleterre, quoique le roi Richard l’en eût rescript ; et convint ce duc d’Irlande départir de Dourdrecht et venir à Utrec demeurer ; et là se tînt et fût tenu un grand temps, si il voulsist ; car la cité d’Utrec est franche à recevoir toutes gens, puisqu’ils paient bien ce que ils prennent : et ce duc d’Irlande avoit bien de quoi payer, car soixante mille francs de France lui étoient venus du connétable de France pour la rédemption de Jean de Bretagne ; et si savez comment le roi de France l’avoit mandé ; et étoit sur sauf-conduit venu devers le roi. Et se tint plus d’un an ou environ, et en faisoit le roi grand’fête, pour ce qu’il étoit étranger. Or n’est-il rien dont on ne se tanne.

Bien est vérité, quoique ce duc fut devers le roi, le sire de Coucy le héoit de tout son cœur ; et bien y avoit cause, car ce duc, ainsi que vous savez, combien que en autres affaires il fût bien pourvu de sens, d’honneur et de belle parjure et de grand’largesse, si s’étoit-il trop forfait envers la fille au sire de Coucy qu’il avoit à femme prise et à épouse ; car sans nul titre de raison, fors par mauvaise et traîtreuse temptation et déception, il s’en étoit démarié pour prendre une autre femme, laquelle étoit de Bohême et des damoiselles à la roine d’Angleterre. Et tout ce avoient consentu le roi et la roine sa femme à tort et à péché ; et en avoit dispensé le pape Urbain de Rome, à la prière et faveur du roi dessus dit et de la roine ; et ce péché gréva trop fort en conscience et en tous autres affaires ce duc d’Irlande : pourquoi, le sire de Coucy, qui trop bien étoit du conseil de France, aussi il le valoit et desservoit, et le pouvoit ès besognes du royaume valoir et desservir tous les jours, car il étoit sage et pourvu, si fit tant et procura, avecques ses bons amis, messire Olivier de Cliçon, le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier et autres, que le roi lui donna congé. Et lui fut dit de par le roi que il eslist place et demeure où il voulsist, mais que ce ne fût au royaume de France, il le feroit là conduire et mener sauvement et sûrement. Cil duc d’Irlande regarda que on étoit tanné de lui, et se véoit en péril tous les jours du sire de Coucy et de son lignage : si considéra que mieux le valoit à éloigner que approcher. Et avisa qu’il se trairoit en Brabant ; et fit prière au roi qu’il en voulsist récrire à la duchesse de Brabant que, par grâce, il pût paisiblement et courtoisement demeurer en son pays. Le roi lui accorda volontiers, et en escripsit à sa belle ante de Brabant, laquelle descendit à la prière du roi. Si fut le duc d’Irlande conduit et aconvoyé des gens du roi et amené à Louvain, et la se tint ; et par fois alloit en un châtel qui sied près de Louvain, lequel il avoit emprunté à un chevalier de Brabant. Avec ce duc d’Irlande se tenoit l’archevêque d’Yorch, lequel étoit aussi chassé, banni et bouté hors d’Angleterre pour une même matière ; et étoit celui archevêque de ceux de Neufville d’Angleterre. Ce sont en Northombreland grands gens et puissans de lignage et de terres. Si se tinrent ces deux seigneurs chassés, si comme vous oyez dire, à Louvain ou là près, tant qu’ils vesquirent ; car oncques depuis ils ne purent venir à paix ni à merci avec les oncles du roi, et là moururent. Je ne sais d’eux parler plus avant.

Environ la Saint-Michel se départit le roi de France de l’hôtel de Beauté lez Paris, et laissa la roine, et prit le chemin de Troyes en Champagne pour aller en Bourgogne[2], le duc Louis de Touraine en sa compagnie et son oncle le duc de Bourbon, le sire de Coucy et moult d’autre chevalerie. Si exploita tant le dit roi qu’il vint à Dijon. Le duc de Bourgogne et le comte de Nevers son fils étoient venus au devant, très à Châtillon, sur-Seine. Quand le roi fut venu à Dijon, vous devez savoir que la duchesse de Bourgogne et la comtesse de Nevers sa fille le recueillirent liement et grandement, et tous les autres seigneurs aussi. Pour l’amour du roi et à sa bien-venue étoient venues à Dijon, et grand’foison de jeunes dames et damoiselles que le roi véoit volontiers. Là étoient la dame de Sully, la dame de Vergy, la dame de Pagny et moult d’autres dames belles et fraîches et bien arréées. Si commencèrent les fêtes, les danses, les caroles et les ébattemens ; et s’efforçoient ces dames et damoiselles de danser, chanter et elles réjouir pour l’amour du roi, du duc de Touraine et du duc de Bourbon, et du sire de Coucy. Un lundi, un mardi, un mercredi, tous ces trois jours, il y eut à Dijon joutes fortes et roides, et bien joutées, et à toutes donné prix au mieux faisant. Et fut le roi huit jours en la ville de Dijon en ébattement. Au dixième jour il m’est avis qu’il prit congé à son oncle le duc de Bourgogne et à sa belle ante la duchesse de Bourgogne, et à leurs enfans. L’intention du duc de Bourgogne étoit telle que hâtivement il parsieuveroit son neveu et seroit en Avignon de-lez lui. Et sur cel état il se départit de Dijon, quand il eut pris congé aux dames et damoiselles. Ainsi se départit le roi après toutes ces fêtes, et exploita tant par ses journées que il vint à Ville-Neuve de-lez Avignon, où son hôtel royal étoit appareillé pour lui. Et là étoient les cardinaux, cil d’Amiens, cil d’Aigresnel, cil de Saint-Marcel, cil de Chastelneuf, et plus de treize qui allèrent sur les champs à l’encontre de lui et furent tous réjouis de sa venue.

Le duc de Berry étoit jà venu et logé en Avignon au palais du pape, mais il vint à Ville-Neuve encontre le roi son neveu, et se logea en la livrée d’Arras, que on dit à Montais au chemin de Montpellier. Le duc de Bourgogne arriva le lendemain que le roi fut venu à Ville-Neuve, par la rivière du Rhône, car il étoit entré en une grosse barge à Lyon sur le Rhône. Et furent le roi et les quatre ducs tous ensemble à Ville-Neuve. Si eurent conseil et volonté de passer outre le pont d’Avignon et aller voir le pape au palais. Si s’ordonnèrent sur ce ; et sur le point de neuf heures du matin passa le roi de France le pont d’Avignon, accompagné de son frère et de ses trois oncles, et de douze cardinaux, et s’en vint au palais. Et l’attendoit cil qui se nommoit pape Clément, en la chambre du consistoire, séant en une chaire pontificalement en sa papalité. Quand le roi fut venu si avant que en la vue du pape, il l’inclina, et quand il fut venu jusques à lui le pape se leva. Le roi de France le baisa en la main et en la bouche[3]. Le pape s’assit et fit seoir le roi de-lez lui sur un siége, lequel on avoit ordonné tout propre pour lui[4] : puis se assirent les quatre ducs, quand ils eurent fait la révérence au pape séant, qu’ils baisèrent en la main et en la bouche ; et séoient les quatre ducs entre les cardinaux.

Après toutes ces révérences et bien-venues, il fut heure de dîner. Si se retrairent devers la grande chambre du pape et la salle où les tables étoient mises et dressées. On lava. Le pape s’assit tout seul à sa table et tint son état. Le roi s’assit aussi dessous lui à une autre table, et tout seul. Les cardinaux et les ducs s’assirent tous par ordonnance. Si fut le dîner bel et long et bien étoffé. Après ce dîner, et vin et épices pris, la chambre du roi au palais étoit ordonnée et appareillée ; si se retrait le roi et les quatre ducs. Chacun avoit sa chambre toute parée et ordonnée dedans le palais. Si se retrait chacun en son lieu, et là se tinrent le plus de jours que ils séjournèrent en Avignon. Au cinquième jour que le roi de France fut venu et entré en Avignon, vint le jeune comte de Savoie, cousin germain du roi et neveu au duc de Bourbon. Si fut le roi moult réjoui de sa venue ; car bien l’avoit vu l’autre jour le roi, quand il passa à Lyon sur le Rhône et lui avoit dit que il le vînt voir en Avignon, si comme il fit. Le roi de France et le duc de Touraine son frère, et le comte de Savoie, qui étoient jeunes et de léger esprit, quoique ils fussent logés de-lez le pape et les cardinaux, si ne se pouvoient-ils tenir ni ne vouloient aussi que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en ébattemens avec les dames et les damoiselles d’Avignon ; et leur admtnistroit leurs reviaulx le comte de Gennève, lequel étoit frère du pape. Si fit et donna le roi de France moult de largesses et de dons aux dames et damoiselles d’Avignon, tant que toutes s’en louoient.

Vous devez savoir que le pape et tous les cardinaux furent moult réjouis en ces jours de la venue du jeune roi de France ; et bien y avoit raison que ils le fussent, car sans l’amour du roi leur affaire étoit petite. Et bien considéroient et devoient considérer que de tous les rois chrétiens ils n’avoient nul obédient à eux, si ce n’étoit par la faveur, amour et alliance du roi de France. Voire est que le roi d’Espaigne et le roi d’Escosse obéissoient, et le roi d’Arragon s’étoit nouvellement déterminé ; mais la détermination avoit fait la roine Yolande de Bar, qui cousine germaine au roi de France étoit ; autrement il n’en eût rien été, car en devant le roi d’Arragon le père et tous les royaumes se tenoient neutres. Or regardez doncques si le pape et les cardinaux devoient bien conjouir le roi de France et son conseil, quand toute leur puissance et le profit de quoi ils vivoient et tenoient leurs états venoient de cette chose.

Le roi de France fut avec le pape et les cardinaux, si comme je vous recorde, je ne sais quants jour[5] en joie, en reviaulx et en ébattemens ; et au joyeux avénement du roi le pape fit grâce ouverte à tous les clercs étant en cour et un mois à venir, et donna nominations au roi sur tous les colléges cathédraux et autres collégiaux ; et sur chacun collége deux provendes d’expectation[6] ; et réserva toutes grâces en devant faites ; et vouloit que les grâces du roi procédassent, ainsi comme elles firent : donc moult de clercs du roi furent pourvus par ces grâces. Pareillement il en donna aussi au duc de Touraine, au duc de Berry, au duc de Bourgogne et au seigneur de Coucy ; et furent toutes expectations retardées qui avoient au devant été faites et données. Et étoit le pape si courtois et si large pour l’amour de la venue du roi que nul ne s’en alloit éconduit.

Quand le roi de France se fut ébattu de-lez le pape et tenu au palais environ huit jours, et que le pape à grand loisir lui eut remontré toutes ses besognes, et bien lui donnoit à entendre par ses paroles, et se complaignoit grandement de l’antipape de Rome, qui lui empêchoit son droit et mettoit le trouble et le différend en l’église, le roi s’inclinoit bien à ce que pour y pourvoir ; et promit de bonne volonté adonc au pape Clément, lui retourné en France, que il n’entendroit à autre chose si auroit mis l’église à un. Sur ses paroles se conforta grandement le pape. Le roi de France prit congé de lui et s’en retourna à Ville-Neuve, et aussi firent son frère et ses oncles, et là un jour donna-t-il à dîner à tous les cardinaux et au comte de Gennève frère du pape. Ce dîner fait, il prit congé à eux et dit que à lendemain il chevaucheroit vers Montpellier, et les remercia grandement des révérences que ils lui avoient faites. Les cardinaux retournèrent en Avignon.

Ordonné fut du conseil du roi que il se départiroit au matin, son frère et le duc de Bourbon en sa compagnie ; et prit congé à ses oncles le duc de Berry et le duc de Bourgogne ; et leur dit que ils retourneroient en leur pays et que ils n’avoient que faire avecques lui pour cette fois, car il vouloit aller jusques à Toulouse, et là mander et voir le comte de Foix. Ses oncles se contentèrent moult bien de ce, car pour lors le conseil du roi étoit si grand que Berry ni Bourgogne n’y avoient nulle voix ni audience fors que des menues choses. Et jà avoit-on ôté le gouvernement de la Languedoc et remis par membres et par sénéchaussées au profit du roi, dont le pays des marches de Carcassonne, de Beziers, de Narbonne, de Fougans, de Bigorre, de Toulouse étoit tout réjoui ; car voirement, du temps passé, avoit-il été trop fort ennuyé et travaillé des tailles que le duc de Berry y avoit mises et assises, si comme je vous déclarerai assez prochainement, car la matière le demande.

Quand le duc de Berry et le duc de Bourgogne virent que le roi s’ordonnoit ainsi d’aller vers Montpellier et pour visiter la Languedoc et les mettre derrière, et ne les vouloit point mener avecques lui, si en furent tous mélancolieux, mais sagement s’en dissimulèrent, et en parlèrent ensemble en disant : « Le roi s’en va en Languedoc pour faire inquisition sur ceux qui l’ont gouverné, et pour traiter au comte de Foix, qui est le plus orgueilleux comte qui vive aujourd’hui, ni oncques n’aima ni prisa voisin qu’il eut, ni roi de France, d’Angleterre, d’Arragon, d’Espaigne, ni de Navarre ; et si n’emmène le roi de France avecques lui de son conseil que la Rivière et le Mercier, Montagu et le Bègue de Villaines. « Quelle chose en dites-vous, frère, » ce dit le duc de Berry ? Répondit le duc de Bourgogne : « Le roi notre neveu est jeune ; et s’il croit jeune conseil, il se décevra. Et sachez que la conclusion n’en sera pas bonne, et vous le verrez. Pour le présent il le nous faut souffrir ; mais un temps viendra que cils qui le conseillent s’en repentiront et le roi aussi. Voisent, de par Dieu, où ils veulent ! et nous retournons en nos pays. Tant que nous serons ensemble, nul ne nous fera tort. Nous sommes les deux plus grands membres du royaume de France. »

Ainsi devisoient les deux ducs. Et le roi de France se départit au matin de Ville-Neuve de-lez Avignon, et prit le chemin de Nismes, et vint là dîner. Encore demeurèrent les deux ducs dessus nommés de-lez le pape trois jours, et le sire de Coucy aussi. Au quatrième jour ils départirent et s’en r’alla chacun en son pays ; et le roi, le jour qu’il vint dîner en la cité de Nisme, il s’en alla gésir à Lunel.

Quand le roi se départit de Lunel, il vint au dîner à Montpellier, car il n’y a que trois petites lieues. Si fut reçu des bourgeois, des dames et des damoiselles de la dite ville moult joyeusement et grandement, car ils le désiroient moult à voir ; et lui furent faits et donnés plusieurs beaux présens et riches, car Montpellier est une puissante ville et riche et garnie de grand’marchandise ; et moult le prisa le roi, quand il eut vu et considéré leur fait et leur puissance. Et bien fut dit au roi que, sans comparaison, elle avoit été trop plus riche que pour le présent on ne la trouvoit, car le duc d’Anjou et le duc de Berry, chacun à son tour, l’avoient malement pillée et robée ; dont le roi plaignoit les bonnes gens qui avoient eu si grand dommage, et disoit et leur promettoit que il y pourvoieroit, et réformeroit tout le pays en bon état. Encore fut dit au roi, lui étant et séjournant à Montpellier : « Sire, ce n’est rien de la povreté de cette ville envers ce que vous trouverez, plus irez avant. Car cette ville-ci est de soi-même de grand’recouvrance pour le fait de la marchandise, dont ceux de la ville s’ensoignent par mer et par terre ; mais en la sénéchaussée de Carcassonne et de Toulouse, et ès marches d’environ où ces deux ducs ont eu puissance de mettre la main, ils n’y ont rien laissé, mais tout levé et emporté ; et trouverez les gens si povres que, cils qui souloient être riches et puissans, à peine ont-ils de quoi faire ouvrer ni labourer leurs vignes ni leurs terres. C’est grand’pitié de voir eux, leurs femmes et leurs enfans, car ils avoient tous les ans cinq ou six tailles sur les bras, et étoient rançonnés au tiers, au quart, ou au douzième du leur, ou à la fois du tout ; et ne pouvoit être une taille payée, quand une autre leur sourdoit sur les bras. Et ont, si comme on le peut bien savoir, ces deux seigneurs vos oncles, depuis qu’ils ont eu le gouvernement de Languedoc, levé du pays, mouvant de Ville-Neuve de-lez Avignon jusques en Toulousain, allant environ jusques à la rivière de Gironde et tournant jusques à la rivière de Dordogne, plus de trente mille francs ; et par espécial, depuis que le duc d’Anjou s’en fut départi du gouvernement et que on le rendit au duc de Berry, cil l’a trop fort endommagé et appovri ; car encore le trouva gras, dru et plein, et le prenoit sur les riches hommes qui bien avoient puissance de payer ; mais le duc de Berry n’a nully épargné, ni povre, ni riche, et a tout messonné et cueilli devant lui, et par le fait d’un sien conseiller et trésorier, que on appeloit Betisac, qui est de nation de la cité de Beziers, si comme vous verrez et orrez les complaintes des bonnes gens qui vous en crieront à avoir la vengeance. »

À ces paroles, répondoit le roi et disoit : « Si Dieu m’aist à l’âme, je y entendrai volontiers et y pourvoierai avant mon retour, et punirai les mauvais ; car je ferai faire inquisition sur les officiers de mes oncles, qui ont au temps passé gouverné les parties de Languedoc ; et seront corrigés cils qui l’auront desservi[7].

Le roi de France se tint en la ville de Montpellier plus de douze jours ; car l’ordonnance de la ville, des dames et des damoiselles, et leurs états, et les ébattemens que il y trouvoit et véoit, et ses gens aussi, lui plaisoient grandement bien. Le roi, au voir dire, étoit là à sa nourrisson, car pour ce temps il étoit jeune et de léger esprit. Si dansoit et caroloit avecques les friches dames de Montpellier toute la nuit. Et leur donnoit et faisoit banquets et soupers grands et beaux, et bien étoffés, et leur donnoit anals d’or et fremaillets à chacune, selon qu’il véoit et considéroit qu’elle le valoit. Tant fit le roi que il acquit des dames de Montpellier et des damoiselles grands grâces. Et voulsissent bien les aucunes que il fût là demeuré plus longuement qu’il ne fît, car c’étoient tous reviaux, danses, caroles et soulas tous les jours, et toujours à recommencer. Vous savez, et bien l’avez ouï dire et recorder plusieurs fois, que les ébattemens des dames et des damoiselles encouragent volontiers les cœurs des jeunes gentils hommes, et les élèvent en désirant et requérant tout honneur. Je le dis pourtant que là, en la compagnie du roi, avoit trois jeunes gentils hommes de bonne affaire, de haute emprise et de grand’vaillance ; et bien le montrèrent, si comme je vous recorderai. Mais les noms des trois chevaliers ainçois je vous nommerai : premièrement Boucicault le jeune ; secondement messire Regnault de Roye, et tiercement le seigneur de Saint-Py. Ces trois chevaliers pour ce temps étoient chambellans du roi ; et les aimoit le roi grandement ; et bien le valoient, car il en étoit très bien paré et servi en armes et en tous états que bons chevaliers doivent ou peuvent servir leur seigneur. Eux étant à Montpellier entre les dames et damoiselles, ils furent réveillés de faire armes sur l’été qui retourneroit ; et si comme je fus adonc informé, la plus principale cause qui les inclina vint de ce que je vous dirai. Vous savez, si comme il est ici-dessus contenu bien avant en notre histoire, le roi Charles de bonne mémoire vivant, comment un chevalier qui s’appeloit messire Pierre de Courtenay, Anglois et de grand’affaire d’armes et de nom, issit hors d’Angleterre en France et à Paris, et demanda armes à faire à messire Guy de la Trémoille, présens le roi et les seigneurs et ceux qui voir le voudroient. Messire Guy de la Trémoille répondit à ce pour faire les armes, et ne lui eût jamais refusé. Et furent, le roi de France et le duc de Bourgogne étant en la place et plusieurs hauts barons et chevaliers de France, les deux chevaliers armés ; et coururent l’un contre l’autre, ce me semble, une lance : à la seconde on les prit sus, et ne voult consentir le roi qu’ils fissent plus avant ; dont le chevalier d’Angleterre se contenta assez mal, et voulsist, à ce que il montroit, avoir fait les armes jusques à outrance ; mais on l’apaisa de belles paroles ; et lui fut dit que il en avoit assez fait et que bien devoit suffire ; et lui furent donnés du roi et du duc de Bourgogne de beaux présens. Et se mit au retour, quand il vit qu’il n’en auroit autre chose, pour retourner à Calais ; et lui fut baillé pour convoi le sire de Clary, qui pour le temps étoit un frisque et réveillé chevalier. Tant chevauchèrent messire Pierre de Courtenay et le sire de Clary que ils vinrent à Luceu[8], où la comtesse de Saint-Pol, qui pour le temps étoit sereur du roi Richard d’Angleterre, se tenoit. La comtesse de Saint-Pol fut moult réjouie de la venue de messire Pierre de Courtenay, car elle avoit eu à mari, en devant le comte de Saint-Pol, son cousin, le sire de Courtenay ; mais il mourut jeune, et encore les Anglois l’appeloient madame de Courtenay, non pas comtesse de Saint-Pol.

  1. Il avait reçu des députés de Languedoc et de Guyenne, qui étoient venus se plaindre des vexations et du despotisme déréglé du duc de Berri son oncle.
  2. Il se mit en route le 2 septembre 1389, après avoir été faire son hommage à Saint-Denis.
  3. Les grandes Chroniques disent : Et lui fit le roi la révérence qu’il appartenoit comme fils de l’Église, en mettant un genouil à terre, baisant le pied, la main et la bouche. (Grandes Chroniques, feuille lix, verso. Règne de Charles VI.)
  4. Mais moins haut et moins paré que celui du pape ; selon l’Anonyme de Saint-Denis et les grandes Chroniques.
  5. Il partit d’Avignon le 3 novembre 1389.
  6. Le pape accorda au roi la nomination de 750 bénéfices à son choix, en faveur des pauvres clercs de son royaume qui en étaient exclus par l’avidité de la cour romaine. Il remit encore au roi le droit de conférer les évêchés de Chartres et d’Auxerre, et quelques autres réservés à sa collation, et promit l’archevêché de Reims à Ferry Cassinel, célèbre docteur en droit civil et canon, qui, par son éloquence, avait fait triompher l’université de Paris des frères prêcheurs, et qui, dès le premier mois de son élection, mourut, dit-on, empoisonné par les Dominicains. (Anonyme de Saint-Denis, année 1389.)
  7. Betisac avoua les crimes les plus odieux et fut condamné à être brûlé. Son supplice eut lieu, suivant l’Anonyme de Saint-Denis, le mercredi avant Noël, de l’année 1389.
  8. Luxeuil en Artois.