Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 18-22).
Livre IV. [1389]

CHAPITRE V.

Comment messire Pierre de Courtenay vint en France pour faire armes à l’encontre messire Guy de la Tremouille. Comment le sire de Clary le reconvoya, et pour quelle achoison il fit armes à lui ès marches de Calais.


Ainsi que messire Pierre de Courtenay et le sire de Clary étoient à Luceu en Artois de-lez la comtesse de Saint-Pol, qui moult joyeuse étoit de leur venue, et que on se devise et parle de plusieurs besognes, la comtesse de Saint-Pol demanda à messire Pierre de Courtenay quelle chose il lui sembloit des états de France. Messire Pierre en répondit bien et à point, et dit : « Certainement, madame, les états de France sont grands, beaux et bien étoffés, et bien gardés. En notre pays nous n’y saurions avenir. » — « Et vous contentez-vous bien, dit la dame, des seigneurs de France ? Ne vous ont-ils point fait bonne chère et bien recueilli ? » — « Certes, madame, répondit le chevalier, je me contente grandement deux tant que de la recueillette ; mais de ce pour quoi j’ai passé la mer, ils se sont petitement acquittés envers moi ; et veuil bien que vous sachiez que, si le sire de Clary, qui est chevalier de France, fût venu en Angleterre et eût demandé armes à qui que, ce fût, on l’eût répondu, servi et accompli son désir et sa plaisance, et on m’a fait tout le contraire. Bien est vérité que on nous mit l’un devant l’autre en armes, messire Guy de la Trémoille et moi ; et lorsque nous eûmes jouté une lance, on nous prit sus ; et me fut dit, de par le roi, que nous n’en ferions plus et que nous en avions fait assez. Si dis, madame, et le dirai, et le maintiendrai partout où je viendrai, que je n’ai à qui sçu faire armes, et que pas il n’a demeuré en moi, mais en ces chevaliers de France. »

Le sire de Clary, qui là étoit présent, nota cette parole et se tut à trop grand’peine ; et toutefois il se souffrit, pourtant que il avoit le chevalier anglois en charge et en convoi. La comtesse de Saint-Pol répondit et dit : « Messire Pierre, vous vous départez très honorablement de France, quand vous avez obéi, en armes faisant, à la prière du roi ; car plus n’en pouviez faire, puisque on ne vouloit. Au venir, au retourner et au faire ce que vous avez fait, ne pouvez-vous point avoir de blâme ; et tous ceux et celles qui en orront parler de çà la mer et de là, vous en donneront plus d’honneur que de blâme ; si vous contentez, je vous en prie. » — « Dame, répondit le chevalier, aussi fais-je et ferai. Je ne m’en quiers jamais de soucier. »

Atant laissèrent-ils cette parole et rentrèrent en autres en persévérant le jour et la nuit, jusques au lendemain que messire Pierre de Courtenay prit congé à la comtesse de Saint-Pol ; et elle lui donna ; et au département un très bel fremail dur ; et aussi un au seigneur de Clary par compagnie, pourtant que le chevalier anglois étoit en son convoi et en sa garde. Si départirent de Luceu au matin et prirent le chemin de Boulogne ; et tant firent que ils vinrent et y logèrent une nuit ; et à lendemain ils chevauchèrent vers Marquise et vers Calais.

Entre Boulogne et Calais n’a que sept lieues bien courtoises et beau chemin et ample. Ainsi que à deux lieues de Calais on entre sur la terre de Melk et de Doye et de la comté de Ghines, lesquelles terres étoient pour ce temps au roi d’Angleterre. Quand ils approchèrent Calais, messire Pierre de Courtenay dit au seigneur de Clary : « Nous sommes en la terre du roi d’Angleterre. Sire de Clary, vous vous êtes bien acquitté de moi conduire et convoyer. Grands mercis de votre compagnie. »

Le sire de Clary, qui avoit encore l’ire au cœur et la mélancolie en la tête des paroles que messire Pierre de Courtenay avoit dites à la comtesse de Saint-Pol en sa présence, et de plusieurs qu’il avoit ouïes en l’hôtel de Luceu, lesquelles paroles, quoique pas ne les eût là relevées, ne vouloit pas qu’elles demeurassent ainsi, car il les tenoit à impétueuses, orgueilleuses, trop grandes et trop hautes contre l’honneur de la chevalerie de France, car il avoit dit ainsi et mis outre, que en France, à la cour du roi, il étoit venu et issu hors d’Angleterre pour faire armes et point n’avoit été recueilli ; si dit le sire de Clary et avoit bien toujours dit en soi-même, quoique il se fût souffert, que la chose ne demeureroit pas ainsi ; et parla à messire Pierre de Courtenay, en disant au congé prendre : « Messire Pierre, vous êtes en Angleterre sur la terre de votre roi. Je vous ai aconvoyé et accompagné tant que ci, au commandement du roi notre sire et de monseigneur de Bourgogne. Il vous peut bien souvenir comment, devant hier, vous et moi étions en la chambre de madame de Saint-Pol, qui nous fit très bonne chère. Vous parlâtes là trop largement, ce me semble, et au trop grand blâme et préjudice des chevaliers de France ; car vous dîtes que vous veniez de la cour du roi et n’aviez trouvé à qui faire armes. Vos paroles là dites et proposées montrent et donnent à entendre qu’il n’y a chevalier en France qui ait osé faire armes, ni jouter à vous, ou courir trois cours de glaive. Je veuil bien que vous sachiez que je m’offre ici, quoique je sois l’un des mendres de notre marche, que le royaume de France n’est pas si vuys[1] de chevalerie, que vous ne trouviez bien à qui faire armes, si vous voulez à moi, soit encore anuyt[2] ou demain de matin, et je le dis à cette entente. Ce n’est par haine ni félonnie que j’aie à vous, ni sur vous ; ce n’est fors que pour garder l’honneur de notre côté, car je ne veuil pas que, vous retourné à Calais ou en Angleterre, vous vantez que sans coup férir vous avez déconfit les chevaliers de France. Or, répondez, si il vous plaît, à ma parole. »

Messire Pierre de Courtenay fut tantôt conseillé de répondre. Si dit ainsi : « Sire de Clary, vous parlez bien et j’accepte votre parole ; et veuil que demain au matin, en cette place, vous soyez armé à votre entente et je le serai aussi, et courrons ensemble l’un contre l’autre trois cours de glaive, et par ainsi racheterez-vous l’honneur du roi de France, et me ferez grand plaisir. » — « Je vous créante, dit le sire de Clary, que je serai ci à l’heure que vous me dites. »

Là fut créantée des deux chevaliers la joute. Le sire de Clary se départit du seigneur de Courtenay et vint à Marquise ou près de là, et se pourvey d’armes, de targe, de cheval et de glaive bon et roide. Tantôt eut ce que il lui fit métier, car sur la frontière de Calais et de Boulogne les compagnons sont toujours bien pourvus. Si fit-il sa provision et sa requête au plus secrètement comme il put ; car il ne vouloit pas que trop de gens en sçussent parler. Pareillement Pierre de Courtenay venu à Calais, il ne mit point en oubli ce que promis et créanté avoit ; mais se pourvut de bonnes et fortes armures à son point ; et jà en étoit-il tout pourvu, car harnois pour son corps bon et bel il avoit mis hors d’Angleterre et fait amener à Paris. Si le faisoit retourner avecques lui, et l’eut tout prêt quand il lui besogna. Pour ce temps étoit capitaine de Calais messire Jean d’Éverues, auquel il dit l’ahatie d’armes qui entreprise étoit entre lui et le seigneur de Clary. Messire Jean d’Éverues dit que il lui feroit compagnie, et feroit faire d’aucuns compagnons de Calais ; c’étoit raison.

Quand ce vint à lendemain, les deux chevaliers françois et anglois vinrent sur la place où la parole et l’ahatie d’armes avoit été prise, et vint le chevalier anglois trop mieux accompagné que ne fut le sire de Clary, car le capitaine de Calais fut avecques lui.

Les deux chevaliers qui entrepris avoient à faire armes et à jouter l’un contre l’autre de cours de glaive de guerre, si comme je vous recorde, vinrent sur la place où jouter devoient, si comme enconvenancé l’avoient. Quand ils furent venus, il n’y eut point planté de parlement, car ils savoient bien quelle chose ils devoient faire. Tous deux étoient armés bien et fort, ainsi que pour attendre l’aventure, et étoient bien montés ; et puis leur furent baillés les glaives à pointes acérées, de fer de Bordeaux, tranchans et affilés : en les fers n’y avoit rien d’épargné, fors l’aventure telle que les armes l’envoient. Ils éloignèrent l’un l’autre et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un contre l’autre, par avis au plus droit qu’ils purent ; ce premier coup ils faillirent et point ne se assénèrent. Donc par semblant ils furent moult courroucés. À la seconde joute ils rencontrèrent et vinrent l’un sur l’autre de plein eslai. Le sire de Clary férit et atteignit le chevalier d’Angleterre de plein coup de son glaive, qui étoit bon, et roide et bien éprouvé, et lui perça tout outre la targe et parmi l’épaule, tant que le fer passa outre bien une poignée, et l’abattit jus du cheval de ce coup. Le sire de Clary, qui si bien avoit jouté, passa outre franchement et fit son tour, ainsi que un chevalier bien arréé doit faire ; et se tint tout coi, car il vey qu’il avoit abattu le chevalier anglois et que toutes gens de son côté l’environnoient. Si pensa bien qu’il l’avoit blessé, car de ce coup son glaive étoit volé en tronçons. Si vint sus son cheval de celle part. Les Anglois vinrent au-devant de lui et lui dirent : « Vous n’êtes pas bien courtois jouteur. » — « Pourquoi ? dit le sire de Clary. » — « Pour ce, dirent-ils, que vous avez enferré tout outre l’épaule messire Pierre de Courtenay. Vous dussiez et pussiez bien plus courtoisement avoir jouté. » Répondit le sire de Clary : « De la courtoisie n’étoit pas en moi, puisque j’étois appareillé et accueilli pour la joute ; et autant en pussé-je avoir eu, si l’aventure se fût portée contre moi, en venant de lui sur moi ; mais au cas que il s’est atys de la joute à moi, demandez-lui, ou je lui demanderai, si vous voulez, si il lui suffit, et si il lui en faut ou veut plus. » Messire Jean d’Éverues répondit à cette parole et dit : « Nennil, chevalier, partez-vous ; car vous en avez assez fait. »

Le sire de Clary se départit avecques ses gens, et les Anglois emmenèrent à Calais messire Pierre de Courtenay, et entendirent à sa navrure et blessure mettre en point. Le sire de Clary retourna en France et cuida très bien avoir exploité, et que de ce fait on lui dût porter et donner grand’louange et grand’grâce. Mais je vous dirai qu’il lui en advint.

Quand la nouvelle fut sçue devers le roi et le duc de Bourgogne et leurs consaulx que, en ramenant à Calais messire Pierre de Courtenay, le sire de Clary avoit fait armes à lui, et tellement blessé et navré que mis en péril de mort, le roi et le duc de Bourgogne, et par espécial messire Guy de la Trémouille en furent trop fort courroucés sur le chevalier, et dirent qu’il avoit bien ouvré et exploité pour du moins perdre toute sa terre et être banni hors du royaume de France à toujours mais, et sans rappel. Et les aucuns disoient, qui nuire lui vouloient, que il avoit ouvré comme faux et mauvais traître, quand un chevalier étranger, sur le conduit du roi et du duc de Bourgogne, il avoit requis et appelé en armes et le mis en péril de mort, et que cil outrage ne faisoit point à pardonner.

Le sire de Clary fut mandé. Il vint au mandement du roi. Quand il fut venu, on le mena devant le roi et le duc de Bourgogne et leurs consaulx. Là fut-il mis à question et examiné de grand’manière ; et lui fut dit et remontré trop acertes comment il avoit été si osé ni si outrageux que un chevalier étranger, qui par amour et pour son honneur exaulser et faire armes venu en la cour du roi de France étoit, et de cette cour parti liement et par bonne amour, et afin que nul péril ni nul meschef ne lui advint, on lui avoit recommandé en garde et en conduit, et puis, sur le département des royaumes, prendre ahatie d’armes a lui et répondre ou à joute mortelle ou à champ, sans signifier à son souverain dont il tient sa terre, ce forfait n’étoit pas à pardonner, mais à punir si grandement que les autres y prendroient exemple. Le sire de Clary, quand il ouït ces dures paroles, fut tout ébahi, quoiqu’il cuidoit avoir trop bien fait. Si se ravisa de répondre et dit ainsi :

« Messeigneurs, il est bien vérité que messire Pierre de Courtenay vous le me chargeâtes en garde et en convoi, à lui faire compagnie tant qu’il fût à Calais ou sur sa frontière ; de tout ce qui chargé me fut, me suis-je acquitté bien et loyalement, et si il me besogne à prouver, je le témoignerai par lui. Voir est que sur notre chemin nous vînmes à Luceu en l’hôtel madame la comtesse de Saint-Pol, qui doucement et liement nous recueillit. En ce recueil il y eut paroles telles que je yous dirai. La dame lui demanda : « Messire Pierre, comment vous contentez-vous des seigneurs de France, et que vous semble des états de France ? » Le chevalier répondit courtoisement et dit : « Madame, les états sont en France grands, beaux et bien étoffés. Après, des seigneurs de France je me contente assez bien de leur bonne chère et de leur recueillette, réservé une chose. À peine, à travail et à grands coûtages, et pour faire armes, je suis issu hors d’Angleterre et venu à la cour du roi de France ; mais je n’ai sçu à qui faire armes. » Messeigneurs, quand je l’ouïs dire cette parole en ma présence devant si haute dame que la comtesse de Saint-Pol, serour au roi d’Angleterre, elle me fut trop pesante ; néanmoins je m’en souffris pour l’heure, pour la cause de ce que en garde et en convoi vous le m’aviez recommandé, et ne lui en montrai oncques semblant, tant que nous fûmes en compagnie ensemble sur le royaume de France. Et au congé prendre en la marche de Calais, vérité est que je lui remis au-devant les paroles lesquelles il avoit dites à Luceu, et lui dis bien qu’elles n’étoient pas courtoises ni honorables ; et donnoient ces paroles a entendre que la chevalerie de France étoit si reboutée et foulée que nul n’avoit osé faire armes à lui ; et si il les vouloit mettre outre, je lui dis que j’étois un chevalier du royaume de France, de nom, d’armes et de nation ; et ne voulois pas qu’il se pût vanter ni dire en Angleterre que il n’eût sçu en France ni sur son voyage à qui faire armes ; et que j’étois tout prêt et désirant de faire armes à lui, et pour accomplir sa plaisance et son désir courir trois cours de glaive, fût ce jour ou l’autre.

« Certainement, messeigneurs, pour l’honneur du royaume de France et de la chevalerie qui y est je dis cette parole ; et me semble qu’il en eut grand’joie, et accepta à faire les armes à lendemain, au propre lieu où nous parlions ensemble. Il alla à Calais ; je vins à Marquise. Je me pourvus ; il se pourvut. Lendemain, ainsi comme dit et convenancé l’avions, nous retournâmes en la place. Il y vint bien accompagné de ceux de la garnison de Calais : aussi vinrent avecques moi aucuns chevaliers et écuyers de la frontière, le sire de Mont-Carel et messire Jean de Longvilliers : nous vîmes l’un l’autre et eûmes pour l’heure moult petit de parlement. Nous joutâmes de fer de guerre, et étions armés de toutes pièces au mieux que nous pouvions. L’aventure fut telle que, le second coup je courus contre, je l’enferrai tout outre et le portai à terre. Depuis, je me retournai sur lui pour savoir en quel état il étoit, et si des armes il vouloit plus faire. Le capitaine de Calais me dit que ce qui fait en étoit suffisoit, et que je me misse au retour. Je m’y suis mis ; vous m’avez mandé, je suis venu ; je cuide avoir bien exploité et gardé l’honneur du royaume de France et des chevaliers qui y sont. Je vous ai conté la pure vérité du fait. Si amende y ensuit sur ce, pour bien faire, je m’en rapporte par l’accord et jugement de monseigneur le connétable et de messeigneurs les maréchaux de France, et avecques tout ce en la voix et discrétion du chevalier messire Pierre de Courtenay, à laquelle requête je fis les armes, et à ce aussi que tous chevaliers et écuyers d’honneur de France et d’Angleterre en voudront, eux bien conseillés et informés, discerner. »

Quand le sire de Clary eut remontré ses affaires et excusations bien et sagement, ainsi que vous avez ouï, il adoucit et brisa grandement l’ire et félonnie de ceux qui accueilli l’avoient. Mais nonobstant toutes ces paroles et excusations, oncques il ne put être excusé ni délivré que il ne lui convint tenir prison ; et en demeura un temps en grand danger ; et en fut sa terre saisie, et lui sur le point d’être banni et de perdre le royaume de France ; mais le sire de Coucy et le duc de Bourbon qui l’aimoient prièrent pour lui ; et à grand’peine lui acquirent sa paix, avecques l’aide de la comtesse de Saint-Pol devant qui les paroles avoient été prononcées. Et lui fut dit à sa délivrance : « Sire de Clary, vous cuidâtes trop bien avoir fait et trop vilainement avez ouvré, quand vous vous offrîtes à faire armes à messire Pierre de Courtenay qui étoit au conduit du roi, et on le vous avoit baillé en garde pour mener et conduire jusques en la ville de Calais. Vous fîtes un grand outrage, quand vous relevâtes les paroles lesquelles il disoit en gengles à la comtesse de Saint-Pol, devant que vous dussiez être retourné en France devers les seigneurs, et eux dit et remontré : « Telles paroles impétueuses contre l’honneur des chevaliers de France a dit en la présence de moi messire Pierre de Courtenay. » Et ce que on vous en eût conseillé à faire dussiez avoir fait ; et pour ce que point ne l’avez fait avez-vous eu cette peine. Or soyez une autre fois mieux avisé, et si remerciez de votre délivrance monseigneur de Bourbon et le sire de Coucy, car ils y ont fort entendu pour vous, et aussi à la comtesse de Saint-Pol, car la bonne dame s’en est grandement bien acquittée de vous aider à excuser. » Le sire de Clary répondit et dit : « Grands mercis ! mais je cuidois avoir bien fait. »

  1. Vide.
  2. Ce soir.