Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 340-342).

CHAPITRE LXXI.

Comment l’archevêque de Cantorbie fut envoyé devers le comte Derby de par les Londriens et aucuns grands consaux d’Angleterre pour faire revenir le dit comte.


Ainsi et en plusieurs manières parloient et devisoient les Londriens l’un à l’autre, et non pas tant seulement en la cité de Londres, mais en plusieurs lieux du royaume d’Angleterre ; mais vous devez croire et savoir que pour retourner en Angleterre ce dessous dessus, quelles devises, paroles ni murmurations que les hommes eussent les uns aux autres, ils n’eussent jamais osé emprendre ce qui empris fut contre le roi, si les Londriens n’eussent commencé. Les citoyens de Londres, comme chefs du royaume d’Angleterre et puissans qu’ils sont, pour obvier et pourvoir aux grands meschefs lesquels étoient apparens en Angleterre, eurent secrets consaux ensemble, et avecques eux aucuns prélats et chevaliers d’Angleterre. Ès quels consaux il fut dit et arrêté : que on envoiroit quérir le comte Derby qui se tenoit à Paris ou là près, et le feroit-on retourner en Angleterre ; et lui revenu, on lui montreroit le mauvais gouvernement de ce roi Richard ; et lui mettroit-on avant qu’il voulsist emprendre le gouvernement de l’héritage et couronne d’Angleterre ; et on le feroit roi, lui et son hoir, à demeurer perpétuellement ; et qu’il voulsist tenir le dit royaume en tous bons usages. Or fut avisé et regardé que, pour faire ce message, il convenoit envoyer devers le comte Derby homme prudent et de créance, car c’étoit grand’chose à élever le comte Derby hors du royaume de France là où le roi de France, ses oncles et les seigneurs lui avoient fait et faisoient encore tous les jours amour et courtoisie, et que jamais, sur les simples paroles d’un messager ni par lettres envoyées, il ne ajouteroit foi ; mais pourroit penser et supposer tout le contraire. Si fut prié l’archevêque de Cantorbie[1], homme d’honneur, d’excellence et de prudence de faire ce message ; lequel, pour le profit commun du royaume d’Angleterre, s’accorda légèrement de le faire à la prière et requête des Londriens. Et ordonna ses besognes si sagement et si pourvuement que nul ne sçut son département, fors ceux qui le devoient savoir. Et entra en une nef, lui septième tant seulement, au quai à Londres sur la rivière de la Tamise ; et passa outre sans péril ni empêchement ; et vint à l’Escluse en Flandre et delà à Ardenbourg, et puis à Gand, et puis à Audenarde, et à Ath en Brabant, et puis à Condé sur l’Escault, et delà à Valenciennes et descendit à l’hôtel au Cigne sur le marché. Là s’arrêta et y fut trois jours, et s’y rafreschit. Et ne chevauchoit pas comme archevêque de Cantorbie, mais comme un moine pèlerin, et ne découvroit à nul du monde son état ni ce qu’il avoit empensé à faire. Et se départit de Valenciennes au quatrième jour ; et prit convoi d’un homme qui savoit bien le chemin pour le mener à Paris ; et donnoit à entendre qu’il alloit en pélerinage à Saint-Maur des Fossés. Et tant fit par ses journées qu’il vint là où le comte Derby se tenoit ; et crois que ce fut à l’hôtel que on dit de Wincestre[2] séant dehors Paris et plus près de Saint-Denis en France[3].

Quand le comte Derby vit l’archevêque de Cantorbie venir devers lui, tout le cœur lui éleva ; et se réjouirent ses esprits ; et aussi firent-ils à tous ceux qui de-lez lui étoient, et supposèrent tantôt que aucunes nouvelles il apportoit d’Angleterre. L’archevêque ne dit pas présentement ce qu’il avoit en propos de dire et de faire, mais dissimula par sens, afin que on ne sçût rien de ses secrets ; et dit, oyans tous, pour couvrir ses besognes, qu’il étoit venu en pèlerinage à Saint-Maur des Fossés ; et tous ceux de l’hôtel au comte Derby le cuidèrent et s’apaisèrent sur ce. Quand l’archevêque de Cantorbie vit qu’il fut heure de parler de la matière et besogne pourquoi espécialement il étoit venu, il trait à part le comte Derby, et lui tant seulement ; et s’enfermèrent en une chambre. Et là lui remontra et recorda le dit archevêque la débilité du royaume d’Angleterre et les violences et désolations qui en plusieurs lieux et contrées y étoient ; et comment justice n’y avoit règne, siége ni lieu, et par défaute du roi ; et comment les Londriens, avecques aucuns vaillans hommes, prélats et autres, y vouloient pourvoir ; et avoient avisé généralement, et pour ce étoit-il là envoyé, qu’il voulsist retourner en Angleterre, car il perdoit son temps en France ; et on le feroit roi, car Richard de Bordeaux avoit fait et consenti à faire tant de faits infâmes que tout le peuple s’en doulousoit amèrement et se vouloit élever contre lui : « Et ores ou jamais, dit l’archevêque, sire, il est heure que vous entendiez à votre délivrance et profit, et aussi de vos enfans ; car si vous n’y entendez, nul n’y attendra pour eux. Et ce Richard de Bordeaux donne et départ à ses varlets et à ceux qui lui demandent votre héritage et l’héritage de vos enfans ; desquelles choses les Londriens et moult de vaillans hommes en Angleterre sont amèrement courroucés si amender le pouvoient : et n’en ont osé parler jusques à ores ; mais, pour ce qu’ils voient que Richard de Bordeaux se mésuse et s’est forfait envers vous et votre oncle le duc de Glocestre, que traîtreusement il fit prendre de nuit, et envoyer à Calais, et là meurtrir, et le comte d’Arondel décoller sans nul titre de raison, et le comte de Warvich envoyer en exil et vous a mis hors d’Angleterre, et veut estorber le royaume d’Angleterre des nobles et des vaillans hommes qui bien y affièrent et par lesquels il peut et doit être soutenu et gardé ; car encore a-t-il enchâssé et banni hors d’Angleterre le comte de Northonbrelande et messire Henry de Percy son fils, pour tant qu’ils ont parlé trop largement sur Richard de Bordeaux et sur son conseil ; et s’efforce tous les jours de mal faire, et fera qui n’ira au-devant : pour ce les Londriens et la partie d’Angleterre en ont pitié, et vous prient et mandent que vous ne vous endormiez pas en vuiseuses, mais preniez congé du roi de France et des François, et retourniez en Angleterre, car vous y serez recueilli à joie ; et vous tiendra-t-on toutes les convenances que je vous devise. Car on ne désire à avoir autrui que vous, tant y êtes aimé et désiré. »

Quand le comte Derby eut ouï tout au long l’archevêque de Cantorbie, si ne répondit pas sitôt, mais s’appuya sur une fenêtre qui regardoit dedans les jardins, et pensa là une espace ; et eut mainte imagination ; et quand il se retourna devers l’archevêque il dit : « Sire, vos paroles me donnent moult à penser. Envis emprends celle chose, et envis le laisse aller, car bien sais que bonnement en trop long-temps je ne puis retourner en Angleterre, fors que par le moyen que vous me dites ; envis m’y incline, car le roi de France et les François me font, ont fait et feront, ce disent, tant que je voudrai ci demeurer, à mon honneur, compagnie et courtoisie ; et si de fait, sur les paroles et promesses que vous et les Londriens mes bons amis me dites et promettez, il faudra que je me allie et convenance du tout à leur volonté, et que le roi Richard soit pris et détruit, de ce je serai encoulpé ; laquelle chose je ne ferois pas volontiers, si par autre voie et forme il se pouvoit faire. » — « Sire, répondit l’archevêque, je suis ci envoyé devers vous en espèce de bien ; appelez votre conseil et leur remontrez les paroles que je vous ai dites, et je leur remontrerai aussi ; je crois qu’ils ne vous conseilleront point du contraire. » — « Je le veuil, répondit le comte Derby, car telles choses demandent bien à avoir conseil. »

Adonc fit le comte Derby assembler son conseil, chevaliers et escuyers qui là étoient, èsquels il se confioit le plus. Quand ils furent venus et entrés en la chambre, le comte Derby fit au dit archevêque de Cantorbie recorder les paroles qui ci-dessus sont dites, lequel bien et à droit les forma moult sagement. Après, le dit comte en demanda conseil à ses hommes, à savoir quelle chose en étoit bonne à faire. Tous répondirent d’une suite et dirent : « Monseigneur, Dieu vous a regardé en pitié ; gardez-vous bien que jamais vous ne refusiez ce marché, car jamais vous ne l’aurez meilleur ni plus bel. Et qui veut bien escrutiner votre lignage, et dont vous venez et descendez, vous êtes du droit estoc en génération de saint Édouard, qui fut roi d’Angleterre. Remerciez vos bons amis les Londriens de ce qu’ils vous veulent ôter et délivrer de danger, et ont pitié de vos enfans et du royaume d’Angleterre qui gît en grand’désolation et a été un long temps ; et vous souvienne des torts et injures que ce Richard de Bordeaux vous a faits et ne se feint pas encore tous les jours de faire ; car quand le mariage de vous et de la comtesse d’Eu, madame Marie de Berry, fut sur le point d’être fait, Richard de Bordeaux envoya en France le comte de Salsebéry pour tout briser ; et fûtes nommé, en la présence du roi et des seigneurs, faux, mauvais et traître, lesquelles choses et paroles ne sont pas à pardonner, mais devez désirer comment vous en pourrez avoir vengeance. Si vous ne vous voulez aider, nul ne vous peut aider. Si ayez avis sur ce. »

  1. Thomas Filz-Alan, fils du comte d’Arundel.
  2. Ainsi appelé parce qu’il avait été bâti par un évêque de Winchester. Ce nom est devenu aujourd’hui celui de Bicêtre.
  3. Bicêtre est au contraire sur la route opposée à celle de Saint-Denis.