Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 324-331).

CHAPITRE LXVII.

Comment grand’assemblée se fit en la ville de Reims de l’empereur d’Allemagne et du roi de France pour mettre union en sainte église.


Vous savez comment le roi d’Allemagne, le roi de France et les seigneurs de l’Empire et leurs consaux furent en la cité de Reims et eurent là entre eux plusieurs consaux secrets et traités, et l’intention d’eux que pour remettre l’église en une unité, car à tenir la voie que ceux de l’église tenoient, l’erreur étoit trop grande ; et avez ouï dire et recorder comment maître Pierre d’Ailly, évêque de Cambray, fut envoyé en légation à Rome pour parler à ce pape Boniface. Tant exploita le dit évêque qu’il vint à Fondes[1] et là trouva ce pape Boniface ; et montra ses lettres de créance de par le roi de France et le roi d’Allemagne. Lequel pape les tint à bonnes, et les reçut assez doucement et bénignement avec le dit évêque ; et jà cuidoit savoir, ou en partie, pourquoi il étoit là venu. L’évêque de Cambray, comme messager au roi de France et au roi d’Allemagne, remontra et proposa ce pourquoi il étoit là venu. Quand le dit Boniface l’eut entendu de sa parole tout au long, il répondit et dit ainsi : que la réponse n’appartenoit pas seulement à faire à lui, mais à tous ses frères cardinaux qui pourvu l’avoient de la dignité de papalité ; et quand il en auroit parlé à eux, par délibération de conseil, il en répondroit si à point que de toutes choses on se contenteroit. Celle réponse pour l’heure suffisit assez au légat évêque de Cambray ; et dîna ce jour au palais du pape, et aucuns cardinaux en sa compagnie, et puis se départit de Fondes et s’en vint à Rome. Le pape Boniface fit assez tôt après une convocation et congrégation de tous ses frères les cardinaux, car de Fondies il étoit venu à Rome et trait au palais de-lez l’église Saint-Pierre. En ce consistoire ne furent fors le pape et les cardinaux ; et là montra le dit pape à ses frères toutes les paroles et requêtes que l’évêque de Cambray, qui là étoit envoyé en légation de par le roi de France et le roi d’Allemagne, avoit fait ; et en demandoit avoir conseil comment il en pourroit répondre. Là eut mainte parole retournée et mainte mise avant, car dur sembloit et contraire aux cardinaux de défaire ce que fait en avoient, et à trop grand vitupère leur tourneroit. Et fut ainsi ce pape conseillé de répondre et de dire : « Père saint, pour donner au roi de France et à tous les adhérens et alliés à son opinion espérance d’obéir, vous vous dissimulerez de ce fait ci, et direz que vous obéirez volontiers à tout ce que le roi d’Allemagne, le roi de Honguerie et le roi d’Angleterre vous conseilleront pour le mieux à faire ; mais que cil qui demeure en Avignon et qui s’écrit Bénédict, et lequel le roi de France et les François ont tenu en son opinion et erreur, se démette du nom de papalité ; et là où il plaira aux dessus dits rois que conclave se fasse, vous vous trairez volontiers, et ferez traire vos frères les cardinaux. » Le conseil plut grandement au dit Boniface, et en répondit généralement et espécialement à l’évêque de Cambray, lequel s’acquitta grandement de faire son message et ce pourquoi il étoit là venu. Quand les Romains entendirent que les rois de France et d’Allemagne avoient envoyé devers leur pape Boniface un légat pour lui soumettre de la papalité, si multiplia tantôt grand’murmuration parmi la cité de Rome ; et se doutèrent fort les Romains qu’ils ne perdissent le siége du pape qui par an trop leur valoit et portoit grand profit, et en tous les pardons généraux qui devoient être dedans deux ans à venir, dont tout profit devoit redonder en la cité de Rome et là environ ; et jà en attendant ce profit et ce pardon ils faisoient grandes pourvéances ; et se doutèrent du perdre, laquelle chose leur tourneroit à grand préjudice. Si se recueillirent les plus notables hommes de Rome et mirent ensemble ; et vinrent devers leur pape ; et lui montrèrent tous semblans d’amour plus que oncques mais ; et lui dirent : « Père saint, vous êtes vrai pape ; et demeurez sur l’héritage et patrimoine de l’église et qui fut à saint Pierre. Ne vous laissez nullement conseiller du contraire que vous ne demouriez en votre état et papalité. Car, quiconque soit contre vous, nous demeurerons avec vous, et exposerons nos corps et nos chevauches pour défendre et garder votre droit. » Ce pape Boniface répondit à ce et dit : « Mes enfans, soyez tous confortés et assurés que pape je demourerai, ni jà, pour traité ni parole que les rois de France et d’Allemagne ni leurs consaux aient, je ne me soumettrai à leur volonté. »

Ainsi se contentèrent et apaisèrent les Romains ; et retournèrent à leurs hôtels, et ne firent nul semblant de ce au légat de France, l’évêque de Cambray, lequel procéda toujours avant au dit pape et aux cardinaux sur l’état dont il étoit chargé. Et m’est avis que la réponse de ce Boniface fut toujours telle que, quand il lui apperroit clairement que ce Bénédict d’Avignon se seroit soumis, il s’ordonneroit par telle manière et parti qu’il plairoit bien à ceux qui là l’avoient envoyé.

Sur cel état se départit l’évêque de Cambray de Rome, et retourna arrière ; et fit tant par ses journées, qu’il vint en Allemagne, et trouva le roi à Convalence[2], auquel il fit son message et la réponse telle que vous avez ouï. Le roi d’Allemagne répondit à ce et dit : « Évêque, vous direz tout ce à notre frère et cousin le roi de France ; et sur ce qu’il s’ordonnera, je m’ordonnerai et ferai ordonner tout mon empire. Mais à ce que je puis voir et connoître, il convient qu’il commence ; et quand il aura soumis le sien, je soumettrai le nôtre. » Sur ces paroles prit congé du roi l’évêque de Cambray, et fit tant qu’il vint en France et à Paris, où il trouva le roi et les seigneurs qui l’attendoient. Si fit le dit évêque sa réponse bien et à point, et fut pour ces jours tenue en secret tant que le roi de France eut encore de-lez lui plus grand’congrégation de prélats et des nobles de son royaume, par lesquels il se vouloit conseiller, dont il fit une convocation. Et vinrent tous à Paris, en devant de ces besognes, aucuns prélats, tels que l’archevêque de Rheims, messire Guy de Roye, les archevêques de Rouen et de Sens. Les évêques de Paris, de Beauvais et d’Auxerre avoient trop fort soutenu l’opinion du pape d’Avignon, et espécialement de Clément, pourtant qu’il les avoit avancés et bénéficés ; et ne furent point, par l’ordonnance du roi, ces six prélats appelés à ce conseil, mais autres prélats, avecques le conseil de l’université de Paris. Et quand l’évêque de Cambray eut, oyans tous, remontré comment il avoit exploité à Rome, et la réponse de ce Boniface et de ses cardinaux, et aussi la réponse du roi d’Allemagne, car son retour il avoit fait par lui, ils se mirent tous en conclave : et m’est avis que l’université eut la grand’voix[3], et à la plaisance du roi et de son frère le duc d’Orléans, et de leurs oncles et de ceux qui appelés étoient à ce conseil. Et fut dit et déterminé que de fait le roi de France envoyât messire Boucicaut, son maréchal, ès parties d’Avignon, lequel fit tant, fût par traité ou autrement, que Bénédict se soumit de la papalité et s’ordonnât de tous points par le conseil et ordonnance du roi de France, et que l’église fût neutre par toutes les mettes et limitations du royaume de France, jusques au jour que par accord l’église seroit remise et retournée en unité ; et l’union faite, par le sens et décret des prélats à ce députés, les choses retournassent à leur droit.

Ce conseil sembla bon à tous, et fut accepté du royaume de France et de tous les autres, et furent institués le maréchal de France et l’évêque de Cambray pour aller en Avignon. Si se départirent de Paris ces deux seigneurs assez tôt après ces ordonnances faites, et cheminèrent ensemble tant qu’ils vinrent à Lyon sur le Rhône, et là se partirent l’un de l’autre ; et eurent avis et ordonnance que le maréchal de France se tiendroit là tant qu’il auroit ouï nouvelles de l’évêque de Cambray, qui devant chemineroit et iroit ouïr quelle réponse cil qui se disoit pape en Avignon feroit sur les paroles et requêtes qui faites là seroient de par le roi de France. Et tant exploita le dit évêque qu’il vint en Avignon, et se logea en la grand’fusterie. Là savoient bien aucuns cardinaux quelle chose il demandoit et requéroit, puisque il venoit de par le roi de France, mais ils s’en dissimulèrent, tant qu’ils auroient ouï et vu les manières et paroles de ce Bénédict.

Quand l’évêque de Cambray fut descendu et rafreschi à son hôtel et renouvelé d’habits, il s’en partit et alla au palais, et fit tant qu’il vint en la présence de ce pape Bénédict. Si lui fit la révérence ainsi comme à lui appartenoit, et non pas si grande comme s’il le tint à pape et fût tenu par tout le monde, quoiqu’il l’eût pourvu de l’évêché de Cambray ; mais ce qui fait en étoit, tout avoit été par la promotion des seigneurs de France. L’évêque de Cambray, comme bien enlangagé en latin et en françois, commença à parler sur bonne forme, et remontra comment de par le roi de France et le roi d’Allemagne il étoit là envoyé. Quand le dit évêque vint sur les procès que on étoit en ordonnance et état, qu’il convenoit que cil se soumît de résigner la papalité, et que cil de Rome le devoit ainsi faire, si mua couleur moult grandement, et éleva sa voix et dit : « J’ai eu moult de peine et de travail pour l’église ; et par bonne élection on m’a mis pape, et on veut que je me soumette à ce que je y renonce ; ce ne sera jà tant que je vive. Et veuil bien que le roi de France sache que pour ses ordonnances je ne ferai rien, mais tiendrai mon nom et ma papalité jusques au mourir. » — « Sire, répondit l’évêque de Cambray, je vous tenois plus prudent, sauf votre révérence, que je ne vous trouve. Demandez jour de conseil et de répondre à vos frères les cardinaux, et vous l’aurez ; car vous tout seul ne pouvez pas résister contre eux s’ils s’accordent à celle opinion, ni à la puissance du roi de France et du roi d’Allemagne. »

Donc se trairent avant deux cardinaux qui là étoient, lesquels il avoit créés, qui sentirent tantôt et connurent que les choses ne pouvoient tourner à bien, et dirent ainsi : « Père saint, l’évêque de Cambray parle bien. Faites après sa parole, et nous vous en prions. » Adonc répondit-il : « Volontiers. » Si faillirent pour celle heure les parlemens, et retourna l’évêque à son hôtel, et n’alla point voir nuls des cardinaux, mais s’en souffrit et dissimula. Quand ce vint au lendemain, on sonna au matin la campane du consistoire, et fut faite convocation de tous les cardinaux qui en Avignon étoient ; et vinrent tous au palais, et se mirent tous en consistoire ; et là fut l’évêque de Cambray, maître Pierre d’Ailly, qui en latin remontra tout au long son message, et ce pourquoi il étoit là venu. Quand il eut parlé, on lui répondit et dit que on auroit conseil de répondre quand ils seroient bien conseillés, mais il convenoit qu’il se départît de là. Il le fit, et alla ailleurs ébattre : et entretant Bénédict et les cardinaux parlementoient ensemble. Et furent moult longuement sur cel état. Et sembloit à aucuns moult dur et contraire de défaire ce qui fait et créé étoit ; mais le cardinal d’Amiens proposoit et disoit : « Beaux seigneurs, veuillons ou non, il nous convient et conviendra obéir au roi de France et au roi d’Allemagne, puisque adhérens et conjoins ils sont ensemble ; car sans eux nous ne pouvons vivre. Encore nous chevirions-nous bien du roi d’Allemagne, si le roi de France vouloit demeurer de-lez nous ; mais nennil ; il nous mande que nous obéissions, ou il nous clorra les fruits de nos bénéfices sans lesquels nous ne pouvons vivre. Vérité est, Père saint, que nous vous avons pourvu et créé en la papalité par forme et condition que vous devez à votre pouvoir aider à réformer l’église et mettre en union ; et ainsi l’avez-vous toujours jusques ici dit, tenu et maintenu. Si répondez de vous même par si attrempée et ordonnée manière que nous vous en sachions gré. Car mieux devez connoître votre courage que nous ne connoissons. » Donc répondirent plusieurs cardinaux et tous d’une science : « Père saint, le cardinal d’Amiens parle bien ; et nous vous prions tous généralement que vous parlez et dites ce que faire en voulez. » Donc répondit Bénédict et dit : « L’unité de l’église desiré-je à voir ; et grand’peine y ai rendu. Mais puisque Dieu m’a pourvu, par divine grâce, de la papalité, et vous m’avez élu à ce, tant que je vivrai je demeurerai pape, ni jà je n’y renoncerai, ni ne me soumettrai pour roi, pour duc, ni pour comte, ni par nul traité quelconque, procès ni moyen, que je ne sois pape. »

Donc se levèrent les cardinaux tous ensemble et eurent grandes murmurations ; et dirent les aucuns : « Il parle bien. » Et les autres disoient du contraire. Ainsi furent-ils en différend et discord, et issirent du dit consistoire le plus sans congé prendre au pape ; et retournèrent à leurs hostels. Aucuns cardinaux, lesquels étoient de la faveur de ce pape, demeurèrent de-lez lui. L’évêque de Cambray, quand il vit le département qui se faisoit par tel forme, sentit tantôt qu’ils ne se concordoient pas bien, et s’avança, et entra au consistoire ; et vint devant ce Bénédict qui étoit encore en son siége et lui dit ainsi, sans lui faire trop grand’révérence : « Sire, faites-moi réponse ; il le me faut avoir. Vous avez eu votre conseil ensemble ; si me devez répondre de ce que vous y avez vu, ouï et trouvé ; et puis je me mettrai au retour. » Ce pape Bénédict, qui étoit encore tout enflé d’aïr et mal talent sur les paroles que le cardinal d’Amiens avoit proposé, répondit fellement et dit : « Évêque, je trouve en conseil en plusieurs de mes frères cardinaux, lesquels m’ont pourvu et créé en telle dignité de papalité, et toutes les solemnités qu’on y doit faire et recevoir je les ai eues. Et pape me suis escript et nommé par tous mes sujets ; et pape je demourerai tant que je vivrai ; ni jà je ne me soumettrai au contraire pour mourir en la peine ; car je n’ai fait chose par quoi la divine provision je doive perdre. Et direz à notre fils de France que jusques-ci l’avons tenu à bon catholique, et de nouvel par information sinistre il veut entrer en erreur. Quant que soit, il s’en repentira. Mais je vous prie que de par moi vous lui direz qu’il se avise ; et qu’il ne s’incline à nulle chose qui lui trouble sa conscience. »

Atant se leva de sa chaire ce Bénédict et s’en alla vers sa chambre, et aucuns cardinaux avecques lui. Et l’évêque de Cambray retourna à son hostel et se dîna moult sobrement, et puis monta à cheval et passa le pont du Rosne, et vint à Villeneuve, et ce jour gésir à Baignols qui est au royaume de France ; et entendit que messire Boucicaut, maréchal de France, étoit venu au Bourg-Saint-André à neuf lieues d’Avignon. Si vint le lendemain le dit évêque et lui conta la réponse de ce Bénédict qui se nommoit pape. Quand le dit maréchal de France entendit ces paroles et connut que ce pape ne voudroit point obéir à l’ordonnance du roi de France son seigneur, si dit à l’évêque : « Sire, vous retournerez en France. Vous n’avez ci que faire, et je exploiterai sur ce que je suis chargé du roi et de messeigneurs ses oncles et du conseil. » L’évêque répondit : « Dieu y ait part ! » Si fut tout ce jour au dit bourg, et le lendemain il s’en partit et prit le chemin d’Albenas et du Pin ; et le maréchal de France mit clercs, varlets et sergens en œuvre pour mander chevaliers et écuyers et gens d’armes sur tout le pays de Velay, de Viviers et d’Auvergne jusques à Montpellier ; car commission et puissance avoit de ce faire de par le roi de France. Et manda au sénéchal de Beaucaire qu’il cloist tous les passages, tant par la rivière du Rosne que par terre, afin que rien ne pût entrer ni venir en Avignon, et il même s’en vint au pont Saint-Esprit et fit clorre la rivière du Rosne, parquoi rien n’allât aval, c’est à entendre pourvéances, en la cité d’Avignon. Et fit le dit maréchal son mandement et amas de gens d’armes ; et toutes gens le vinrent servir, les aucuns par obéissance et les autres pour piller et rober sur ceux d’Avignon. Et vinrent devers le maréchal de France, messire Raimond de Touraine, à grand’joie, qui étoit tout prêt de chevaucher, le sire de la Volte, le sire de Tournon, le sire de Monclau, le vicomte d’Uzès, et furent tantôt grands gens d’armes. Et envoya le dit maréchal de France défier par un héraut, et dedans son palais, ce Bénédict et tous les cardinaux et tous ceux d’Avignon.

Ces nouvelles furent moult dures aux cardinaux et aussi à ceux de la cité d’Avignon, car ils connurent bien qu’ils ne pouvoient longuement soutenir celle guerre à l’encontre du roi de France, car sa puissance étoit trop grande. Et eurent conseil entre eux les cardinaux et les hommes d’Avignon d’aller parler à Bénédict, ainsi qu’ils firent ; et lui remontrèrent moult sagement que nullement ils ne pouvoient ni vouloient soutenir la guerre contre le roi de France, car il les convenoit vivre et avoir leur marchandise, tant par terre que par la rivière. Ce Bénédict leur répondit fellement et dit : « Votre cité est forte et bien pourvue. Je manderai des gens d’armes en la rivière de Jennes et ailleurs ; et à mon fils le roi d’Arragon, gonfannonier de l’église, qu’il me vienne servir ; et il le fera, car il y est tenu par deux cas ; je suis de son lignage, et aussi il doit toute obéissance au pape. Vous vous ébahissez de trop petit. Partez vous d’ici et gardez votre ville, et je garderai mon palais. » Autre réponse ne purent avoir les cardinaux et les hommes d’Avignon ; et retournèrent chacun en son hostel.

Ce pape que je nomme, avoit dès long-temps fait pourvoir son palais de vins, de grains, de lards, d’huile et de toutes choses qui à pourvéances de forteresse appartenoient ; et cil, de sa personne, étoit assez haut et crueux ; et ne se ébahissoit point pour petit de chose.

Le maréchal de France se départit du pont Saint-Esprit et passa, et toutes gens d’armes, parmi la cité d’Orange, par le consentement du prince d’Orange, et entrèrent en la comté de Venèce[4], qui est terre de l’église. Si fut tantôt toute courue ; et passèrent les gens d’armes au pont de Sorgues[5] ; et furent maîtres et seigneurs de toute la rivière. Et laissa dedans la ville de Sorgues le dit maréchal grands gens d’armes pour garder la ville et le passage, et aussi pour la garnison de Noves qui se tenoit pour le pape ; et s’en vint le dit maréchal loger à Saint-Verain près d’Avignon ; et ses gens tous là environ. Et toujours venoient gens d’armes de tous lez ; et fut la dite cité d’Avignon si enclose devant et derrière par terre et par la rivière que rien n’en issoit ni entroit fors que par congé ; car à Villeneuve, qui est hors Avignon et sur le royaume de France, se tenoit le sénéchal de Beaucaire à bien cinq cens combattans, et gardoient là l’entrée d’Avignon. Le maréchal de France, qui se tenoit bien à deux mille combattans d’autre part outre Avignon, manda aux hommes d’Avignon que si ils n’ouvroient leur ville et venoient à obéissance, il leur feroit ardoir tous leurs vignobles et leurs manoirs que ils avoient au plat pays, au dehors d’Avignon, jusques à la rivière de la Durance. Ces paroles et menaces ébahirent grandement hommes et femmes d’Avignon, qui leurs héritages avoient au desclos ; et se mirent ensemble en conseil sans point aller devers le pape. En leurs consaulx ils appelèrent aucuns cardinaux, tels que, le cardinal d’Amiens, le cardinal de Poitiers, le cardinal de Neuf-Chastel, le cardinal de Viviers et plusieurs autres, pour être mieux conseillés. Là proposèrent les hommes d’Avignon qui le plus y avoient à perdre, comment le maréchal de France les menaçoit à faire ardoir leurs vignes et leurs manoirs ; et tout ce faisoit faire le roi de France contre lequel ils ne pouvoient obvier ni résister, car il leur étoit trop grand et trop prochain ; et que, tout considéré, mieux leur valoit obéir au roi et aux François que à tenir une opinion périlleuse ; car de ce Bénédict ils ne pouvoient nullement être aidés ni confortés. Et demandèrent aux cardinaux si ils se vouloient joindre avecques eux. Les cardinaux répondirent : « Oil ; » car vivres leur commençoient à défaillir ; et vivre les convenoit. Si avoient leurs mansions dedans Avignon, et leurs bénéfices, rentes et revenues au royaume de France ; si ne les vouloient pas perdre. Ainsi furent d’accord les cardinaux et les hommes d’Avignon ; et entendirent aux traités du maréchal, lesquels se portèrent ainsi : que cil et les siens entreroient dedans Avignon et assiégeroient le palais, mais violence nulle ni dommage ils ne porteroient ni feroient aux cardinaux ni à leurs familiers, ni au corps de la ville ; et tout ce jurèrent le maréchal de France à tenir bien et loyaument, et tous les seigneurs et capitaines de gens d’armes. Les convenances prises, tous entrèrent en Avignon, et se logèrent par ordonnance, et tout au large, car bien y a ville pour ce faire : et ouvrirent les pas, les entrées et les issues sur la terre et sur la rivière de Rosne pour avoir vivres.

Quand cil qui se nommoit pape Bénédict, et qui se tenoit en son palais enclos, vit que, sans parler à lui, les cardinaux et hommes d’Avignon avoient par traité fait accord au maréchal de France et aux François, si en eut grande mérencolie ; et nonobstant tout ce, il dit que jà ne se soumettroit, pour mourir et demourer en la peine. Et se tint et encloy dedans le palais, qui est la plus belle et forte maison du monde, et plus aisée à tenir, mais que ceux qui dedans seroient enclos eussent à vivre. Ce pape Bénédict envoya ses lettres et messages ; et avoit jà fait partir d’Avignon, avant que le maréchal de France y entrât, devers le roi d’Arragon ; et lui prioit par ses lettres moult humblement que il le voulsist à ce grand besoin secourir, conforter et envoyer gens d’armes, par quoi il fût si fort qu’il pût résister à l’encontre du maréchal de France. Et disoit ainsi ce Bénédict par ses lettres, que si on le pouvoit ou vouloit ôter de là et mettre en Arragon, il tiendroit à Perpignan ou à Barcelonne son siége. Le roi d’Arragon vit bien les lettres de ce Bénédict, et les lisit tout au long. Mais il n’en fit compte, et en répondit à ceux qui de-lez lui étoient : « Et cuide ce prêtre que pour ses argus aider à soutenir je doive emprendre la guerre contre le roi de France ! On me tiendroit bien à mal conseillé. » Répondirent ses chevaliers : « Sire, vous dites vérité. De tel cas vous n’avez que faire d’entremettre. Et devez connoître et savoir que le roi de France a de si bon conseil de-lez lui, que tout ce il fait à juste cause. Laissez le clergé convenir ; car si ils veulent vivre, il faut que ils obéissent aux seigneurs dessous lesquels ils ont leurs rentes et revenues. Ils les ont trop longuement tenus en paix. Il faut que ils sentent et connoissent dont le bien leur vient[6]. Et jà vous a le roi de France escript et prié que vous vous déterminiez avecques lui à être neutre. Si le faites, car madame la roine votre femme, qui est sa cousine germaine, s’y accorde, et aussi fait la greigneur partie de ce royaume et du clergé, et par espécial Castellongne, et aussi Espaigne. Et nous tenons que ce soit la meilleure opinion, car autrement si tous les seigneurs chrétiens le font, l’Église, tant que à ces papes, ne peut venir à union. »

Ainsi se devisoient les hommes du roi d’Arragon à lui et lui à eux. Et ce Bénédict se tenoit enclos en son palais qui bien cuidât être aidé du roi d’Arragon, mais point ne le fut ; et demeura en son palais ; et le maréchal de France en Avignon ; et étoit le palais gardé de si près que nul n’y entroit ni yssoit, et vivoient là dedans de ce qu’ils avoient. Des vivres avoient-ils assez par raison pour eux tenir deux ou trois ans. Mais la bûche à faire le feu leur défaillit ; et ne savoient de quoi faire le feu ni cuire leurs viandes ; et se commencèrent à ébahir. Et toutes les semaines oyoit le maréchal nouvelles du roi de France, et le roi pareillement de lui et de l’état de ce Bénédict. Et bien lui mandoit le roi que point ne se partit de là sans achever son fait ; et tout achevé, aussi jamais il ne laissât ce pape Bénédict issir du palais, mais mît bonnes gardes sur lui, réservé que manger et boire bien et largement lui fût administré.

La conclusion de ce pape Bénédict fut telle que, quand il vit qu’il étoit si astreint que bûche leur étoit faillie, et leurs pourvéances amoindrissoient tous les jours, et secours ni confort de nul côté ne leur venoit, il vint à merci, parmi ce que aucuns cardinaux en prièrent. Et se porta le traité par l’ordonnance dessus dite ; que jamais du palais d’Avignon ne partiroit jusques à tant que union seroit en l’Église. Et furent mis sur lui espéciaux gardes ; et les cardinaux et riches hommes d’Avignon s’obligèrent à ce qu’ils le garderoient de si près qu’ils en rendroient bon compte, mort ou vif, autrement ne s’en vouldrent-ils charger. Et il suffit assez au dit maréchal de France. Et les cardinaux qui tenoient leurs bénéfices en France de quoi ils vivoient, rendirent grand’peine à ce traité et composition ; et dirent tous d’un accord que ils vouloient demeurer avecques le roi de France.

Ainsi se portèrent ces besognes et se départirent les gens d’armes d’Avignon et de là environ ; et retourna chacun en son lieu, et le dit maréchal Boucicaut à Paris ; et tantôt après ce, il s’ordonna pour aller en Honguerie ; car il avoit écrit devers le roi et ses oncles et les chevaliers de France que l’Amorath-Baquin assembloit sa puissance de gens d’armes de Turcs, d’Arabes, de Persans, de Tartres, de Surs[7] et de tous ceux dé sa secte[8]. Si vouloit être le dit roi de Honguerie aussi au devant de lui et combattre par meilleure ordonnance qu’il ne fit autrefois. Le comte Derby, qui se tenoit à Paris à l’hôtel de Clisson, moult près du Temple, y fût volontiers allé pour moins coûter au roi de France ; car toutes les semaines il avoit, en deniers appareillés, pour payer ses menus frais, cinq cents couronnes d’or ; et les recevoient ses gens au nom de lui. Et à celle délivrance n’avoit point de faute. Si se sentoit moult grandement tenu le comte Derby au roi de France pour celle grâce que on lui faisoit. Et le reconnoissoit grandement bien. Et quand les nouvelles vinrent du roi de Honguerie en France, il y entendit moult volontiers ; et lui fut avis que c’étoit un voyage honorable pour lui, pour passer la saison légèrement et oublier le temps. Et en parla aux plus espéciaux de son conseil. Bien lui conseillèrent ses gens d’aller au dit voyage, mais qu’il vînt à plaisance au duc de Lancastre son père. Et envoya en instance de ce le comte Derby en Angleterre le plus prochain de ses chevaliers, à savoir qu’il en diroit et conseilleroit. Quand le chevalier, qui se nommoit Dymoch, fut venu en Angleterre, il trouva le duc de Lancastre en un chastel à vingt milles de Londres, lequel chastel on appeloit Harfort. Si lui recorda de l’état de son fils. Quand le duc de Lancastre entendit parler le chevalier de créance de l’état de son fils et de la bonne volonté qu’il avoit d’aller en Honguerie, pour employer sa saison et passer les termes et le temps qu’il avoit de non retourner en Angleterre, si fut moult content de toutes ces choses, et dit au chevalier : « Vous soyez le bien-venu ; et vos paroles et les lettres de mon fils requièrent bien avoir conseil. Vous reposerez ici de-lez nous, et entre-tant nous nous aviserons ; et aussi vous êtes venu pour entendre à nos fils et filles les enfans de notre fils, car de tout ce vous faut-il rapporter nouvelles par delà. » — « Monseigneur, répondit le chevalier, vous dites vérité. » Ainsi demeura messire Dymoch en Angleterre par l’ordonnance du dit duc de Lancastre.

Or eut le roi de France titre et cause d’escripre au roi d’Allemagne et à son conseil comment il tenoit Bénédict, qui s’étoit nommé un temps pape, à sa volonté, et tous ses cardinaux aussi, ainsi qu’il fit ; et y envoya ses espéciaux messages, à savoir le patriarche de Jérusalem, messire Charles de Hangiers et encore de ses chevaliers. Et trouvèrent le roi d’Allemagne à Strasbourg ; et firent leur message bien et à point, tant que il et ses consaux s’en contentèrent ; et dirent que sur ce ils exploiteroient, mais ils verroient volontiers que le roi d’Angleterre se voulsist déterminer, et il s’en étoit fait fort qu’il lui feroit faire. Ce légat et commis de par le roi de France sur celle réponse retourna en France devers le roi, et l’informa, lui et son conseil, de tout ce que vous avez ouï. Le roi de France, pour abréger et amoyenner les besognes, et pour mettre en l’état qu’il désiroit à voir, envoya de rechef en Angleterre grands messages devers le roi Richard son fils, lesquels remontrèrent bien au roi ce pourquoi ils furent là envoyés ; c’est à savoir les ordonnances et affaires dessus dites. Le roi d’Angleterre y entendit volontiers, mais il n’avoit pas les prélats d’Angleterre et le clergé et les hommes si bien à point à sa volonté pour eux faire déterminer comme le roi de France avoit. Et tout ce sçut-il bien dire et remontrer en confidence aux légaux et commissaires que le roi de France avoit là envoyés. Mais bien leur eut en convenant qu’il en feroit son devoir, ainsi qu’il fit.

Les commissaires, prélats et chevaliers envoyés en Angleterre de par le roi de France retournèrent arrière en France, et le roi Richard exploita sur les requêtes et ordonnances que son seigneur de père lui avoit féablement escript et signifié ; et fit un jour venir à Westmoustier en son palais dehors Londres tous les prélats et clergé d’Angleterre. Eux venus en sa présence, il leur fit remontrer moult ordonnément l’état et différend de l’Église, et comment le roi de France, par délibération de grand avis et conseil, lequel il avoit tout pourvu de l’université de Paris, et par autres clercs qui tous s’étoient adjoints à son opinion, s’étoit déterminé à être neutre. Et aussi étoient les rois d’Escosse, d’Espaigne, d’Arragon et de Navarre ; et aussi à celle détermination se devoit ordonner toute Allemagne, Bohême et Italie. Si prioit le dit roi d’Angleterre que son pays aussi se voulsist ordonner à ce.

Quand les prélats et le clergé qui rien ne savoient pourquoi ils étoient mandés, entendirent ce, si furent tous émerveillés et ébahis ; et se tinrent les plusieurs tous cois, et les autres commencèrent à murmurer et dire : « Ce roi est tout françois. Il ne vise fors à nous déshonorer et détruire. Il ne l’aura pas ainsi. Nous veut-il mettre hors de notre créance ? Il pourra bien tant faire que mal lui en prendra. Or n’en ferons-nous rien, puisque le roi de France le propose. Ainsi tienne la neutralité en sa puissance, et nous tiendrons fermement notre créance en Angleterre ; et ne verrons jà homme qui nous en ôte, si ne nous est apparent par plus grand conseil que cil sur lequel il est fondé. »

Quand le roi d’Angleterre vit ainsi murmurer et différer son clergé, il leur fit demander par l’évêque de Londres, qui les paroles avoit remontré et proposé, quelle chose en étoit bonne à faire. Ils répondirent tous d’une suite, que la matière étoit si grande qu’elle demandoit bien à avoir conseil. » Sur cel état défina ce parlement ; et se départirent tous ceux du clergé là assemblés, et retournèrent en leurs hôtels en la cité de Londres. Et quand les Londriens sçurent la vérité pourquoi ils étoient là venus et la requête que le roi avoit faite, si furent moult émus et troublés sur le roi d’Angleterre, car ils étoient en Angleterre généralement si fort boutés en la crédence du pape de Rome que point ne s’en vouloient partir, et dirent : « Ce Richard de Bordeaux honnira tout, qui le laissera convenir. Il est de cœur si François qu’il ne le peut celer ; il accroît, mais il sera un de ces jours payé si étrangement qu’il ne pourra venir à temps à repentir ; et aussi ne feront ceux qui le conseillent. » Et demeurèrent les choses en cel état. Ni de toutes ces prédications pour tourner Angleterre à être neutre on ne fit compte ; et ne se contentoit pas le roi de France de son fils le roi d’Angleterre, pour tant que tantôt et de fait il ne faisoit déterminer son royaume à être neutre. Mais à vérité dire, le roi d’Angleterre n’y pouvoit pourvoir ; et aussi aucuns accidens lui vinrent sus soudainement sus son col, si grands et si horribles que des pareils ils n’en sont point ouïs les semblables en toute celle histoire, ni de nul roi chrétien, tant que l’histoire dure, excepté le noble roi Pierre de Luzignan, roi de Cypre et de Jérusalem, que son frère et les Cypriens meurtrirent[9].

  1. Fondi.
  2. Coblentz.
  3. Le moine de Saint-Denis raconte avec beaucoup de détails toutes ces transactions ecclésiastiques.
  4. Comté Venaissin.
  5. La Sorgue sort de la fontaine de Vaucluse.
  6. On voit que les principes de la réforme de Wickliffe commençaient à s’étendre au dehors.
  7. Syriens.
  8. Après la victoire de Nicopolis, Bajazet tourna toutes ses forces contre la Thrace, ferma aux Européens toute communication avec l’Asie, et força Manuel Paléologue à lui payer un tribut et à laisser élever une mosquée dans l’intérieur de Constantinople. Manuel Paléologue, dans sa détresse, avait en vain offert à Tamerlan de se rendre son vassal et de tenir son empire de lui.
  9. Pierre, fils de ce même Hugues de Luzignan, sous lequel arriva le combat du Dragon et de Gozon.