Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 323-324).

CHAPITRE LXVI.

Comment messire Guillaume, comte d’Ostrevant, envoya devers le comte Derby ses messages, et comment il y fut reçu.


Sitôt que messire Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant, qui se tenoit au Quesnoy, put savoir ni sentir que le comte Derby, son cousin, avoit passé la mer et venu à Calais, il ordonna messire Ansel de Trassignies et messire Fier-à-Bras de Vertaing, ses chevaliers, à chevaucher vers Calais et aller quérir le dit comte et lui prier qu’il se voulsist venir ébattre en Hainaut et là demourer, et il lui feroit très grand plaisir, et aussi à la comtesse d’Ostrevant sa femme. Les deux chevaliers au commandement du comte se départirent du Quesnoy ; et chevauchèrent vers Cambray et vers Bapeaumes, car nouvelles vinrent que le comte Derby étoit parti de Calais et avoit pris le chemin de la cité d’Amiens et de Paris. Si s’avisèrent les deux chevaliers dessus nommés sur ce, et chevauchèrent au devant ; et firent tant par leur exploit qu’ils trouvèrent le comte Derby et sa route. Si parlèrent à lui et firent leur message bien et à point, ainsi que chargés étoient à faire, et tant que le comte Derby les remercia, et aussi son cousin de Hainaut qui là les envoyoit. Et s’excusa en disant que son chemin pour le présent s’ordonnoit d’aller en France devers le roi et ses cousins de France, mais pas ne renonçoit à l’amour et courtoisie que son cousin d’Ostrevant lui présentoit Ce message fait, les deux chevaliers prirent congé au dit comte et retournèrent arrière en Hainaut, et recordèrent au dit comte d’Ostrevant ce que vu et trouvé avoient ; et le comte Derby et sa route cheminèrent tant qu’ils approchèrent Paris. Quand les nouvelles vinrent au roi, au duc d’Orléans et à leurs oncles que le comte Derby venoit à Paris, si s’efforcèrent tous les seigneurs, et firent efforcer leurs gens de eux ordonner et mettre en état pour aller et issir hors de Paris à l’encontre du dit comte. Et furent les chambres de l’hôtel de Saint-Pol parées très richement. Et vinrent hors de Paris tous les seigneurs qui adonc y étoient ; et le roi demeura à son hôtel de Saint-Pol sur Seine. Et chevauchèrent le chemin de Saint-Denis. Et tout devant étoient les ducs de Berry et d’Orléans qui eurent le premier encontre ; puis les ducs de Bourgogne et de Bourbon, et messire Charles de la Breth ; et après plusieurs nobles prélats et chevaliers ! Et furent à l’encontrer les accointances de ces seigneurs, du comte Derby et des seigneurs de France, moult belles a voir ; et entrèrent moult ordonnément dedans Paris et à grand’joie. Mais là avint un meschef, par dure aventure et fortune, d’un escuyer du duc d’Orléans qui se nommoit Boniface, homme de grand bien, de toute honneur et prudence, et de la nation de Lombardie, et ce que de lui avint, je le vous dirai. Il étoit monté sur un haut coursier lequel n’étoit pas bien duit et bien maniéré, et se dressa tout droit sur ses pieds devant. L’escuyer le cuida maistrier et le tira fort ; le cheval se laissa cheoir par derrière. Au cheoir qu’il fit, Boniface reversa de sa tête contre les carreaux de la chaussée, et eut toute la tête épautrée. Ainsi fina Boniface ; dont il eut grand plainte des seigneurs, et par espécial du duc d’Orléans, car moult l’aimoit ; et aussi fit le sire de Coucy en son temps ; et l’avoit mis hors de Lombardie et amené en France.

Tant exploitèrent ces seigneurs qu’ils vinrent à l’hôtel de Saint-Pol sur Seine, là où le roi les attendoit, qui les recueillit doucement, et par espécial le comte Derby, son cousin, pour quelle amour[1] toute celle assemblée étoit faite. Le comte Derby, comme sage et prudent et qui des honneurs et révérences de ce monde savoit grandement, s’acointa du roi par bonne manière, et tellement qu’il fut bien en grâce du dit roi ; et par grand amour le roi donna au dit comte Derby sa devise à porter, lequel comte la prit joyeusement et l’en remercia. Toutes les paroles qui furent là entre eux, je ne puis pas savoir, mais tout fut en bien. À celle heure on prit vin et épices ; et puis prit congé le comte au roi ; puis alla devers la roine, laquelle étoit d’autre part en ses chambres en cel hôtel même ; et là fut une espace, et conjouit la dite roine moult grandement le comte Derby. Et après toutes ces choses faites, le comte prit congé tant que pour l’heure à la roine de France et vint en la place, et monta, et ses gens et chevaliers, à cheval pour venir aux hôtels ; et fut le dit comte Derby, acconvoyé de tous ces seigneurs de France et mis à son hôtel, où il demeura ce soir à souper avecques ses gens. Ainsi se portèrent ces besognes pour lors. Et le tenoient les seigneurs en paroles et ébattemens plusieurs, afin que moins lui ennuyât, pour ce qu’il étoit hors de sa nation, ainsi que vous avez ouï, dont il déplaisoit aux dits seigneurs de France qui grandement le festoyèrent. Nous nous souffrirons un peu à parler du dit comte Derby et parlerons de l’ordonnance de l’église et des papes, de Bénédict qui se tenoit en Avignon et de Boniface qui se tenoit a Rome.

  1. Pour l’amour duquel.