Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre L

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 235-255).
Livre IV. [1395–1396]

CHAPITRE L.

Comment la conclusion du mariage fut prise à Paris du roi d’Angleterre et d’Isabelle de France, ains-née fille au roi de France, et comment le duc de Lancastre se remaria.


Environ vingt deux jours furent le comte Maréchal, le comte de Rostellant et les ambaxadeurs d’Angleterre devers le roi de France et la roine et les seigneurs à Paris ; et leur fut faite toute la meilleure chère et compagnie comme on put. Et se portèrent si bien les traités et ordonnances, que le mariage fut accordé, pourquoi ils étoient là venus, du roi d’Angleterre à Isabelle ains-née fille du roi Charles de France. Et la fiança et épousa par la vertu d’une procuration, au nom du roi d’Angleterre, le comte Maréchal ; et fut celle dame nommée, et sera d’ores en avant, roine d’Angleterre[1] ; et pour lors, si comme je fus informé, il faisoit plaisant la voir, comme jeune qu’elle fût, car moult bien sçut et savoit faire la roine.

Après toutes ces choses faites et les ordonnances escriptes et scellées, les ambassadeurs d’Angleterre prirent congé au roi de France, à la roine et à sa fille la roine d’Angleterre, et aux seigneurs, et se départirent de Paris ; puis retournèrent arrière à Calais, et de là en Angleterre où ils furent grandement recueillis du roi, du duc de Lancastre et des seigneurs favorables au roi et à ses plaisances et intentions. Mais quiconque fut de ce mariage réjoui en Angleterre, le duc de Glocestre, oncle du roi, n’en eut point de fête ; car il vit bien que, par ce mariage et alliance, paix seroit encore entre les rois et leurs royaumes de France et d’Angleterre ; laquelle chose il verroit trop envis, si la paix n’étoit grandement à l’honneur du roi et des Anglois, et remis au point et en l’état où les choses étoient, quand la guerre renouvela ès parties de Gascogne. Et en parloit aucunes fois à son frère le duc d’Yorch quand il le trouvoit à loisir, et le tiroit tant qu’il pouvoit à ses opinions pourtant qu’il le sentoit mol et simple. Au duc de Lancastre, son ains-né frère, il n’en osoit parler trop largement, pour ce qu’il le sentoit du tout de l’alliance du roi ; et bien plaisoit au dit duc de Lancastre l’alliance de ce mariage, principalement pour l’amour de ses deux filles la roine d’Espagne et la roine de Portingal.

En ce temps se remaria le duc de Lancastre tiercement à une dame, fille d’un chevalier de Hainaut, qui jadis s’appela messire Paon de Ruet, et fut en son temps des chevaliers la noble et bonne roine Philippe d’Angleterre, qui tant aima les Hainuiers, car elle en fut de nation. Celle dame, à laquelle le duc de Lancastre se remaria, on appeloit Catherine[2] ; et fut mise de sa jeunesse en l’hôtel du duc et de la duchesse Blanche de Lancastre, Et avint que, quand la dite duchesse Blanche fut trépassée de ce siècle, si comme il est contenu en notre histoire ici dessus bien avant, et encore madame Constance d’Espaigne, fille au roi Dam Piètre d’Espagne[3], où le duc de Lancastre se remaria secondement et en eut celle fille qui fut roine d’Espaigne, et celle seconde duchesse Constance fut morte, le duc de Lancastre, la dame vivant, avoit tenu celle dame Catherine de Ruet, qui aussi avoit été mariée à un chevalier d’Angleterre. Le chevalier vivant et mort, toujours le duc Jean de Lancastre avoit aimé et tenu celle dame Catherine, de laquelle il eut trois enfans, deux fils et une fille, dont on nommoit l’aîné Jean, et autrement messire Beaufort de Lancastre, et moult l’aimoit ïe duc ; et l’autre eut nom Thomas, et le tint le duc son père à l’école à Asque-Suffort[4] et en fit un grand juriste et légiste ; et fut ce clerc depuis évêque de Lincolne, qui est la plus noble et mieux revenant en grand profit d’argent de toute Angleterre. Et pour l’amour de ses enfans, ce duc de Lancastre épousa leur mère, madame Catherine de Ruet ; dont on fut moult émerveillé en France et en Angleterre, car elle étoit de basse lignée au regard des autres deux dames, la duchesse Blanche et la duchesse Constance, que le duc en devant avoit eues par mariage. Et quand la connoissance de ce mariage de Catherine de Ruet en fut venue aux hautes dames d’Angleterre, telles que à la duchesse de Glocestre, à la comtesse Derby, à la comtesse d’Arondel et aux autres dames descendans du sang royal d’Angleterre, si furent moult émerveillées, et tinrent ce fait à grand blâme ; et dirent ainsi : « Que ce duc de Lancastre s’étoit trop forfait et vitupéré quand il avoit épousé sa concubine ; et convenoit, puisque jusques à là elle étoit venue, que elle fût seconde en honneurs en Angleterre. Or sera la roine d’Angleterre recueillie vitupéreusement. » Et puis disoient outre : « Nous lui lairrons toute seule faire les honneurs. Nous ne irons ni viendrons en nulle place où elle soit, car ce nous tourneroit à trop grand blâme, que une telle duchesse, qui vient de basse lignée et qui a été concubine du duc un moult long-temps, en ses mariages et hors ses mariages, alloit ni passoit devant nous. Les cœurs nous crèveroient de deuil, et à bonne cause. » Et cil et celle qui le plus en parloient c’étoit le duc de Glocestre et la duchesse sa femme ; et tenoient le duc de Lancastre à fol et outre-cuidé, quand il avoit pris par mariage sa concubine ; et disoient que jà ne lui feroient honneur de mariage ni de nommer dame ni serour. Le duc d’Yorch s’en passoit assez brièvement, car il étoit le plus résident de-lez le roi et son frère de Lancastre. Le duc de Glocestre étoit d’une autre matière et ordonnance, car il ne faisoit compte de nully, quoique ce fût le mains-né de tous les frères ; mais il étoit orgueilleux et présomptueux de manière, et en ce s’inclinoit sa nature, et mal concordant à tous les consaux du roi, si ils ne tournoient à son gré.

Celle Catherine de Ruet demeura tant qu’elle vesqui duchesse de Lancastre ; et fut la seconde en Angleterre et ailleurs après la roine d’Angleterre ; et fut une dame qui savoit moult de toutes honneurs, car de sa jeunesse et de tout son temps elle y avoit été nourrie ; et moult aima le duc de Lancastre les enfans qu’il eut de li ; et bien leur montra à mort et à vie.

Vous savez, et il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment jugement et arrêt de parlement de Paris fut rendu sur messire Pierre de Craon, lequel fut condamné à cent mille francs envers la roine de Naples et de Jérusalem, duchesse d’Anjou et comtesse de Provence. Quand le dit messire Pierre vit qu’il eut cette condamnation, si fut ébahi, car il lui convenoit tantôt payer les cent mille francs, ou demeurer tout coi au chastel du Louvre à Paris en prison. Si fut conseillé, et le conseil lui vint de côté par le moyen du duc de Bourgogne et de la duchesse, qu’il fit faire une prière par la jeune roine d’Angleterre à la roine de Naples dessus dite, qu’il fût relaxé de prison quinze jours tant seulement, et pût aller et venir parmi Paris, pour prier ses amis et payer celle finance, ou qu’ils demeurassent hostagers pour lui, et s’en pût aller en Bretagne, et tant faire que rapporter en deniers tous appareillés la somme des florins en quoi il étoit jugé. À la prière de la jeune roine d’Angleterre la roine de Naples descendit, parmi tant que messire Pierre de Craon tous les soirs devoit aller et retourner dormir au chastel du Louvre. Messire Pierre de Craon pria moult de ceux de son sang, mais il ne trouva nully qui voulsist demeurer pour lui, car la somme étoit trop grosse. Au chef de quinze jours il le convint tout coi demeurer en prison et avoir ce danger, et attendre l’aventure. Et étoit moult près gardé de nuit et de jour, et les gardes à ses coustages.

Nous parlerons un petit de l’emprise et chevauchée que le comte de Nevers et les seigneurs de France firent en cel été en Honguerie, et puis retournerons à l’allée de Frise, où le comte de Hainaut et le comte d’Ostrevant furent.

Quand le comte de Nevers et ses routes, où moult avoit de vaillans hommes de France et d’autres pays, furent venus en Honguerie, ils trouvèrent le roi de Honguerie en une cité grande et bonne que on nomme Boude, lequel roi fit à tous les seigneurs une bonne recueillette ; et bien le devoit faire, car ils étoient de loin venus voir et querre les armes. L’intention du roi de Honguerie étoit telle, que avant que il et ses gens ni ces seigneurs de France se missent sur les champs, il auroit certaines nouvelles de l’Amorath-Baquin[5], car le dit Amorath lui avoit mandé, dès le mois de février, qu’il fût tout conforté et qu’il seroit à puissance en Honguerie avant l’issue du mois de mai et le viendroit combattre, et passeroit la Dunoe[6] dont on avoit grand’merveille comment ce se pourroit faire. Et disoient plusieurs : « Il n’est rien qu’on ne fasse. L’Amorath-Baquin est un moult vaillant homme et de grand’emprise, et qui désire moult les armes à ce qu’il montre ; et puisqu’il l’a dit, il le fera. Et si il ne le fait et passe la Dunoe au lez de deçà nous le devrions passer outre au lez de delà, et entrer en la Turquie à puissance ; car le roi de Honguerie, parmi les étrangers, fera bien cent mille hommes ; et tel nombre de vaillans gens sont bien pour conquérir toute la Turquie et pour aller jusques en l’empire de Perse. Car si nous pouvons avoir une journée de victoire sur l’Amorath-Baquin, nous viendrons au-dessus de notre emprise et conquerrons Syrie et la sainte terre de Jérusalem, et la délivrerons des mains du Soudan et des ennemis de Dieu ; car à l’été qui retournera, les rois de France et d’Angleterre, qui se conjoignent ensemble par mariage, mettront sus grand nombre de gens d’armes et d’archers, et trouveront les passages ouverts et appareillés pour eux recevoir ; et rien ne demeurera devant nous que tout ne soit conquis et mis en notre obéissance quand nous serons tous ensemble. » Ainsi devisoient les François qui étoient au royaume de Honguerie.

Quand le mois de mai fut venu, on espéroit ouïr nouvelles de l’Amorath-Baquin. Et envoya le roi de Honguerie de ses gens sur les passages de la rivière de la Dunoe ; et fit un très grand mandement partout son royaume, et mit la greigneur partie de sa puissance ensemble ; et vinrent les seigneurs de Rhodes moult étoffément. Tout le mois de mai on attendit la venue des Sarrasins ; mais on n’en eut nulles nouvelles. Et fit le roi de Honguerie chevaucher aucuns Hongrès qui étoient coutumiers d’armes et connoissoient le pays de outre la Dunoe, pour savoir s’ils orroient nouvelles aucunes de l’Amorath-Baquin. Quand ceux qui envoyés furent en celle commission, eurent cherché moult de pays, ils ne trouvoient à qui parler ; ni il n’étoit nouvelles de l’Amorath-Baquin, ni de ses gens ; et étoient encore par delà le bras Saint-George en la marche d’Alexandrie, de Damas et d’Antioche. Si retournèrent en Honguerie devers le roi et les seigneurs, et rapportèrent ces nouvelles. Quand le roi de Honguerie ouït ainsi ces gens parler, si appela son conseil et les seigneurs de France qui là étoient et qui faire armes désiroient, pour savoir comment il se maintiendroit en celle besogne. Et remontra le dit roi comment aucuns apperts hommes d’armes avoient chevauché sur la frontière de la Turquie. Mais il n’étoit nul apparent que l’Amorath-Baquin vînt avant, si comme il l’avoit mandé notablement, qu’il seroit dedans la mi-mai à puissance outre la mer, et viendroit combattre le roi de Honguerie en son pays, desquelles choses le dit roi vouloit avoir, et demandoit conseil. Et par espécial, il s’adressa aux barons de France. Eux conseillés, ils répondirent, et le sire de Coucy pour tous, que là, au cas que l’Amorath-Baquin ne traioit pas avant, et qu’il étoit demeuré en bourde et en mensonge, on ne demeurât pas pour ce à voyager et à faire armes, puisqu’ils étoient là venus pour les faire, et que tous les François, les Allemands et les étrangers en avoient grand désir ; et si ils le montroient de fait et de volonté, à trouver les Turcs et le dit Amorath, tant leur seroit l’honneur plus grande.

La parole du seigneur de Coucy fut acceptée de tous les barons de France qui là étoient, et aussi fut l’opinion des Allemands et des Behaignons et de tous les étrangers pour employer leur saison.

Adonc fut ordonné, de par le roi de Honguerie et ses maréchaux, que chacun s’ordonnât et s’appareillât selon lui, et que dedans tel jour qui fut nommé, ce fut aux octaves de la Saint-Jean-Baptiste, on se partiroit et se mettroit au chemin pour aller sur la Turquie. Ainsi qu’il fut dit, il fut fait. Donc vissiez-vous gens et hommes d’offices appareillés d’entendre à ce qu’il convenoit à leurs maîtres, et de appointer tellement que point de faute n’y eût. Ces seigneurs de France qui vouloient outre passer, pour être frisquement et richement ordonnés, firent entendre à leurs harnois et à leurs armures, et n’épargnoient or ni argent pour mettre en ouvrage autour d’eux. Moult fut l’état grand et bel quand ce vint au départir de Boude, la souveraine cité de Honguerie. Et se mirent tous sur les champs. Le connétable de Honguerie eut l’avant-garde, et grand nombre de Hongrès et d’Allemands en sa compagnie, pourtant qu’il connoissoit le pays et les passages. Après lui chevauchoient et cheminoient les François, le connétable de France, messire Philippe d’Artois, le comte de la Marche, le sire de Coucy messire Henry et messire Philippe de Bar, et plusieurs autres. En la compagnie du roi, et de-lez lui le plus du temps chevauchoient les plus grands de son pays, c’étoit raison. Et aussi d’un côté lui Jean de Bourgogne. Et devisoient souvent ensemble. Bien se trouvoient sur les champs soixante mille hommes à chevaux. Peu y en avoit de pied si ce n’étoient poursuivans. La compagnie des chrétiens étoit noble, belle et bien ordonnée. Entre ces Hongrès avoit grand nombre d’arbalêtriers à chevaux. Tant chevauchèrent ces osts qu’ils vinrent sur la rivière de la Dunoe, et la passèrent tous à barges, à nefs et à pontons qui à ce avoient été ordonnés un grand temps pour le passage ; et mirent plus de huit jours avant qu’ils fussent tous outre ; et à la mesure qu’ils passèrent ils se logèrent, et tous attendoient l’un l’autre. Vous devez savoir que la rivière de la Dunoe départ les royaumes et seigneuries de Honguerie et de la Turquie[7].

Quand les chrétiens furent tous outre et que rien ne demoura derrière, et ils se trouvèrent sur les frontières de la Turquie, si furent tous réjouis, car ils désiroient trop grandement à faire armes. Et eurent conseil et avis qu’ils viendroient mettre le siége devant une cité en Turquie qui s’appelle la Comète[8]. Ainsi qu’ils l’ordonnèrent ils le firent, et l’assiégèrent à l’environ. Bien se pouvoit faire, car elle sied au plain du pays, et court une rivière au dehors portant navire, laquelle on appelle Mète[9], et vient à mont de la Turquie, et s’en va férir assez près de la mer en la Dunoe. Cette eau de la Dunoe est malement grosse rivière, et a bien quatre cens lieues de cours, depuis qu’elle commence avant qu’elle rentre en la mer. Et seroit la Dunoe la plus profitable rivière du monde pour le royaume de Honguerie et pour les pays voisins, si la navire qu’elle porte pouvoit entrer et issir en la mer, mais non peut ; car droit à l’entrée et à l’embouchure de la mer, il y a en la rivière de la Dunoe une montagne qui fend l’eau en deux moitiés et rend si grand bruit que on l’ot bien de sept grandes lieues loin bruire. Pour ce ne l’ose nulle navire approcher[10].

Sur celle rivière de Mète, tout contremont et contrevai ainsi comme elle court, y a belles prairies dont le pays est aisé et servi ; et d’autre part grands vignobles qui font par saisons bons vins ; et les vendangent les Turcs ; et mettent, quand ils sont vendangés en cuirs de chèvres ; et les vendent aux chrétiens, car selon leur loi ils n’en peuvent ni osent nuls boire, là où on le sache ; et leur est défendu sur la vie[11]. Mais ils mangent bien les raisins ; et ont moult de bons fruits et d’épices dont ils font espéciaux breuvages, et usent à boire entre eux grand’foison de lait de chèvres pour le chaud temps qui les rafreschit et refroide. Le roi de Honguerie et tout l’ost se logèrent devant cette cité et tout à leur aise, car nul ne leur leva le siége, ni nul en l’ost n’étoit en doute de l’Amorath-Baquin, ni de personne de par lui.

Quand ils vinrent devant la cité, ils trouvèrent tous fruits mûrs qui leur firent grand’douceur. À celle cité de la Comète on fit plusieurs assauts. Et bien se gardoient et défendoient ceux qui dedans étoient ; et espéroient tous les jours être confortés, et que l’Amorath-Baquin leur sire dût venir et lever le siége à puissance ; mais non fit ; dont la cité, par force de siége et d’assaut, fut prise et détruite ; et y eut grand’occision de hommes, de femmes et d’enfans, et n’en avoient les chrétiens qui dedans entrèrent nulle pitié. Quand la Comète fut prise ainsi que je vous dis, le roi de Honguerie et son ost se logèrent et entrèrent plus amont en la Turquie, pour venir devant une cité grande et forte durement qui s’appelle Nicopoli ; mais avant qu’ils y parvinssent, ils trouvèrent en leur chemin la ville de la Quaire[12], et là s’arrêtèrent ; et y furent quinze jours avant qu’ils la pussent avoir. Toutefois finablement ils la conquirent par assaut ; et fut toute détruite ; et puis passèrent outre, et trouvèrent une autre ville et fort chastel que on dit Brehappe[13] en la Turquie ; et la gouverne et maintient un chevalier turc qui en tient la seigneurie ; et pour lors que les chrétiens vinrent devant il y étoit à grands gens de défense.

Le roi de Honguerie se logea à tous ses Hongrès à une lieue près, pour la cause de ce qu’il y avoit une rivière, et devant Brehappe n’en y a point, et les comtes de Nevers, d’Eu, de la Marche, les sires de Coucy, Boucicaut, de Saint-Py, Regnault de Roye, Henry de Bar, son frère, Philippe de Bar, et les François, où bien avoit mille chevaliers et écuyer. Et jà étoit le comte de Neves chevaliers, car le roi de Honguerie le fit chevalier sitôt qu’il entra en la Turquie et leva bannière. Et ce jour qu’il fut fait chevalier il en y eut faits plus de trois cents. Tous ceux que je vous nomme et leurs routes vinrent devant Brehappe, et l’assiégèrent, et conquirent fait et de force sur le terme de quatre jours ; mais ils n’eurent pas le chastel car il étoit trop fort. Le sire de Brehappe sauva moult de ses gens par la force du chastel ; et étoit nommé, ce m’est avis, Corbadas, et moult vaillant homme ; et avoit trois frères : l’un avoit nom Maladius, le second Balachins et le tiers Ruffin.

Depuis la prise de Brehappe furent les chrétiens devant le chastel sept jours, et y livrèrent aucuns assauts, mais plus y perdirent qu’ils n’y gagnèrent ; car les quatre frères, tous chevaliers Turcs, qui dedans étoient, montroient bien à la défense qu’ils étoient vaillants hommes. Quand les seigneurs de France eurent bien imaginé la force du chastel et l’ordonnance de ceux de dedans, comment vaillamment ils se défendoient quand on les assailloit, si virent bien qu’ils perdoient leur peine ; et se délogèrent, car ils entendirent que le roi de Honguerie vouloit aller mettre le siége devant la cité de Nicopoli. Ainsi se défit le siége de Brehappe ; et demeurèrent pour celle saison le chastel et ceux qui dedans étoient en paix. Mais la ville fut toute arse ; et se retrait le comte de Nevers et tous les seigneurs de Franee en l’ost du roi de Honguerie et de ses maréchaux qui s’ordonnoient pour aller devant Nicopoli.

Quand Corbadas de Brehappe se vit dessiégé des François, si fut tout réjoui, et dit : « Nous n’avons plus garde pour celle saison ; si ma ville est arse et exillée elle se recouvrera. Mais d’une chose ai grand’merveille ; car il n’est nulles nouvelles que nous oyons de notre sire le roi Basaach dit l’Amorath-Baquin, car il me dit, la dernière fois que je le vis et parlai à lui en la cité de Nicopoli en Turquie, qu’il seroit ci en cette contrée dès l’entrée du mois de mai ; et avoit intention, et sur ce il étoit tout fondé et ordonné, de passer à puissance le bras Saint-George pour venir en Honguerie combattre les chrétiens. Et ainsi l’avoit-il mandé au roi de Honguerie ; et rien n’en a fait. Et sur ce se sont les Hongrès fortifiés et ont pour le présent grand confort et secours de France ; et ont par vaillance passé la rivière de la Dunoe et sont entrés en la Turquie ; et détruisent et détruiront la terre de l’Amorath-Baquin, car nul ne résistera à l’encontre d’eux ; ils y sont trop forts entrés. Et tiens sûrement qu’ils iront mettre le siége devant Nicopoli ; la cité est forte assez pour lut tenir au siége un grand temps, mais qu’elle soit bien défendue et gardée. Nous sommes nous quatre frères chevaliers, et du lignage au roi de Basaach ; si devons, et sommes tenus, d’entendre à ses besognes ; pourquoi nous ordonnerons par la manière que je vous dirai. Moi et Maladius mon frère, irons en la cité de Nicopoli pour l’aider à garder et défendre ; et Balachins demeurera ci pour garder et soigner du chastel de Brehappe ; et je ordonne Ruffin, mon quart frère, à chevaucher outre et à passer le bras Saint-George, et tant faire et exploiter qu’il trouve l’Amorath-Baquin, et lui recorde véritablement tout ce qu’il aura vu et laissé derrière ; et lui dise par telle manière que l’Amorath-Baquin l’entende et s’y incline pour son honneur et pour garder et défendre son héritage ; et vienne si fort que pour résister à l’encontre des chrétiens, et rompre et briser leur emprise et leur puissance ; autrement il reperdra le royaume d’Arménie qu’il a conquis, et tout son pays aussi ; car à ce qu’on peut sentir et imaginer, le roi de Honguerie et les chrétiens sont escueillis à faire un grand fait. »

À la parole et promotion de leur frère obéirent tous les trois Turcs, et dirent bien que sa parole seroit crue et faite. Si s’ordonnèrent sur ce parti ; et le siége fut mis à grand’puissance et par bonne ordonnance devant la cité de Nicopoli ; et étoient les chrétiens bien cent mille hommes.

Ainsi se fit le siége en celle saison du roi de Honguerie et des chrétiens devant la cité de Nicopoli en Turquie ; et Corbadas de Brehappe, et Maladius son frère, se vinrent bouter dedans ; dont ceux de la cité furent tous réjouis. Balachins demeura en Brehappe pour garder le chastel ; et Ruffin, quand il sçut que heure fut, il se mit au chemin et éloigna de nuit l’ost des chrétiens, car bien connoissoit le pays ; et prit le chemin du bras Saint-George pour là passer outre et pour ouïr et avoir nouvelles de l’Amorath-Baquin.

Bien est vérité que le roi Basaach étoit au Quaire avecques le soudan de Babylone pour avoir gens, et là le trouva le Turc dessus nommé. Quand le roi Basaach le vit, si fut tout émerveillé ; et pensa tantôt qu’il y avoit de grandes nouvelles en Turquie. Si l’appela, puis lui demanda comment on se portoit en Turquie. « Monseigneur, répondit-il, on vous y désire moult à voir et avoir, car le roi de Honguerie à puissance a passé la Dunoe et est entré en Turquie, et y ont fait ses gens moult de desrois, et ars et assailli cinq ou six villes fermées des vôtres ; et quand je me départis de Brehappe ils tiroient tous à aller devant Nicopoli. Corbadas mon frère, et Maladius s’y sont boutés, atout gens d’armes, pour l’aider à défendre et garder. Et sachez qu’en la route et compagnie du roi de Honguerie a plus belles gens et les mieux armés et à point, qui leur sont venus et issus de France, que on puisse voir. Si vous convient entendre à ce, et émouvoir votre ost, et semondre vos amis et gens, et retourner en Turquie mettre vos ennemis les chrétiens outre la Dunoe par puissance ; car si grand’puissance ne le fait, vous n’en viendrez point à chef. » — « Quel nombre de gens sont-ils, » demanda l’Amorath-Baquin. « Ils sont plus de cent mille, répondit le Turc, et la plus belle gent du monde, les mieux armés et tous à cheval. »

À ces paroles ne répondit pas l’Amorath-Baquin, mais entra en la chambre du soudan et laissa le Turc qui ces nouvelles avoit apportées entre ses gens, et recorda toute l’affaire et ordonnance, ainsi comme il étoit informé de son chevalier, au soudan. Donc dit le soudan : « Il y convient pourvoir ; vous aurez gens assez pour résister à l’encontre d’eux, car il nous faut défendre notre loi et héritage. » — « C’est voire, répondit l’Amorath-Baquin ; or sont mes désirs venus, car je ne désirois autre chose, fors que je pusse le roi de Honguerie et sa puissance tenir outre la Dunoe et au royaume de Turquie. À ce premier je les lairrai un peu convenir, mais en la fin ils paieront leur écot, et de tout ce que j’ai été signifié, plus a de quatre mois, par mon grand ami le seigneur de Milan, lequel m’envoya ostours[14], gerfaus[15] et faucons, douze, les plus beaux et meilleurs que je visse oncques. Avec ces présens il m’escripsit par nom et par surnom tous les chefs des barons de France qui me devoient venir voir et faire la guerre, et dénomma les seigneurs dessus escripts par leurs noms et surnoms ; premièrement Jean de Bourgogne, fils ains-né du duc de Bourgogne ; après, Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France ; Jean de Bourbon, comte de la Marche ; Henry et Philippe de Bar, cousins prochains au roi de France ; Enguerrant, seigneur de Coucy et comte de Soissons ; Boucicaut l’ains-né, maréchal de France ; Guy de la Tremoille, seigneur de Sully ; Jean de Viennes, amiral de mer pour le roi de France. Et contenoient les lettres ainsi, que si j’avois ceux que je nomme en mon danger, ils me vaudroient un million de florins. Avec tout ce qu’ils y doivent être en leur compagnie du royaume de France ou des tenures de France plus de cent chevaliers, tous vaillans hommes. Et m’écrit bien le sire de Milan, que si nous avons la bataille, ainsi que nous aurons, nous n’y pouvons faillir, car je leur irai au devant à puissance, que j’aie art, avis et très bonne ordonnance pour eux combattre, car ce sont gens de si grand fait et tant vaillans aux armes que point ne fuiront tous les moindres pour mourir. Et sont issus, ce m’a écrit le sire de Milan, de leur nation par vaillance et pour trouver les armes. Et de tout ce faire je leur sais bon gré ; et accomplirai leur désir dedans trois mois, si avant que par raison ils en auront assez. »

À considérer les paroles dessus dîtes comment l’Amorath-Baquin parloit et devisoit de messire Galéas, comte de Vertus et duc de Milan, on se peut et doit émerveiller ; car on le tenoit pour Chrétien et homme baptisé et régénéré à notre foi, et il avoit quis et quéroit amour et alliance à un roi mescréant et hors de notre loi, et lui envoyoit tous les ans dons et présens de chiens et d’oiseaux, ou de draps de fines toiles de Reims qui sont moult plaisans aux payens et Sarrasins, car ils n’en ont nuls si ils ne viennent de nos parties ; et l’Amorath lui renvoyoit autres dons et riches présens de draps d’or et de pierres précieuses, dont ils ont grand’largesse entre eux et nous les ayons à danger, si ce n’est par le moyen des marchands vénitiens, gennevois et italiens qui les vont quérir entre eux. Mais pour ces jours, ce comte de Vertus et duc de Milan, et messire Galéas son père, régnèrent comme tyrans et obtinrent leurs seigneuries. Et merveille est à penser de leur fait, et comment premièrement ils entrèrent en la seigneurie de Milan.

Ils furent trois frères, messire Mauffez, messire Galéas et messire Barnabo[16]. Ces trois frères eurent un oncle, lequel fut archevêque de Milan[17]. Et vint atant à Milan Charles de Lucembourch, roi de Bohême et d’Allemagne et empereur de Rome, qui régna après le roi Louis de Bavière, lequel obtint en son vivant l’empire à force, car il ne fut oncques accepté empereur de l’église[18], mais excommunié du pape Innocent qui pour ce temps régnoit ; car ce Louis de Bavière alla à Rome et se fit couronner à empereur par un pape et douze cardinaux qu’il fit, et sitôt qu’il fut couronné par ses Allemands, pour eux payer leurs souldées, car il leur devoit grand’foison, il fit courir Rome et tout piller et dérober ; ce fut le guerdon que les Romains eurent de sa recueillette ; pourquoi il mourut excommunié, et en celle sentence. Le pape et les cardinaux que faits avoit, sans contrainte vinrent depuis en Avignon, et se mirent en la merci du pape Innocent qui régna devant Urbain cinquième, et se firent absoudre de leur erreur. À revenir au propos dont je parlois maintenant pour les seigneurs de Milan, je le vous dirai.

Cil archevêque de Milan, leur oncle, reçut le roi Charles de Bohême en la cité de Milan moult authentiquement, quand il eut fait son fait devant Aix-la-Chapelle et sis quarante jours ainsi comme usage est. Et pour la belle recueillette et grande que il fit à l’empereur Charles, et pour cent mille ducats qu’il lui prêta, il le constitua à Milan vicomte, et ses neveux après lui, et à tenir la terre et seigneurie de Milan jusques à sa volonté, et que tout à une fois il lui auroit rendu les cent mille ducats.

Cil archevêque mourut ; messire Mauffez, son neveu, par l’accord de l’empereur et pour l’amour de son oncle l’archevêque de Milan, fut reçu en la seigneurie de Milan à vicomte. Ses deux frères, qui pour lors n’étoient pas bien riches, Galéas et Barnabo, eurent conseil entre eux qu’ils règneroient et tiendroient les terres de Lombardie, et se conjoindroient par mariages à si grands seigneurs que on ne les oseroit ni pourroit courroucer. Et firent mourir messire Mauffez, leur frère, par venin ou autrement[19]. Quand il fut mort ils régnèrent de puissance et de sens ; et furent tout leur vivant trop bien d’accord ; et départirent les cités de Lombardie. Messire Galéas en eut dix, pour ce que c’étoit l’ains-né fils, et messire Barnabo neuf ; et Milan étoit gouvernée un an par l’un et un an par l’autre. Et pour demeurer en leurs seigneuries et avoir grand’quantité de finances ils mirent sus impositions, subsides, gabelles et moult de males coutumes pour extorquer grand’foison d’or et d’argent et pour régner en grand’puissance. Et faisoient garder leurs cités et villes, de jour et de nuit, de soudoyers étrangers, Allemands, François, Bretons, Anglois et de toutes nations, réservé Lombards, car en sentence de Lombard ils n’avoient nulle fiance, à la fin que nulle rébellion ne s’élevât ni mît contre eux ; et étoient ces soudoyers payés de mois en mois. Et se firent tant douter et craindre du peuple que nul ne les osoit courroucer ; car en toutes leurs seigneuries, qui se voulsist lever ni aller au contraire d’eux, ils en prinssent si cruelle vengeance que pour eux détruire et tout le lignage ; et plusieurs en détruisirent en leur temps pour exemplier les autres. Ni en toutes les cités, chastels et bonnes villes de messire Galéas et Barnabo nul n’avoit rien si ils ne vouloient. Et tailloient un riche homme trois ou quatre fois en l’an. Et disoient que Lombards sont trop orgueilleux et présomptueux en leurs richesses et ne valent rien, si ils ne sont tenus en subjection. Et bien les y tinrent, car nul ne les osa courroucer ni contredire à chose qu’ils voulsissent faire, dire ni commander. Et se marièrent les deux frères Galéas et Barnabo, grandement et hautement ; mais ils achetèrent leurs femmes de l’avoir de leur peuple. Messire Galéas eut à femme Blanche, la sœur au bon comte de Savoie[20] ; mais avant qu’il l’épousât il en paya au comte cent mille ducats. Messire Barnabo se maria en Allemagne à la sœur du duc de Bresvich[21], et n’en paya point moins. Ces deux frères eurent beaucoup d’enfans, et les marièrent grandement et richement pour avoir plusieurs fortes alliances. Messire Galéas eut un fils, qu’on appela Galéas ; si entendit que le roi Jean de France, quand il fut issu hors d’Angleterre et remis à trente cent mille francs de rédemption, que le premier payement on ne le savoit bonnement où prendre. Si fit traiter devers le roi et son conseil comment il pourroit avoir une de ses filles pour Galéas son fils[22]. On entendit à ces traités, pourtant que on le sentit fondé et pourvu de grand’finance. Il acheta la fille du roi Jean six cent mille francs qui furent tournés en payement devers le roi d’Angleterre ; et parmi tant son fils épousa la fille du roi Jean ; et lui fut donné en mariage le comté de Vertus en Champagne. De ce fils et de celle fille issirent fils et fille. La fille par force d’argent eut épousé le fils second du roi Charles de France, lequel on appeloit Louis et fut duc d’Orléans, comte de Blois et de Valois ; mais le mariage coûta au comte de Vertus, père d’icelle dame, dix cent mille francs ; et en fut acceptée la comté de Blois, et achetée au comte Guy de Blois, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire.

Messire Galéas et messire Barnabo en leur vivant furent toujours trop bien d’accord, ni oncques ne se discordèrent, ni leurs gens ensemble, et pour ce régnèrent-ils en grand’puissance. Et ne put oncques nul avoir raison d’eux, ni pape, ni cardinaux, ni l’empereur qui leur fit guerre, fors le marquis de Montferrat ; mais ce fut par le moyen de messire Jean Hacoude[23], Anglois, et des routes des Compagnies qu’il vint quérir en Provence, et les mena en Lombardie, et en fit sa guerre.

Après la mort de Galéas, régna le comte de Vertus, son fils, nommé Galéas, en grand’puissance ; et se fit au commencement de son règne moult aimer en Lombardie, et montra ordonnance de simple homme et prud’homme ; car il ôta toutes males coutumes élevées en ses seigneuries lesquelles son père avoit mis sus ; et fut tant aimé et renommé de bonne grâce que tous en disoient bien. Et quand il vit son point il montra le venin que moult avoit gardé long-temps et porté dans son cœur ; car il fit un jour sur les champs faire une embûche où fut pris et saisi messire Barnabo, son oncle, qui rien n’y pensoit et qui de son neveu trop bien être cuidoit ; et lui fut dit en prenant : « Il y a assez d’un seigneur en Lombardie. » Il n’en put autre chose avoir, car la force n’étoit pas sienne ; et fut détourné et mené en un chastel, et le fit son neveu mourir, je ne sais comment.

Ce messire Barnabo avoit de beaux enfans, dont la roine de France est fille de l’une de ses filles, laquelle eut épousé le duc Étienne de Bavière ; et les enfans, fils et filles, qu’il put happer et avoir, il les fit emprisonner, et saisit toutes les seigneuries que Barnabo tenoit ; et les ajouta et attribua avec les siennes ; et régna en grand’puissance d’or et d’argent ; car il remit sus les matières dont on le forge et assemble en Lombardie et ailleurs, là où on use de tels coutumes. Ce sont impositions, gabelles, subsides, dîmes, quatrièmes et toutes extorsions sur le peuple. Et se fit craindre trop plus que aimer. Et tint l’opinion et erreur de son père, car ils disoient et maintenoient que jà ne adoreroient ni creroient en Dieu qu’ils pussent. Et ôta d’abbayes et prieurés grand’foison de leurs revenues, et les attribua à lui ; et dit que les moines étoient trop délicieusement nourris de bons vins et de délicieuses viandes, par lesquels délices et superfluités ils ne se pouvoient relever à minuit ni faire leur office, et que Saint Benoît n’avoit point ainsi tenu l’ordre de religion ; et les remit aux œufs et au petit vin pour avoir claire voix et chanter plus haut. Et se firent le père et le fils, et messire Barnabo, tant qu’ils vécurent, aussi comme pape en leurs seigneuries ; et firent moult de dépits et cruautés à personnes d’église ; ni ils n’écoutoient de rien à nulle sentence de pape. Et par espécial, depuis les jours du scisme qu’ils se nommèrent deux papes qui excommunioient l’un l’autre, les seigneurs de Milan ne s’en faisoient que moquer. Et à leur propos aussi faisoient moult d’autres seigneurs de par le monde.

La fille de ce messire Galéas qui s’escripsoit duc de Milan, laquelle étoit duchesse d’Orléans, tenoit moult du père et rien de sa mère qui fille avoit été du roi Jean de France, car elle étoit envieuse et convoiteuse sur les délices et les états de ce monde ; et volontiers eût vu que son mari, le duc d’Orléans, fût parvenu à la couronne de France, ne lui chailloit comment. Et couroit sur li fame et esclandre générale, que toutes les infirmités que le roi de France avoit eues, et encore moult souvent avoit, dont nul médecin ne le pouvoit ou savoir conseiller, venoient de li et par ses arts et ses sorts. Et ce qui découvrit trop grandement ses œuvres, je le vous dirai, et qui mit tout ceux et celles qui parler en oyoient en grand suspecion. Celle dame dont je parle, nommée Valentine, duchesse d’Orléans, avoit pour lors un fils de son mari, bel enfant et de l’âge du Dauphin de Vienne, fils au roi de France, Une fois ces deux enfans étoient en la chambre de la duchesse d’Orléans et s’ébattoient ensemble ainsi que enfans font. Une pomme tout envenimée fut jetée tout en rondelant sur le pavement et le plus devers le Dauphin, car on cuida qu’H la dût prendre, mais non fit, par la grâce de Dieu qui l’en garda. L’enfant à la duchesse, qui nul mal n’y pensoit, courut après et la happa, et sitôt qu’il la tint, il la mit en sa bouche ; et lors qu’il eut mors dedans, il fut tout envenimé et mourut là ; ni oncques on ne l’en put garder. Ceux qui avoient Charles le Dauphin à garder le prirent et menèrent. Oncques puis ne rentra en la chambre de la duchesse. De celle aventure issirent grands murmurations parmi la cité de Paris, et ailleurs aussi ; et en fut de tout le peuple celle duchesse escandalisée. Et tant que le duc d’Orléans s’en aperçut ; car commune renommée couroit à Paris que si on ne l’ôtoit de de-lez le roi, on l’iroit quérir de fait et seroit morte ; car on disoit qu’elle vouloit empoisonner le roi et ses enfans. Et jà l’avoit-elle bien ensorcelé, car le roi en ses maladies ne vouloit point voir la roine ni reconnoître, ni nulle femme du monde, fors celle duchesse[24]. Donc pour celle doute et pour ôter l’esclandre, il même, sans contrainte de nully, la mit hors de l’hôtel de Saint-Pol à Paris, et l’envoya en un chastel qui sied sur la côtière de Paris, au chemin de Beauvoisis, que on dit Anières. Et fut là un grand temps, ni point n’issoit hors des portes du chastel. Et de là elle fut transmuée, et mise et envoyée au Neuf-Chastel sur Loire. Et l’avoit le duc d’Orléans, son mari, accueillie en grand’haine pour la cause de l’aventure qui étoit de son fils ; mais ce qu’il en avoit encore de beaux enfans lui brisoit assez ses mautalens.

Ces nouvelles s’épartirent jusques à Milan ; et en fut informé messire Galéas, comment sa fille étoit demeurée et en grand danger ; si en fut durement courroucé sur le roi de France et son conseil ; et envoya suffisans messages, messire Jacqueme de la Verme et autres à Paris, devers le roi et son conseil, en excusant sa fille et remontrant, s’il étoit nul corps de chevalier qui la voult amettre de trahison, il le feroit combattre jusques à outrance.

Pour lors que ces ambassadeurs vinrent à Paris, le roi de France étoit en bon point ; mais il ne fit compte des paroles, des excusances, ni des messagers du duc de Milan, et furent répondus moult brièvement. Quand ils virent ce, ils retournèrent en Lombardie et recordérent au duc de Milan tout ce qu’ils avoient vu et trouvé. Or fut le sire de Milan plus courroucé que devant ; et tint ce à grand blâme ; et envoya défier le roi et tout le royaume de France entièrement. Et quand ces défiances furent apportées à Paris devers le roi, les barons et chevaliers de France ci-dessus nommés étoient en Honguerie ou jà entrés en la Turquie. Et par dépit et haine que le duc de Milan avoit sur le roi de France et sur aucuns membres du conseil de France, pour porter outre son opinion et la défiance, il tenoit à amour et alliance grandement le dit Amorath-Baquin ; et il lui ; car par ce seigneur de Milan étoient sçus et révélés devers l’Amorath plusieurs secrets de France. Nous retournerons à la matière dessus dite et parlerons de l’Amorath-Baquin.

Ne demeura guères de temps que l’Amorath-Baquin se départit du Quaire et du Soudan, lequel lui promit qu’il lui envoyeroit grand’aide et tout d’élite, les meilleurs hommes d’armes de toutes ses seigneuries, pour résister contre la puissance du roi de Honguerie et des barons de France qui à ce commencement étoient entrés devers Alexandrie et devers Damas[25]. Et tout ainsi comme il cheminoit à grand’puissance, il envoyoit partout ses messagers ès royaumes et pays dont il pensoit à avoir gens et confort. Et aussi faisoit le Soudan. Et mandoient et prioient le plus affectueusement qu’ils pouvoient, que à ce grand besoin nul ne voulsist demeurer derrière, car la doute et les périls étoient trop grands à considérer l’affaire ; car si les François conquéroient Turquie, tous les royaumes voisins trembleroient devant eux. Ainsi seroit leur foi détruite, et seroient en la subjection des Chrétiens. Et mieux et plus cher leur vaudroit à mourir qu’ils le fussent.

Sur le mandement et prière du Soudan, du calife de Baudas[26] et de l’Amorath-Baquin, s’inclinoient plusieurs rois sarrasins ; et s’étendoient ces prières et mandemens jusques en Perse, en Mède et en Tarse ; et d’autre part sur le septentrion au royaume de Lecto[27], et tout outre jusques sur les bondes de Prusse. Et pourtant qu’ils étoient informés que leurs ennemis les Chrétiens étoient fleur de chevalerie, les rois sarrasins et les seigneurs de leur loi élisoient entre eux les mieux travaillans et combattans et les plus coutumiers et usés d’arme. Si que ce mandement ne se put pas sitôt faire, ni les Sarrasins appareiller ni issir hors de leurs terres et pays, ni leurs pourvéances sitôt faire ; car c’étoit l’intention de l’Amorath-Baquin qu’il viendroit si fort que pour bien résister contre la puissance des Chrétiens. Et se mit sur les champs le dit Amorath-Baquin, toujours attendant son peuple, qui venoit par compagnies de moult longues et diverses marches. Et par espécial de Tartarie, de Mède et de Perse lui vinrent moult de vaillans hommes sarrasins, car de toutes parts s’efforçoient pour venir voir les Chrétiens ; car grand désir avoient entre eux de combattre pour éprouver leurs forces à l’encontre d’eux. Nous nous souffrirons un petit à parler de l’Amorath qui se tenoit ès parties d’Alexandrie, et parlerons des Chrétiens qui étoient au siége devant la cité de Nicopoli.

Les Chrétiens avoient assiégé environnément la forte ville et cité de Nicopoli en laquelle avoit dedans en garnison moult de vaillans hommes turcs qui en soignoient vaillamment. Les Chrétiens qui devant étoient n’oyoient nulles nouvelles de l’Amorath-Baquin. Bien leur avoit écrit l’empereur de Constantinople qu’il étoit ès parties d’Alexandrie, et point n’avoit encore passé le bras Saint-George. Si tenoient les chrétiens leur siége devant Nicopoli, car ils avoient vivres à foison et à bon marché qui leur venoient de Honguerie et des marches prochaines.

Le siége étant là ainsi que je vous dis, il prit plaisance au sire de Coucy et à aucuns Chrétiens françois qui là étoient de chevaucher à l’aventure, et d’aller voir la Turquie plus avant, car trop se tenoient sur une place, et le roi de Honguerie et les autres tiendroient le siége. Si se départirent, environ cinq cents lances et autretant d’arbalêtriers, tous à cheval ; et fut le sire de Coucy chef de celle chevauchée, messire Regnault de Roye et le sire de Saint-Py, en sa compagnie le chastelain de Beauvoir, le sire de Montcaurel, le Borgne de Montquel et plusieurs autres. Et prirent guides pour eux mener qui connoissoient le pays ; et avoient aucuns chevaucheurs Hongrès et autres montés sur fleur de chevaux pour découvrir le pays, à savoir si rien ils trouveroient.

En celle propre semaine que l’armée des Chrétiens se fit, se mit sus aussi une armée de Turcs où bien étoient vingt mille, car ils avoient entendu que les Chrétiens chevauchoient et brisoient leurs pays et y fourrageoient ; si s’avisèrent qu’ils y pourvoieroient ; et se mirent ensemble, ainsi que je vous dis, bien vingt mille, et vinrent sur un détroit et un pas par où il convenoit entrer les Chrétiens en la plaine Turquie ; et n’y pouvoient entrer bonnement le chemin qu’ils tenoient par autre pas que par là ; et se tinrent et y furent deux jours que nulles nouvelles ils ne ouïrent de nul homme ; et s’en vouloient retourner. Au tiers jour, quand les chevaucheurs chrétiens vinrent abrochant[28] jusques à là, et les Turcs les virent venir et approcher, ils se tinrent tout cois pour regarder le convenant, ni nul signe ni apparent ils ne firent de traire ni de lancer. Les chevaucheurs approchèrent les Turcs de moult près, et virent bien que ils étoient grand’foison, encore ne les purent-ils pas tous aviser. Quand ils eurent fait un petit de contenance, ils s’en retournèrent arrière et vinrent noncier au seigneur de Coucy et aux autres tout ce que ils avoient vu. De ces nouvelles furent les Chrétiens tout réjouis, et dit le sire de Coucy : « Il nous faut aller de plus près voir quels gens ce sont. Puisque nous sommes venus si avant, nous ne départirons point sans eux combattre, car si le contraire faisions, nous recevrions blâme. » — « C’est vérité, » répondirent les chevaliers qui ouï parler l’avoient. Donc restraindirent-ils leur armures et ressanglèrent leurs chevaux, et chevauchèrent tout le pas.

Entre le lieu où les Turcs étoient arrêtés et eux qui chevauchoient avoit un bois qui n’étoit pas trop grand. Quand ils furent venus à l’encontre de ce bois, ils s’arrêtèrent, car le sire de Coucy dit ainsi à messire Regnaut de Roie et au seigneur de Saint-Py : « Je conseille, pour traire hors de leurs pas ces Turcs, que vous preniez tant seulement des nôtres cent lances, et nous mettrons le demeurant en ce bois ; et vous chevaucherez avant, et les ferez saillir hors de ce pas, où ils se sont boutés ; et vous ferez chasser d’eux, et tant qu’ils nous auront passés, et adonc vous retournerez tout à un faix sur eux, et nous les enclorrons par derrière et les aurons en volonté. »

À cel avis et propos s’inclinèrent les chevaliers ; et se départirent environ cent lances tous des mieux montés ; et tout le demeurant, où il pouvoit avoir environ huit cens combattans, tous hommes d’honneur, se boutèrent à la couverte dedans le bois ; et là se tinrent ; et les autres chevauchèrent les bons galops tout devant, et vinrent jusques au pas où les Turcs étoient. Quand ils virent venir les Chrétiens, ils furent tout réjouis, et cuidèrent qu’il n’en y eût plus ; si issirent tous hors de leur embûche et vinrent sur les champs. Quand les Chrétiens les virent approcher, si retournèrent tous à un faix, et se firent chasser. Ils étoient tous bien montés sur fleur de chevaux ; si ne les pouvoient, en leur chasse, les Turcs r’atteindre ; et tant allèrent qu’ils passèrent outre le bois et l’embûche du seigneur de Coucy sans eux percevoir rien. Donc saillirent les Chrétiens hors, quand ils les virent outre leur embûche, en écriant : « Notre-Dame, au seigneur de Coucy ! » et vinrent frapper ès Turcs par derrière, et en abattirent à ce commencement grand’foison. Les Turcs se tinrent tout cois quand ils se virent enclos devant et derrière, et se mirent à défense tant qu’ils purent, mais ils ne tinrent point d’ordonnance ni de conroy, car de celle arrière-garde ils ne savoient rien ; et quand ils sont ainsi pris soudainement et sans guet, comme ils furent là, ils sont tout ébahis d’eux-mêmes. Là furent les François vaillans gens d’armes, et les occirent à volonté, et mirent en chasse ; et les abattoient à monts, car en fuyant ils chéoient l’un sur l’autre ainsi que bêtes. Là en y ot grand nombre d’occis et détruits, ni les Chrétiens n’en prirent nuls à merci. Heureux étoient ceux qui se purent sauver et échapper, et retourner au lieu duquel ils étoient départis au matin. Et après celle déconfiture, sur le soir, les Chrétiens s’en retournèrent en l’ost devant Nicopoli.

Si s’espartirent ces nouvelles partout l’ost, comment le sire de Coucy, par sens et par vaillance, avoit rué jus et déconfit plus de quinze mille Turcs. Les plusieurs en recordoient et disoient grand bien de lui. Mais le comte d’Eu ne te tint pas à bien ni à vaillance ; et disoit ; « que celle emprise avoit été faite par bobant, et avoit mis les Chrétiens, et par espécial sa route, en grand’aventure et péril, quand atout une poignée de gens il s’étoit combattu et abandonné follement en la route de vingt mille Turcs. Et de rechef à considérer raison, puisque faire armes il vouloit, et que les Turcs étoient sur les champs, il le dût avoir signifié, avant que assailli les eût, à leur chef et souverain messire Jean de Bourgogne, comte de Nevers, qui désire à faire armes, par quoi il en eût eu l’honneur et la renommée, »

Ainsi, par envie, ce doit-on supposer, parloit le comte d’Eu sur le seigneur de Coucy. En tout ce voyage il ne le put oncques avoir en amour parfaitement, pourtant qu’il véoit que le sire de Coucy avoit tout le retour, l’amour et la compagnie des chevaliers de France et des étrangers ; et il, ce lui étoit avis, le dût avoir, car il étoit moult prochain de sang et de lignage au roi de France, et portoit les fleurs de lis à moult petit de brisure, et avecques tout ce, il étoit connétable de France. Ainsi se nourrissoit une haine couverte du comte d’Eu, messire Philippe d’Artois, devers ce gentil chevalier, le sire de Coucy, laquelle haine ne se put depuis céler que elle ne se montrât clairement. Dont grands meschefs avinrent en celle saison sur les Chrétiens, si comme je vous recorderai avant en l’histoire. Nous nous souffrirons à parler de celle matière et retournerons sur l’autre.

Vous savez, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire, que le mariage de la fille du roi de France et du roi d’Angleterre pour celle saison s’approchoit fort ; et y avoient les deux rois très grand’affection, et aussi toutes les parties et lignage, réservé le duc Thomas de Glocestre ; mais cil n’en avoit point de joie, car il véoit bien que par ce mariage grands considérations et alliances se garderoient entre les deux rois dessus nommés ; par quoi paix seroit ès royaumes ; laquelle chose il verroit trop envis, car il ne désiroit que la guerre ; et y émouvoit en cœur tous ceux où il pensoit qui s’y inclineroient.

Pour ce temps il avoit un chevalier de-lez lui, qui s’appeloit messire Jean Laquingay, couvert homme ; et ce chevalier savoit tous les secrets du duc ; et en lui émouvant et échauffant en la guerre, il ne s’en feignoit pas, mais en parloit au dit duc en merveilleuses manières. En ce temps vint le duc de Guerles en Angleterre voir le roi et ses oncles, et lui offrir à faire tous services licites au roi, car il y étoit tenu de foi et de hommage ; et vist ce duc volontiers que le roi d’Angleterre l’embesognât en guerre, car trop envis se véoit en paix. Le duc de Guerles et le duc de Lancastre eurent grand parlement ensemble, du voyage que le comte de Hainaut et le comte d’Ostrevant, son fils, vouloient faire en Frise ; car pour ces jours Fier-à-Bras de Vertaing étoit en Angleterre envoyé de par le comte d’Ostrevant quérir gens d’armes et archers pour aller en ce voyage ; et en étoit prié le comte Derby pour aller avecques ses cousins de Hainaut ; et le gentil comte en avoit très bonne affection ; et ce avoit répondu au dit Fier-à-Bras moult à point, en disant que au voyage de Frise il iroit moult volontiers, mais qu’il plût au roi et à son père. Donc il advint que quand le duc de Guerles fut venu en Angleterre, le duc de Lancastre lui en parla, et demanda principalement de ce voyage de Frise quelle chose il lui sembloit. Il répondit et dit que le voyage étoit périlleux, et que Frise n’étoit pas terre de conquête, et que plusieurs comtes de Hollande et de Hainaut du temps passé, y avoient contendu et clamé droit à l’héritage, pour soumettre les Frisons et faire venir à obéissance ; si étoient éprouvés et allés en Frise, mais tous y étoient demeurés. Et la cause pourquoi il disoit que c’étoit un voyage périlleux, il éclaircissoit sa parole en disant ainsi : « que Frisons sont gens sans honneur et sans connoissance, ni en eux il n’y a nul mercy ; ni ils ne prisent ni aiment nul seigneur du monde, tant soit grand. Et ont un trop fort pays, car il est tout environné de la mer et formé d’îles, de crolières et de marécages ; ni on ne s’y savoit comment avoir ni gouverner, fors ceux qui sont de la nation. J’en ai été prié et requis grandement, mais je n’y entendrai jà, ni je ne conseille point que mon cousin Derby, votre fils, y voist, car ce n’est point un voyage pour lui. Je crois assez que mon beau frère d’Ostrevant ira, car il en a très grand’volonté, et y mènera des Hainuyers en sa compagnie, mais aventure est si jamais en retourne pied. »

Celle parole que le duc de Guerles dit refroidit tellement et avisa le duc de Lancastre, qu’il dit en soi-même que son fils en étoit revenu. Et lui signifia secrètement toute son entente, car pour lors il n’étoit pas de-lez lui, et se dissimulât de ce voyage de Frise ; car le roi et il ne vouloient point qu’il y allât. Ainsi ôta ce duc de Guerles en celle saison au comte de Hainaut et à son fils l’aide et compagnie du comte Derby, dont il sembla à plusieurs qu’il ne fut pas bien avisé ni conseillé, ni point n’aimoit l’honneur de l’un ni de l’autre. Et de celle condition et nature fut-il toute sa vie envieux, présomptueux et orgueilleux.

Pour ce ne demeura pas que Fier-à-Bras de Vertaing, qui envoyé étoit en Angleterre pour avoir des compagnons en ce voyage, ne fît grandement sa diligence, et eût chevaliers et écuyers et bien deux cens archers ; mais le comte Derby, par la manière que je vous ai dit, s’excusa. Laquelle excusance il convînt avoir et prendre en gré. Mais on vît bien que volontiers y fût allé si le roi n’y eût mis défense, à la prière et moyen du duc de Lancastre. Si ordonna le roi, pour l’avancement de ses cousins de Hainaut, sur la rivière de la Tamise, à avoir vaisseaux à ses coûtages, pour mener les Anglois qui en ce voyage iroient jusques à Encuse[29], une ville qui est au comte de Hainaut, et tout au bout du pays de Hollande ; et gît celle ville d’Encuse sur la mer, à douze lieues d’eau près du royaume de Frise.

En ce temps fut envoyé en Angleterre, de par le roi de France, le comte Waleran de Saint-Pol, sur aucuns articles et matières en devant mises en traités et proposées sur forme de paix. Et étoit le dit comte de Saint-Pol informé, de par le roi de France et son conseil, pour remontrer secrètement et vivement au roi d’Angleterre. Et avec lui fut envoyé Robert l’Ermite, qui de la paix avoit jà traité et parlé au roi d’Angleterre, et volontiers en fut ouï. Quand le comte de Saint-Pol fut venu en Angleterre, il trouva le roi et ses frères, le comte de Kent et le comte de Hostidonne, et son oncle le duc de Lancastre, en un très bel manoir que on dit Eltem. Le roi le recueillit doucement et liement, car bien le savoit faire, et entendit à toutes ses paroles volontiers, et lui dit à part : « Beau frère de Saint-Pol, tant que au traité de la paix à avoir à mon beau-père le roi de France, je m’incline du tout, mais je ne puis pas tout seul faire ni promouvoir celle besogne. Voir est que mes frères et mes deux oncles de Lancastre et d’Yorch s’y inclineroient assez tôt ; mais j’ai un autre oncle de Glocestre trop périlleux et merveilleux, et qui en ce met tout le trouble qu’il peut ; et ne cesse de traire les Londriens à sa volonté pour mettre une rebellion au pays, et pour émouvoir et faire élever le peuple à l’encontre de moi. Or regardez le grand péril ; car si le peuple d’Angleterre se relevoit secondement à l’encontre de moi, et ils eussent mon oncle de Glocestre et aucuns autres hauts barons et chevaliers d’Angleterre qui sont de leur accord et alliance, que bien sais, le royaume seroit perdu. Et si n’y sais comment pourvoir, car mon oncle de Glocestre est de si merveilleuse manière et couverte, que nul ne se connoît en lui. » — « Monseigneur, répondit le comte de Saint-Pol, il le vous faut mener par douces paroles et amoureuses. Donnez-lui du vôtre largement. S’il vous demande quoi que ce soit, accordez-lui tout ; car c’est la voie par laquelle vous le gagnerez. Il le vous faut blandir tant que vous en aurez fait que le mariage soit passé et que vous ayez votre femme amenée en ce pays. Et quand tout sera fait et accompli, vous aurez nouvel avis et conseil, et aurez bien puissance de ôter les rebelles à vous et mauvais contre vous. Car le roi de France au besoin vous aidera. De ce devez vous être assuré. » — « En nom Dieu ! dit le roi, beau-frère, vous parlez bien, et je le ferai ainsi. »

Le temps que le comte de Saint-Pol fut en Angleterre, il étoit logé à Londres et souvent alloit voir le roi à Eltem et le duc de Lancastre ; et avoient parlement ensemble, et le plus sur les ordonnances de ce mariage. Ordonné étoit en France, et le comte de Saint-Pol avoit remontré au roi d’Angleterre, que le roi de France et ses oncles viendroient à Saint-Omer et amèneroient la jeune fille qui devoit être roine d’Angleterre ; et étoit leur intention que le roi d’Angleterre viendroit à Calais ; et là entre Saint-Omer et Calais les deux rois se verroient ; car de vue et de parlure ensemble c’est conjonction d’amour ; et auroient secrets traités les deux rois et leurs oncles, sans plus ensoigner planté de gens sur la forme et ordonnance de paix, avant que le roi d’Angleterre amenât sa femme en Angleterre ; et si paix n’y pouvoit avoir on alongeroit les trèves trente ou quarante ans à durer entre les deux royaumes et leurs conjoins et adhérens. Celle ordonnance sembla bonne et belle au roi et à son conseil. Et envoya tantôt faire ses pourvéances grandes et grosses, par mer et par terre à Calais ; et aussi firent tous les seigneurs. Et fut le duc de Glocestre prié de par le roi d’aller en ce voyage, la duchesse sa femme et ses enfans aussi ; et pareillement les duchesses d’Yorch et de Lancastre ; mais celle étoit toute priée, car elle se tenoit à Eltem de-lez le roi avec le duc de Lancastre son mari. Et se départirent le roi et le comte de Saint-Pol tous ensemble, et chevauchèrent vers Cantorbie et vers Douvres. Et après eux les suivoient les seigneurs qui aller en ce voyage devoient et qui priés en étoient. À voire dire, le comte de Saint Pol, pour rapporter ces nouvelles en France devers le roi, passa premièrement la mer, et vint à Boulogne ; et là lui venu, il exploita tant qu’il vint à Paris ; et là trouva le roi de France et ses oncles, et leur recorda comment il avoit besogné. Tous s’en contentèrent et se départirent de Paris et approchèrent petit à petit la cité d’Amiens ; et le roi d’Angleterre et ses oncles vinrent à Calais et là se logèrent, et grand nombre de seigneurs et de dames ; et le duc de Bourgogne, sur certains traités s’en vint à Saint-Omer. Et de toutes ces besognes et approchemens d’amour, et sur traité de paix, étoient moyens le comte de Saint-Pol et Robert l’Ermite. Et vint, la nuit de la Notre-Dame en mi-août, pour lors le duc de Bourgogne à Calais, et lui amena le comte de Saint-Pol voir le roi d’Angleterre et ses oncles. Si y fut recueilli grandement et joyeusement du roi et de tous les seigneurs. Et eurent là parlement ensemble sur certains articles de paix ; auxquelles choses le roi d’Angleterre s’inclinoit du tout ; et n’avoit, au voir dire, cure quelle chose on fit : mais qu’il eût sa femme.

Quand le duc de Bourgogne eut été à Calais deux jours, et parlementé au roi d’Angleterre sur les articles de paix, le roi lui dit : que tous ces procès il feroit porter en Angleterre et les feroit remontrer au peuple ; car il, ni tous les seigneurs qui là étoient, ne les pouvoient conclure ni accorder sûrement qu’ils se tinssent fermes et estables, sans la générale volonté du peuple d’Angleterre. Et autretant bien y convenoit-il le roi retourner. Si feroit tout un voyage : « C’est bien, répondit le duc de Bourgogne ; et à votre retour toutes les choses se concluront et parferont. »

Sur cel état se départirent le duc de Bourgogne et le comte de Saint-Pol de Calais, et retournèrent à Saint-Omer, et de là à Amiens où le roi de France étoit, et la roine leur fille, et le duc de Berry, et aussi le duc de Bretagne, car le roi de France l’avoit mandé ; et y étoit venu en grand arroi. Et le roi d’Angleterre et ses oncles retournèrent en Angleterre. Mais leurs femmes demeurèrent là, et une partie de leur état, car ils espéroient retourner, ainsi qu’ils firent. En ces vacations se fit le voyage en Frise des Hainuyers, premièrement du comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et de son fils le comte d’Ostrevant. Si vous conterons et remontrerons l’ordonnance, car la matière le désire.

Vous avez ouï ci-dessus comment le duc Aubert de Bavière et Guillaume son fils, comte d’Ostrevant, étoient très fort désirans de passer en Frise et de là employer leur saison pour le pays conquerre ; et aussi étoient les chevaliers et écuyers de leurs pays de Hainaut, de Hollande et de Zélande, dont le dit duc Aubert étoit par droite succession d’héritage seigneur et comte. Pour laquelle besogne avancer mettre à effet, le dit Guillaume, comte d’Ostrevant, avoit envoyé en Angleterre un sien écuyer moult renommé en armes, appelé Fier-à-Bras de Vertaing, pour avoir l’aide des Anglois ; lequel Fier-à-Bras tant fit et exploita que le roi Richard d’Angleterre, pour l’honneur de ses cousins de Hainaut avancer, envoya aucuns hommes d’armes, accompagnés de deux cens Anglois archers ; et étoient chefs et capitaines trois seigneurs anglois nommés l’un Cornouaille, l’autre Colleville, et du tiers qui n’étoit que écuyer n’ai-je pu savoir le nom ; mais bien ai été informé qu’il étoit vaillant homme de son corps et bien usé d’armes, de guerres et de batailles, et avoit eu son menton coupé en une rèse où il avoit un peu par avant été ; et lui avoit-on fait un menton d’argent, qui lui tenoit à un cordelette soie par à l’entour de sa tête.

Iceux Anglois vinrent à Encuse, à heure et à temps ainsi que paravant est dit ; mais pour la matière vérifier, j’ai été informé que le duc Aubert de Bavière, après plusieurs consultations ou consaulx qu’ils eurent ensemble lui et ses enfans, c’est à savoir monseigneur Guillaume le comte d’Ostrevant, son ains-né fils, qui étoit un écuyer moult bien fourni de tous membres, car il étoit grand et gros à merveilles et de très bon courage ; et aussi en ses consaulx étoit moult recommandé. Et bien ouïs un très vaillant écuyer et noble homme à merveille Guillaume de Cronembourch qui très fort enhortoit et admonestoit le dit voyage, car il avoit une merveilleuse haine aux Frisons ; et leur avoit fait moult de dépits et de contraires, et leur en fit encore assez depuis ainsi que vous orrez. Le dit Robert se départit de la Haye en Hollande avec Guillaume son fils, comte d’Ostrevant, et s’en vint en son pays de Hainaut, et par espécial en sa ville de Mons en laquelle il fit assembler et convenir les trois états du pays, qui très volontiers, comme à leur droiturier seigneur, obéirent. Et eux venus et assemblés il leur remontra et fit remontrer sa bonne et haute volonté sur le fait du voyage de Frise, et le droit et action qu’il avoit de ce faire ; et en ces remontrances faisant il leur fit lire plusieurs lettres patentes apostoliques et impériales, noblement et authentiquement de plomb et d’or scellées, saines et entières, par lesquelles apparoît et apparut évidemment le droit que il avoit en la seigneurie de Frise, en disant :

« Seigneurs et vaillans hommes, nos sujets, vous savez que tout homme doit son héritage garder et défendre ; et que l’homme pour son pays et pour sa terre peut de droit émouvoir guerre. Vous savez que les Frisons doivent par droit être nos sujets, et ils sont très inobédiens et rebelles à nous et à notre hautesse et seigneurie, comme gens sans loi et sans foi. Et pourtant, très chers seigneurs et bonnes gens, que de nous-mêmes et sans l’aide de vous, c’est à savoir de vos corps et de vos chevances nous ne pouvons bonnement un si haut fait fournir ni mettre à exécution, nous vous prions qu’à ce besoin vous nous veuilliez aider, c’est à savoir d’aide d’argent et de gens d’armes, à cette fin que iceux Frisons inobédiens nous puissions subjuguer et mettre en notre obéissance. »

Celle remontrance de telle ou de pareille substance ainsi faite que dit est, tantôt iceux trois états, d’un commun accord et assent, accordèrent à leur seigneur le duc Aubert sa pétition et requête, comme ceux qui très désirans étoient et ont toujours été trouvés tels, de faire plaisir, service et toute obéissance à leur seigneur et prince pleinement. Et, comme j’en ai été informé, ils lui firent tout prestement avoir sur son pays de Hainaut en deniers comptans trente mille livres, sans en ce comprendre la ville de Valenciennes, laquelle fit de ce très bien son devoir ; car le duc Aubert, avec son fils, les alla voir et leur fit une pareille requête que il avoit fait aux Hainuyers en sa ville de Mons.

Les choses ainsi conclues, ces bons vaillans princes, le bon duc Aubert et Guillaume son fils, comte d’Ostrevant, véant la bonne volonté de leurs gens, furent moult joyeux ; et non point de merveilles ; car ils sentoient et véoient que par eux ils étoient grandement aimés ; et si en seroient très hautement honorés. Et pourtant que ils se sentoient assez bien fournis d’argent et de finance, ils eurent conseil de envoyer par devers le roi de France, et lui feroient remontrer l’emprise de leur voyage ; et avec ce ils le prieroient d’aide. Si le firent ainsi. Et y furent envoyés deux vaillans chevaliers sages et prudens qui moult bien s’en acquittèrent, c’est à savoir monseigneur de Ligne et monseigneur de Jumont, lesquels étoient deux très vaillans chevaliers et moult bien aimés des François, et par espécial le seigneur de Ligne que le roi avoit fait son chambellan, et étoit très bien en la grâce du roi. Si en parla au roi, et lui remontra bien et à point la volonté et emprise de son seigneur le duc Aubert de Bavière, en faisant sa pétition et requête ; à laquelle très favorablement condescendit le roi et son conseil, mêmement le duc de Bourgogne, pour tant qu’il lui sembloit que sa fille, qui mariée étoit au comte d’Ostrevant, en pourroit au temps avenir mieux valoir, nonobstant que plusieurs seigneurs de France en parloient ou parlassent en diverses manières et assez étrangement, en disant : « Auquel propos nous viennent ces Hainuyers requérir ni prier le roi d’aide ? Ils voisent en Angleterre requérir et prier les Anglois ! Ne voilà pas Guillaume de Hainaut qui, puis un peu de temps, a pris le bleu gertier pour sa chausse lier, qui est l’ordre et enseigne des Anglois ; il n’a pas montré en ce faisant que il ait trop grand’affection ni amour aux François. »

Les autres, qui plus sages et avisés étoient, répondoient à ce et disoient : « Vous avez tort, beaux seigneurs, qui dites tels paroles. Si le comte d’Ostrevant a pris le bleu gertier, si ne s’est-il point pour ce allié aux Anglois, mais s’est du tout allié aux François. Et que il soit vrai, n’a-t-il pas en mariage dame Marguerite, la fille de monseigneur Philippe le duc de Bourgogne, qui est trop plus grand’alliance que ne soit un gertier ? Et ne dites jamais que il ne doive toujours mieux aimer et faire plaisir aux François par celle alliance de sa femme que aux Anglois de son gertier. Et fera le roi très grandement son honneur ; et le prix des François en accroîtra si il leur fait aide ; et aussi fera-t-il comme sage et bien conseillé. »

Ainsi devisoient les François les uns aux autres, et parloient en moult de manières de ces emprises d’armes qui étoient en grand bruit pour ces jours. Dont les aucunes se faisoient ou devoient faire en Honguerie ou en Turquie sur l’Amorath-Baquin et les Turcs, et les autres en Frise sur les Frisons.

Le roi de France ne tarda guères qu’il fit mettre sus une armée de cinq cens lances tant de Picards comme de François, desquels il fit chefs et capitaines, pour iceux mener et conduire en Frise en l’aide de ses cousins de Hainaut, monseigneur Waleran, comte de Saint-Pol, et monseigneur Charles de la Breth, lesquels deux chevaliers étoient très bien appris et duits de tels besognes. Et durent ces deux vaillans capitaines mener iceux François en la ville de Eyncuse en la basse Frise, là où l’assemblée se devoit faire, et où on devoit monter sur mer pour entrer en la haute Frise, comme ils firent. Quand ces deux vaillans chevaliers, c’est à savoir monseigneur de Ligne et monseigneur de Jumont, virent la bonne volonté du roi et que ils furent tout certains que la chose étoit commandée, et jà l’argent des compagnons payé et délivré, ils s’en vinrent devers le roi ; et en le merciant de sa bonne providence ils prirent congé qui leur fut accordé, et s’en retournèrent en Hainaut par devers leurs seigneurs, monseigneur Aubert et messire Guillaume, le comte d’Ostrevant, son fils, qui les recueillirent moult honorablement, car ils avoient très bien exploité. Si leur recordèrent bien et au long la douce et débonnaire réponse du roi et de monseigneur de Bourgogne, son oncle, qui grandement festoyés les avoit, et fait moult de beaux dons et de beaux présens, dont ils remercièrent grandement leur seigneur le comte Guillaume d’Ostrevant ; car pour l’amour de lui il leur avoit fait tant d’honneur et de courtoisies que longue chose seroit du recorder. Si nous en tairons à tant, mais pour venir au propos ; quand le duc Aubert de Bavière entendit et sçut que le roi de France lui envoyeroit en son armée, pour son honneur accroître et avancer, cinq cens lances, ainsi que vous avez ouï, il appela et fit assembler tous ses nobles hommes, chevaliers, écuyers, gentils hommes et vassaux de son pays de Hainaut ; et y furent ceux qui s’ensuivent ; Le seigneur de Werchin, son sénéchal de Hainault, qui moult étoit vaillant homme et moult renommé en armes, le seigneur de Ligne, le seigneur de Gommignies, que il fit maréchal de ses gens d’armes, le seigneur de Haverech, messire Michel de Ligne, monseigneur de Lalaing, messire Willem de Hourdaing, le seigneur de Chin, le seigneur de Cantain, le seigneur du Quesnoy, le seigneur de Floyon et Jean son frère, le seigneur de Boussut, le seigneur de Jumont qui moult étoit aigre chevalier et expert sur les ennemis, et dès lors avoit-il les yeux tout rouges, et sembloient être fourrés de corail vermeil, Robert le Roux, le seigneur de Monchiaux, le seigneur de Fontaines, le seigneur de Senselles, messire Jacques de Sars, messire Willem des Hermoies, messire Pinchard son frère, le seigneur de Lens, le seigneur de Berlaumont, messire Anceaux de Trasignies, messire Ote d’Escauffines, messire Gérard son frère, le seigneur d’Istre et Jean son frère, messire Anceaux de Sars, messire Brideaux de Montigny, messire Daniaulx de la Poulie et messire Guy son frère, le seigneur de Mastaing, messire Floridas de Villiers, lequel étoit un moult vaillant chevalier et avoit fait de beaux voyages outre mer sur les Turcs et sur les Sarrasins, dont il étoit grandement recommandé pour un très vaillant homme, messire Eustache de Vertaing, Fier-à-Bras de Vertaing, qui tout nouvel étoit revenu d’Angleterre et avoit recordé à son seigneur le duc Aubert tout ce qu’il avoit labouré en Angleterre, dont le duc étoit moult joyeux, le seigneur de Doustesene, messire Rasse de Montigny, messire Tiecq de Merse, le seigneur de Roisin, messire Jean d’Andregnies, messire Persant son frère, et plusieurs autres écuyers et gentilshommes. Tous lesquels assemblés en son hôtel à Mons, il, très acertes, les pria et requit que tous se voulsissent armer et appareiller, et aussi pourvoir de bons compagnons, chacun selon sa puissance, le mieux en point que faire le pourroient ; et voulsissent tous de bonne volonté et par bonne affection, pour son honneur et le leur avancer, le suivir et être en sa compagnie en sa ville de Eyncuse en la basse Frise, à Mecmelic et de là entour, pour avec lui monter en mer et passer en la haute Frise où il entendoit à être, au plaisir de Dieu, à la mi-août prochainement venant ; et que là les attendroit-il ; car son intention étoit de aller devant, pour tous ses affaires préparer et ses gens d’armes recueillir et assembler, et aussi Hollandois et Zélandois émouvoir et induire à son service faire et son désir accomplir. Tous lesquels chevaliers, seigneurs et écuyers Hainuyers, débonnairement et sans quelconque contredit lui accordèrent sa requête, et promirent tout service à faire comme ses loyaux vassaux. À quoi nulle défaute le dit duc Aubert ni Guillaume le comte d’Ostrevant ne trouvèrent ; mais très diligemment se préparèrent et ordonnèrent ; et firent tant que à l’entrée du mois d’août, en l’an mil trois cent quatre vingt seize, ils furent tous prêts et appareillés ; et se mirent au chemin, par routes ou par compagnies tant bien étoffées de compagnons et de gens d’armes que mieux dire on ne pourroit ; et s’en allèrent à Anvers pour monter sur l’eau et aller à Eyncuse en la basse Frise où l’assemblée se faisoit, ainsi que dit est.

Or pensez si adonc au pays de Hainaut que ces apparens se faisoient, et que ces gentils chevaliers et écuyers et gentils hommes, et aussi plusieurs autres gentils compagnons, se appareilloient, les dames et les damoiselles et plusieurs autres femmes étoient joyeuses ? il vous faut dire, non ; car elles véoient les unes leurs pères, leurs frères, leurs oncles, leurs cousins et leurs maris, et les autres leurs amis par amour qui s’en alloient en celle guerre très périlleuse et mortelle ; car à aucunes et plusieurs bien souvenoit comment, au temps passé, les Hainuyers avec leur seigneur le comte Guillaume y étoient demeurés morts. Si doutoient encore que ainsi ne avînt à leurs amis comme il avoit fait à leurs prédécesseurs ; et moult bon gré en savoient à la duchesse de Brabant, qui avoit défendu partout son pays de Brabant que nul gentil homme ni autre ne s’y avançât d’y aller. Si en parloient les dites dames souvent à leurs amis, en eux priant que ils se voulsissent déporter de ce voyage faire ; et en tenoient souvent plusieurs parlemens et consaux, qui bien peu leur profitoit. Toutes voies elles en savoient très mauvais gré au bâtard de Vertaing, c’est à savoir à Fier-à-Bras ; car elles disoient que c’étoit celui qui plus avoit ému la besogne.

Quand le duc Aubert et Guillaume, son fils, eurent ouïe la réponse de leurs bonnes gens de Hainaut, ils s’en retournèrent en Zélande, et remontrèrent aux Zélandois, lesquels décendirent très bénignement à leur requête et pétition ; et à ces exploits faire s’inclinoient grandement le seigneur de la Vère, messire Floris de Borsel, messire Floris d’Axel, le seigneur de Zenenberghe, messire Clais de Borsel et messire Philippe de Cortien, et plusieurs autres gentils hommes, tous lesquels se mirent prestement en armes et en ordonnance de très bel arroy, et montrèrent très bien à leur appareiller que ils avoient tous désir de eux avancer.

Après ces choses, passèrent les deux seigneurs et princes dessus dits, c’est à savoir le père et le fils, en Hollande ; et là pareillement ils firent leurs requêtes aux Hollandoïs, et espécialement aux barons et bonnes villes, ainsi qu’ils avoient fait en Hainaut et en Zélande. Et à voire dire les Hollandois furent moult joyeux, car sur toutes choses héent les Frisons, et par espécial les chevaliers et écuyers du pays, pour ce qu’ils ont continuelles guerres ensemble sur la mer et sur les bondes des pays, et prennent et pillent souvent et menu l’un sur l’autre. Et pourtant les seigneurs de Hollande, tels que le seigneur d’Axel, le seigneur d’Ogement, messire Thierry son frère, le seigneur de Brederode, Waleran son frère, le seigneur de Wassenaer, le Bourgrave de le Leyde, messire Thierry son frère, messire Henry de Waldech, messire Floris d’Alckemade, le seigneur de Callenbourch, le seigneur d’Aspre, messire Rustan de Garrowède, Willaume de Cronembourch, qui lors étoit un écuyer d’honneur, Jean et Henry ses deux fils, le seigneur de la Merwede, messire Jean de Drongle, messire Guevrand de Gemsberghe, Clais de Sueten, messire Guy de Poelgheest et plusieurs autres gentils écuyers et nobles hommes, oyans les supplications et hauts vouloirs de leurs princes le duc Robert et Guillaume son fils, de grand’volonté se offrirent à eux, et leur promirent confort et aide de toute leur puissance. Et bien le montrèrent, car tout prestement ils se mirent en armes ; et aussi firent les bonnes villes et gens du pays, qui livrèrent aux dessus dits seigneurs et princes grand nombre d’arbalêtriers et cranequiniers[30], picquenaires[31] et gens d’armes. Et ne demeura guères que, de toutes parts, gens d’armes se commencèrent à assembler et venir envers celle ville de Eyncuse, là où l’assemblée se foisoit. Et venoient vaisseaux de toutes parts, et tellement que on tenoit qu’ils étoient plus de trente mille maronniers ; et disoit-on que la ville de Harlem en avoit seulement livré douze cens ; tous lesquels vaisseaux furent tous retenus et très bien pourvus de tous vivres et autres habillemens de guerre, tant suffisans que mieux on ne pourroit. Et sans faute si les dames de Hainaut étoient envieuses pour leurs hommes, autant bien l’étoient les Zélandoises et Hollandoises. Et fut vrai que Guillaume de Cronembourch, pourtant qu’il avoit le nom d’être celui qui plus avoit ému et incité la besogne à faire, et qui plus aconseilloit au duc Aubert qu’il fit celle emprise ; et pareillement le seigneur de Merwède qui trop désiroit se venger sur les Frisons pour les déplaisirs qu’ils lui avoient faits, car à la bataille de paravant, là où le comte Guillaume fut piteusement et douloureusement occis, il avoit perdu trente trois cottes d’armes de son lignage, dont messire Daniel de Merwède étoit chef, que oncques les Frisons n’en vouldrent prendre un à rançon : ces deux seigneurs, Guillaume de Cronembourch et le seigneur de Merwède ne s’osoient voir devant les princesses et les dames de la cour du duc Aubert.

Ne demoura guères que toutes manières de gens d’armes fussent venus et arrivés : et vinrent premièrement les Anglois ; si leur fut délivrance faite ; et en après vinrent les Hainuyers en très bel arroi ; et les menoient monseigneur le sénéchal de Jumont et monseigneur de Gommignies qui en étoit maréchal, qui tout prestement furent aussi délivrés : puis Zélandois, et en après Hollandois ; mais les François ne vinrent pas sitôt ; ainçois, depuis que toutes manières de gens d’armes furent venus et assemblés, et tout prêts pour passer, il convint tarder onze jours après les François. Auquel terme pendant s’ensuivit un débat entre les Hollandois et les Anglois ; et sans faute, si n’eût été Guillaume, le comte d’Ostrevant, tous les Anglois eussent été occis des Hollandois. Lesquels débats rapaisés, et les François venus, dont on fut moult réjoui, car c’étoient gens d’armes moult bien habillés de tous harnois, on commanda que tout homme, quel qu’il fût, se mit en son vaissel ; si fut ainsi fait. Et montèrent toutes manières de gens ; et quand ils furent ès vaisseaux, ils levèrent les voiles et se commandèrent à Dieu, et commencèrent à singler parmi la mer qui étoit belle, coie et serie, et sembloit parfaitement qu’elle désirât eux faire plaisir. Et tant y avoit de vaisseaux, s’ils eussent été rangés l’un après l’autre de devers Eyncuse jusques à la bande de Cundren[32] qui est en la haute Frise où ils contendoient à descendre comme ils firent, où il y a douze lieues d’eau, ils eussent bien couvert toute la marine ; mais ils alloient de front tant ordonnément que mieux on ne pourroit.

Si vous lairrons un petit à parler d’eux ; et parlerons des Frisons lesquels, comme j’ai été informé, étoient de long-temps avertis de la venue du dit duc Aubert et de la grand’puissance de gens d’armes que il amenoit sur eux ; pourquoi iceux Frisons, quand ils sçurent et entendirent qu’ils auroient la guerre, ils se mirent ensemble ; et firent convenir les plus sages hommes de leurs terres, pour sur celle grande besogne avoir avis, comme pour le mieux ils se pourroient ordonner et tenir. Et combien qu’ils en tinssent ou eussent tenu quelconques consaulx, si étoit leur intention telle, que ils combattroient leurs adversaires tantôt et tout prestement que ils les sauroient et sentiroient sur leurs pays. Et disoient entre eux, que mieux ils aimoient à mourir francs Frisons que à être à nul quelconque roi ni prince en servage ni subjection ; et que, pour tous mourir, ils ne se départiroient de combattre leurs ennemis. Et ordonnoient en leurs consaulx que jà homme ils ne prendroient à rançon, tant grand fût ; mais mettroient tous à mort et à perpétuel exil.

Entre eux avoit un moult noble homme, grand à merveille et puissant homme ; et véritablement il excédoit tout le plus grand Frison de toute Frise de toute la tête et plus ; et étoit nommé en la terre Yve Joucre ; et Hollandois, Zélandois et Hainuyers l’appeloient le grand Frison. Cestui vaillant homme étoit moult recommandé en Prusse, en Honguerie, en Turquie, en Rhodes et en Chypre où il avoit fait plusieurs grands et nobles faits d’armes de son corps, tant que sa renommée étoit partout connue. Quand il ouït les Frisons parler de combattre leurs adversaires, il répondit et dit : « Ô vous, nobles hommes et francs Frisons, sachez qu’il n’est chance qui ne retourne. Si par vos vaillantises vous avez autrefois Hainuyers, Hollandois et Zélandois déconfit, sachez que maintenant ceux qui viennent sont gens tous appris de guerre ; et croyez de certain que ils feront tout autrement que leurs prédécesseurs ne firent ; et verrez que ils ne s’abandonneront point, mais seront tout avisés et maintenus de leur fait. Et pourtant je conseillerois, que nous les laississions venir et entrer si avant que ils pourront, et gardissions nos villes et forteresses et les laississions aux champs où ils se dégâteront. Notre pays n’est point pour eux longuement soutenir. Nous avons plusieurs bonnes landweres, ce sont bons fossés ou digues[33] ; si ne pourront aller ni venir aval le pays, car ils n’y pourront chevaucher ni aller à cheval, et ils ne peuvent plenté aller à pied ; et pourtant ils seront tantôt si tannés que ils se dégâteront et s’en retourneront, quand ils auront ars dix ou douze villages ; si ne nous grèvera ainsi que rien, toujours les refera-t-on bien. Et si nous les combattons, je me doute que nous ne serons point assez forts pour eux combattre à une fois ; car, à ce que j’ai entendu et sçu par certaine relation, ils sont plus de cent mille têtes armées. » Et il disoit voir, car ils étoient bien autant ou plus. À ces paroles se consentent assez trois vaillans chevaliers frisons qui nommés étoient l’un, messire Feu de Dockerp, l’autre, messire Guérard Camin, et le tiers messire Thuy de Walting. Mais le peuple nullement n’y consentoit point ; et aussi ne faisoient plusieurs autres nobles hommes que ils appellent au pays les elms[34], c’est-à-dire les gentils hommes ou les juges des causes. Et tant opposèrent à cestui grand Frison, que il fut entre eux conclu que, sitôt que ils sauroient leurs ennemis arrivés ils les combattroient. Et demeurèrent tous sur ce propos. Et pourtant se mirent tous présentement en armes ; mais à voir dire, ils étoient très povrement armés ; et n’avoient les plusieurs quelconques armures défensives, sinon leurs vêtures, qui étoient de gros bureaux et gros draps, ainsi que on fait les flassarses[35] des chevaux. Les aucuns étoient armés de cuir et les autres de haubergeons tout enruguis[36] ; et sembloit proprement qu’ils dussent faire un charivari les plusieurs. Mais si en avoient-ils aucuns qui étoient assez bien armés.

Ainsi se mirent ces Frisons en armes ; et quand ils furent habillés et prêts, ils s’en allèrent en leurs églises, et là prirent les crucifix, gonfanons et croix de leurs églises ; et s’en vinrent par trois batailles, dont en chacune avoit bien dix mille combattans, jusques à une landwere, c’étoit une défense d’un fossé qui étoit assez près de là, où Hainuyers, Hollandois et Zélandois, devoient prendre terre et port, et là s’arrêtèrent. Et bien les véoient Hainuyers, Hollandois et Zélandois, car ils étoient jà comme tout arrivés, et vouloient descendre jus des vaisseaux. Et fut vérité que, le jour que le duc Aubert et ses gens arrivèrent, il étoit le jour Saint-Barthélemi par un dimanche, en l’an dessus dit. Quand ces Frisons virent leurs adversaires ainsi approcher, ils issirent environ six mille hommes de leurs gens sur les digues, pour aviser si ils pourroient destourber à leurs ennemis le descendre ; mais entre ces Frisons y eut une femme vêtue de bleu drap qui, comme folle et enragée, se bouta hors des Frisons, et s’en vint pardevant le navire des Hainuyers, Hollandois et Zélandois, qui s’appareilloient pour combattre leurs ennemis et avisoient la manière d’eux et que celle femme vouloit faire ; laquelle femme vint tant en approchant iceux Hainuyers qu’elle fut près d’eux le trait d’une flèche. Tantôt celle femme là venue, elle se tourna, et leva ses draps, c’est à savoir sa robe et sa chemise, et montra son derrière aux Hainuyers, Hollandois et Zélandois, et à toute la compagnie qui voir le voult, en criant aucuns mots, ne sais pas quels, non qu’elle dit en son langage : « Prenez là votre bien venue. » Tantôt que ceux des nefs et des vaisseaux perçurent la mauvaiseté de celle femme, ils tirèrent après flèches et viretons. Si fut tout prestement enferrée par les fesses et par les jambes, car au voir dire ce sembloit neige qui volât vers elle du trait que on lui envoyoit. Et ne demeura guères que les aucuns ne saillirent hors des nefs, les aucuns en l’eau et les autres dehors ; et se mirent à course après celle malheureuse femme, les épées toutes nues en leurs mains ; si fut tantôt prise et atteinte, et finablement toute dépecée en cent mille pièces ou plus. Et tandis s’avançoient toutes manières de gens d’armes à issir hors des nefs et des vaisseaux, et s’en vinrent contre ces Frisons qui les reçurent par leur très grand’vaillance, et les repoussoient et reboutoient de longues piques, et les aucuns abattoient par terre de longs bâtons ferrés au bout et bien bandés de part en part. Et pour voir dire, à prendre terre il y eut moult de faits d’armes faits, et plusieurs hautes et bien vaillans emprises, car de morts et d’abattus, il y en eut sans nombre ; mais par la force des archers et crenequineurs, Hainuyers, Hollandois et Zélandois, et tous les autres qui se combattoient par très belle ordonnance, gagnèrent sur les Frisons la digue et la place, et demeurèrent victorieux pour celle première emprise. Et là sur celle digue se arrangèrent-ils moult ordonnément, chacun sous sa bannière en attendant l’un l’autre. Et véritablement, quand il furent tous arrangés, ils tenoient plus de demie lieue de long. Ces Frisons, qui avoient été reboutés et qui avoient perdu celle digue, se retrairent entre leurs gens qui étoient bien trente mille tous enclos en une landwere dont avoient jeté la terre par devers eux ; et étoit le fossé très parfait, lequel fossé n’étoit point loin de là, car très bien les pouvoient voir les Hainuyers, Hollandois et Zélandois et François qui rangés étoient sur celle digue. Et en celle ordonnance firent-ils tant et si longuement que toutes manières de gens furent hors des nefs et des vaisseaux, et tous leurs habillemens et aucunes tentes très bien dressés, et se reposèrent et aisèrent ce dimanche et le lundi, en avisant leurs ennemis les Frisons ; et y eut fait en ces deux jours plusieurs escarmouches et faits d’armes.

Quand ce vint le mardi au matin, ils furent tout prêts de côté et d’autre ; et adonc furent faits plusieurs nouveaux chevaliers entre les Hainuyers, Hollandois et Zélandois ; et étoit ordonné que Frisons seroient combattus. Si se mirent tous ces Hainuyers, Hollandois, Zélandois, avec leurs aidans, en bataille très ordonnément, et leurs archers entre eux et devant ; et puis firent sonner trompettes ; et en ce faisant, il commencèrent à venir pas à pas pour passer ce fossé. Lors vinrent Frisons avant qui se défendoient, et archers tiroient sur eux. Mais ces Frisons se couvroient de targes et de la terre du fossé qui étoit haute devers eux. Néanmoins ils furent approchés de si près que plusieurs Hollandois se boutoient en ce fossé et faisoient pont de lances et de piques, et par très merveilleuse manière commencèrent à envahir ces Frisons, lesquels défendoient le pas très vaillamment, et ruoient les coups si grands sur ceux qui vouloient monter sur la digue du fossé que ils les rejetoient tous plus étendus en ce fossé. Mais les Hainuyers, Hollandois, Zélandois, François et Anglois, étoient si fort armés que les Frisons ne les pouvoient endommager, ni autre mal ne leur faisoient que ruer par terre ; et là étoient les faits d’armes et les appertises montrées et vues si grands et si nobles que ce seroit chose impossible de tout recorder. Là s’acquittoient ces nouveaux chevaliers, qui désiroient faire armes et mettre leurs ennemis au-dessous, lesquels se défendoient très merveilleusement et aigrement ; car au voir dire ce sont forts hommes, grands et gros, mais ils étoient très mal armés ; et y avoient plusieurs tout déchaux sans chausses et souliers, combien que tous se défendissent par très grand courage.

En ce foulis et merveilleux assaut où étoient plusieurs durs et horribles rencontres, et grands poussis de lances et de piques, et grands martelets de haches que avoient les Frisons, lesquelles étoient à manière de cuingnies à battre bois, bien bandées de fer au long des hanstes, trouvèrent monseigneur de Ligne, monseigneur le sénéchal de Hainaut, monseigneur de Jumont et plusieurs autres seigneurs de Hainaut atout leurs gens, en tournant et en environnant celle landwere[37] une frète[38] où il passèrent outre et vinrent sur ces Frisons, où ils se boutèrent aux fers des lances tellement que les Frisons furent comme tous esbahis. Et laissèrent plusieurs des Frisons le fossé et la digue que il défendoient aux Hollandois ; et s’en vinrent férir sur ces Hainuyers, qui les reçurent très vaillamment, et tellement que ils les firent partir et ouvrir. Et lors Hollandois et Zélandois passèrent outre ce fossé, et s’en vinrent aussi bouter et plonger en ces Frisons, et les commencèrent très fort à espartir, puis ça puis là.

En celle griève et horrible bataille fut mort et occis le Grand Frison que ils nommoient Yve Joucre. Si ne demeuras guère après que Frisons s’esbahirent tellement que ils commencèrent à fuir qui mieux mieux, et laissèrent la place à leurs adversaires ; mais la chasse fut grande et horrible, car on n’y prenoit nully à rançon ; et par espécial les Hollandois les tuoient tous, ni même ceux qui étoient pris des Hainuyers, des François ou des Anglois ; si les tuoient-ils en leurs mains.

Entre ces Hollandois étoient monseigneur Willem de Cronembourch et ses deux fils, Jean et Henry, qui nouveaux chevaliers étoient devenus la matinée, qui merveilleusement s’aquittoient de faire armes et d’occir Frisons ; et bien montroient à leur semblant que petit les aimoient. À vous dire finalement, Frisons furent déconfits, et en y demoura la plus grand’partie de morts sur les champs. Aucuns peu furent pris, environ cinquante, qui depuis furent menés à la Haye en Hollande et y furent grand’pièce de temps. Et doit on savoir que le seigneur de Cundren[39], c’est à savoir le seigneur de la terre où le duc Aubert et ses gens étoient descendus, s’étoit rendu au duc Aubert le lundi devant ; et furent lui et ses deux fils en la bataille entre les Frisons, lesquels deux fils furent depuis grand temps de-lez le duc Aubert et son fils le duc Guillaume, tant en Hollande, en Zélande comme en Hainaut.

Après celle déconfiture se tournèrent Hainuyers, Hollandois, Zélandois, François et Anglois au dit pays de Cundren en prenant villes et forteresses ; mais certainement ils y conquêtoient bien petit, car les Frisons les adommageoient trop grandement par aguets et par rencontres. Et quand ils prenoient aucuns prisonniers, si n’en pouvoit-on rien avoir, ni ils ne se vouloient rendre, mais se combattoient jusques à la mort ; et disoient que mieux aimoient à mourir francs Frisons que être en nulle subjection de seigneur ou dé prince. Et quant est aux prisonniers que on prenoit, on n’en pouvoit traire quelque rançon ; ni leurs amis et parens ne les vouloient racheter ; mais laissoient l’un l’autre mourir ès prisons, ni jamais autrement ne vouloient racheter leurs gens, si non que, quand il prenoient aucuns de leurs adversaires, ils rendoient homme pour homme. Mais si ils sentoient que ils n’eussent nuls de leurs gens prisonniers, certainement ils tuoient et mettoient tous leurs ennemis à mort. Quand ce vint au bout de six semaines, et que jà on avoit ars moult de villes et de villages, et abattues plusieurs forteresses qui n’étoient point de trop grand’valeur, le temps se commença très fort à refroidir et à pleuvoir moult fort, si que à peine il pieuvoit tous les jours. La mer s’enfloit et s’engrossoit souvent, par les vents qui fort s’élevoient. Le duc Aubert et Guillaume son fils ce véant, proposèrent de eux mettre au retour et revenir en la basse Frise dont ils étoient partis, et de là en Hollande, pour plus convenablement passer la mer en hiver qui étoit instant. Si le firent ainsi, car ils se mirent au retour, et firent tant qu’ils furent à Eyncuse ; et là donnèrent iceux seigneurs et princes congé à toutes manières de gens d’armes, et par espécial aux étrangers que ils contentèrent très grandement, et leur payèrent très bien leurs souldées, et si les remercièrent de la bonne aide et service que fait leur avoient.

Ainsi se défit celle armée de Frise ; et ni conquêtèrent aucune chose pour celle saison. Mais dedans le terme de deux ans après, iceux deux nobles princes, c’est à savoir le duc Aubert et Guillaume son fils, comte d’Ostrevant, et adonc gouverneur de Hainaut, y r’allèrent la seconde fois ; et y conquirent grandement et largement, et y firent moult de belles prouesses, ainsi que au plaisir de Dieu ci après apperra. Mais nous nous en tairons à tant et parlerons de l’ordonnance des noces du roi d’Angleterre et de la fille de France.

  1. L’Anonyme de Saint-Denis donne le traité de mariage conclu le 9 mars 1395. Sur la fin de la même année le roi Richard envoya chercher sa nouvelle épouse. La teneur des pouvoirs donnés par Richard II et Charles VI à leurs commissaires pour ce mariage est fort curieuse. Voyez l’Anonyme de Saint-Denis, à l’année 1395.
  2. Son vrai nom était Catherine de Swynforde. Voyez Walsingham, à l’année 1396.
  3. Pierre-le-Cruel.
  4. Oxford.
  5. Bajazet, fils de Mourat.
  6. Le Danube, appelé dans le pays Donau. Ce n’est pas Froissart qui cette fois a estropié le nom, ce sont ceux qui l’ont appelé Danube d’après le latin.
  7. Les Turcs étaient déjà cantonnés dans la Bulgarie.
  8. Je ne puis trouver cette ville sur les cartes. Suivant J. de Thwrocs, après avoir passé le Danube dans la Racie (Servie), l’armée de Sigismond s’avança vers la Bulgarie et assiégea les villes d’Oriszo et de Widin, en dévastant tout le pays environnant. « Ad Ultimum, dit-il, ea ipsius anni ætate, cum vites suis fructus dulciores cultoribus reddebant, circa festum videlicet sancti Michaelis Archangeli, in campo castri majoris Nicopolis, sua castra fixit. »

    L’auteur du Livre des faits du maréchal de Boucicaut nomme ces deux places Baudius et Raco, dans lesquels on reconnaît assez bien Widin et Rachowa, appelée aussi Orchowa.

  9. Ce nom m’est aussi inconnu que le premier, malgré mes soins à compulser les ouvrages les plus détaillés.
  10. Les cascades du Danube sont du côté de Belgrade et non pas à son embouchure, et elles sont loin d’être insurmontables.
  11. Je ne m’arrête pas à relever des choses sçues aujourd’hui de tout le monde.
  12. Je ne reconnais pas cette ville.
  13. Ce lieu m’est également inconnu.
  14. Autours.
  15. Sorte d’oiseaux de proie.
  16. Mathieu II, et non Mauffez. Galéas II et Bernabo, étaient fils d’Étienne Visconti.
  17. Jean Visconti.
  18. On connaît les empiétemens de la cour de Rome sur l’Empire.
  19. La débauche qui avait détruit la santé de Mathieu dispensa sans doute ses frères de recourir à l’empoisonnement, si usité alors.
  20. Aimon, comte de Savoie. Elle épousa Jean Galéas II, qui mourut le 4 août 1378.
  21. Brunswick.
  22. Ce fut au contraire le père de Galéas dont il est question ici qui épousa la fille du roi Jean.
  23. Hawkwood.
  24. Le moine de Saint-Denis réfute avec raison ces absurdes accusations d’empoisonnement de la part d’une personne telle que Valentine de Milan, et attribue la maladie du roi à sa cause naturelle, les débauches de sa jeunesse.
  25. On ne connaissait pas encore l’usage des cartes géographiques, et Froissart, qui n’avait pas voyagé de ces côtés, ne trouvait sans doute rien d’extraordinaire à rapprocher l’une de l’autre Bude, Nicopolis, Alexandrie et Damas.
  26. Bagdad.
  27. Peut-être la Lithuanie, appelée Létonie.
  28. Éperonnant, piquant continuellement.
  29. Enckuysen.
  30. Sorte d’arme qui donnait son nom à celui qui la portait.
  31. Gens armés de piques.
  32. Kuynder.
  33. Ces derniers mots paraissent une ancienne note que les copistes auront fait entrer dans le texte pour expliquer le mot landweres.
  34. Elders, ou anciens, mot d’origine saxonne, d’où est venu aussi le mot earl anglois, comte.
  35. Couvertures.
  36. Rouillés.
  37. Digue.
  38. Détroit, passage.
  39. Kuynder.