Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 233-235).

CHAPITRE XLIX.

De la sentence et arrêt de parlement qui fut prononcée pour la roine de Naples et de Jérusalem, duchesse d’Anjou contre messire Pierre de Craon.


Entretant que ces seigneurs ambaxadeurs et messagers de par le roi d’Angleterre étoient à Paris, la roine Jeanne, duchesse d’Anjou, qui s’escripsoit roine de Naples et de Jérusalem, étoit aussi à Paris et poursuivoit moult fort ses besognes, car ce fut une dame de moult grand’diligence. Ses besognes étoient telles pour lors que je vous dirai. Elle plaidoit en parlement pour deux causes. La première étoit pour l’héritage de la comté de Roussy à l’encontre du comte de Brayne[1] ; car Louis, duc d’Anjou, son mari, l’avoit achetée, et payé les deniers, à une dame qui fut la comtesse de Roussy et jadis femme à messire Louis de Namur, mais elle se démaria en son temps de ce messire Louis de Namur et trouva cause raisonnable, comment ce fût. La seconde étoit à l’encontre de messire Pierre de Craon ; et lui demandoit la somme de cent mille francs, lesquels elle montroit bien et prouvoit sur lui les avoir eus, levés et reçus, au nom de son seigneur et maître le roi Louis de Naples, de Sicile et de Jérusalem ; et s’en étoit chargé le dit messire Pierre de Craon du payer en Pouille. Mais, quand les nouvelles lui vinrent que son maître, le duc d’Anjou, roi et sire des dites terres, étoit mort, il ne chemina plus avant et retourna en France, et mit toute celle somme de florins à son profit, et n’en rendit oncques compte à la dame roine dessus dite, ni à ses enfans Louis et Charles, mais les dissipa en orgueil et en bobans ; et par celle défaute la dame disoit et montroit sur lui que la terre de Naples étoit perdue et conquise de Marguerite de Duras et des hoirs messire Charles de la Paix ; car les soudoyers du roi Louis dessus dit, qui lui aidoient à maintenir sa guerre en Pouille et en Calabre, n’avoient point été payés ; si étoient tournés les plusieurs devers le comte de Saint-Severin[2] et devers Marguerite de Duras ; et les autres avoient cessé de faire guerre.

Toutes ces causes étoient mises en parlement en la chambre du palais de Paris, proposées, montrées et demandées, et défenses de toutes parties données ; et jà en avoit-on plaidoyé bien trois ans tout entiers, quoique le dit messire Pierre de Craon fût absent de Paris et de parlement ; mais ses avocats le défendoient de grand manière ; et disoient que si le dit messire Pierre de Craon avoit reçu au nom du roi Louis de Sicile, de Naples et de Jérusalem cent mille francs, le dit roi étoit bien de tant et plus tenu envers le dit messire Pierre à bon compte Fait, de beaux et grands services que faits lui avoit.

Tant furent ces choses menées et plaidoyées en parlement à Paris qu’il leur convint avoir fin et conclusion, car la dame dessus dite y rendoit grand’peine que arrêt en parlement en fût rendu. Les seigneurs de parlement, considéré toutes choses, ne vouloient pas parler si avant que pour rendre arrêt, s’ils n’étoient forts de toutes parties. Et messire Pierre de Craon n’osoit bonnement comparoir à Paris ; car il se sentoit trop grandement en l’indignation du roi et du duc d’Orléans, pour l’offense que faite avoit et commandé à faire sur messire Olivier de Cliçon, connétable de France. Et convenoit, avant que parlement rendit sentence définitive des demandes dont la dessus dite dame et roine le poursuivoit, qu’il fût clair en France, et lui fussent pardonnés tous ses méfaits, et pût quittement et sauvement chevaucher et aller partout. Si que la dame, qui étoit contraire et adversaire à lui, mêmement mettoit peine et rendoit grandement que messire Pierre de Craon fût quitte et délivré par tout, réservé de li, pour le grand désir qu’elle avoit de voir le fond de ses besognes. Tant fut procuré, traité et prié envers les courroucés sur messire Pierre de Craon, espécialement du roi, de monseigneur d’Orléans, du comte de Pentièvre et de messire Jean de Harpedane et tous autres du royaume de France, qui action pouvoient avoir en ces matières, que tout lui fut quitté et pardonné ; et fut clair en ses besognes, et partout le royaume de France ; et lui montroient et faisoient bonne chère tous seigneurs et toutes dames, ne sais si c’étoit ou fut par dissimulation ou autrement, tant que le dit arrêt de parlement eût été rendu. Et étoit à Paris tenant son état aussi grand comme il fit oncques, au jour que ces seigneurs d’Angleterre qui là étoient venus pour le mariage de France et d’Angleterre se tenoient. Et les avoit aidés à honorer et recueillir devers le roi et les ducs qui là étoient Berry, Bourgogne et Bourbon ; car ce fut un chevalier qui savoit moult des honneurs.

Or fut le jour déterminé et nommé que les seigneurs de parlement rendroient leur arrêt ; car jà étoit-il tout escript et ordonné et clos, jusques à tant que les choses dessus dites fussent en l’état où elles étoient. Et au jour que les seigneurs du parlement rendirent leur arrêt, eut grand’foison des nobles du royaume de France, afin que la chose fût plus authentique. Et étoit là la roine de Sicile et de Jérusalem, duchesse d’Anjou et comtesse de Provence, et son fils Charles, prince de Tarente, et Jean de Blois, dit de Bretagne, comte de Pentièvre et de Limoges, les ducs d’Orléans, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, le comte de Brayne et l’évêque de Laon qui trait en parlement avoient la dame dessus dite pour le comte de Roussy ; et d’autre part messire Pierre de Craon et plusieurs nobles de son lignage. Premièrement, arrêt et sentence moult authentiquement furent rendus pour la comté de Roussy ; et fut l’héritage adjugé et remis ès mains et possession du comte de Brayne et de ses hoirs qui descendoient de la droite branche de Roussy. Réservé ce, il fut dit que la roine dessus dite devoit ravoir en deniers comptans tout ce que le roi Louis son mari en avoit payé à la comtesse de Roussy dernièrement morte. De ce jugement et arrêt les héritiers de la comté de Roussy, auxquels l’héritage appartenoit, remercièrent les seigneurs de parlement qui cet arrêt avoient rendu. Après se levèrent ceux qui ordonnés étoient à parler pour le second jugement ; et fut dit ainsi, par sentence de parlement : que messire Pierre de Craon étoit tenu envers madame la roine de Naples et de Jérusalem, duchesse d’Anjou et comtesse de Provence, en la somme de cent mille francs à payer de deniers appareillés, ou son corps aller en prison, tant qu’elle seroit de tous points contente et satisfaite. De cet arrêt remercia la dessus dite dame les seigneurs du parlement, et tantôt incontinent, à la complainte de la dame, main fut mise de par le roi de France, et messire Pierre de Craon saisi et mené sans déport ni sans aucune excusation au chastel du Louvre, et là enfermé et bien gardé ; et sur cel état ces seigneurs se départirent de la chambre de parlement, et retournèrent chacun en leurs lieux. Ainsi furent rendus ces deux arrêts que je vous dis, dont madame d’Anjou principalement fut cause.

  1. Brienne.
  2. San Severino.