Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 344-346).

CHAPITRE LXXIII.

Comment le comte Derby arriva de Bretagne en Angleterre et comment il fut reçu des citoyens de Londres


Ainsi se portèrent ces ordonnances et convenances, féablement et amoureusement faites du duc de Bretagne au comte Derby ; et s’ébattit le dit comte en Bretagne avec le duc une espace de temps ; et montroit qu’il vouloit là demeurer. Ce terme pendant, on fit toutes ses pourvéances sur un hâvre de mer ; et m’est avis que ce fut à Vannes ; et là vinrent le duc et le comte. Et quand il fut heure, et que vent étoit bon pour aller en Angleterre, le comte Derby et toute sa route montèrent en mer et entrèrent ès vaisseaux ; et là avoit en la compagnie trois vaisseaux armés de gens d’armes et d’arbalêtriers pour conduire le dit comte jusques en Angleterre.

La navie désancra du hâvre et entra en la mer. Et plus cheminoient avant vers Angleterre, et plus avoient bon vent. Et tant singlèrent que sur deux jours et deux nuits ils vinrent prendre terre à Pleumoude[1], et issirent des vaisseaux, et entrèrent en la ville petit à petit. Le bailly de Pleumoude, qui la ville avoit à garder et le port de par le roi d’Angleterre, fut tout émerveillé quand il vit tant de gens d’armes et d’arbalêtriers ; mais l’archevêque de Cantorbie l’apaisa, et lui dit que c’étoient gens d’armes qui ne vouloient que tout bien en Angleterre, et que le duc de Bretagne envoyoit là pour servir le roi et le pays ; et sur ces paroles le bailly et gardien du port et de la ville s’apaisa, et le comte Derby se couvrit et cela, ni oncques homme de la ville ne le vit qui le pût connoître ; et se tint tout coi en une chambre. Si très tôt qu’ils furent traits à l’hôtel, l’archevêque de Cantorbie escripsit unes lettres de sa main et scella, et prit un de ses hommes et le fit tantôt partir et chevaucher vers Londres pour porter ces nouvelles du comte Derby. L’homme chevaucha et exploita si bien, et tant prit de ville en ville de nouveaux chevaux, que, sur le point du jour dont ils étoient arrivés la nuit, il vint à Londres et entra dedans ; et passa la porte du pont de la Tamise, car point n’étoit fermée, et vint à l’hôtel du mayeur de Londres, et le trouva encore en son lit. Sitôt que le mayeur sçut qu’il étoit là venu de par l’archevêque de Cantorbie, si saillit sus et fit l’homme entrer en sa chambre, et cil lui bailla les lettres de par l’archevêque. Le mayeur les ouvrit et legit, et se réjouit grandement de ces nouvelles ; et s’ordonna à lever tantôt ; et prit ses varlets, et les envoya d’hôtel en hôtel, chez ceux par lesquels principalement le comte Derby étoit mandé, quoique toutes gens, à Londres et ailleurs, furent moult réjouis de ces nouvelles. Et se trouvèrent tantôt des plus notables hommes de Londres plus de deux cents. Et parlèrent ensemble, et ne tinrent pas long conseil, car le cas ne le requéroit pas, mais dirent : « Or tôt, appareillons-nous et allons querre monseigneur de Lancastre, puisque nous l’avons mandé. L’archevêque de Cantorbie a bien exploité quand il l’a amené par deçà. Et soit signifiée la venue du gentil comte et duc sur le pays à tous chevaliers et escuyers qui le désirent voir et avoir à seigneur. » Adonc furent élus grand’foison d’hommes Londriens à prononcer ces nouvelles et faire ces messages sur le pays aux barons, chevaliers et escuyers qui de leur parti étoient ; et plus de cinq cents Londriens montèrent à cheval ; et à peine attendoient l’un l’autre, de grand’volonté qu’ils avoient de venir vers le comte Derby, lequel Derby et sa route ne s’arrêtèrent pas à Pleumoude[2] longuement. Mais au matin, sitôt que leurs chevaux furent traits hors des vaisseaux, ils montèrent sus et prirent le chemin de Londres ; et toujours messire Pierre de Craon et les Bretons en la compagnie du comte Derby.

Le maire de Londres et cils qui la cité avoient à gouverner furent tous les premiers qui encontrèrent le dit comte Derby sur les champs, et l’archevêque de Cantorbie[3] et leurs routes ; si se conjouirent liement et grandement de fait, de paroles et de contenances ; et se recueillirent tant qu’ils se virent et encontrèrent ; et comme plus chevauchoient, plus encontroient gens et Londriens ; et vinrent ce premier jour gésir à Gilleforde[4], à vingt-cinq milles de Londres.

Quand vint le lendemain, tous les citoyens et citoyennes de Londres savoient jà que le comte Derby, nommé duc de Lancastre, venoit à Londres. Donc issirent toutes gens, hommes, femmes, enfans et clergé, chacun qui mieux mieux, à l’encontre de lui, tant avoient grand désir de le voir. Et cheminoient à cheval et à pied toutes gens, et si avant qu’ils en avoient la vue. Et quand ils le virent, ils crièrent à haute voix : « À joie, à bien et à prospérité nous vienne le désiré, monseigneur Derby et de Lancastre ! Oncques depuis qu’il issit d’Angleterre bien n’avint au pays. Par lui serons-nous recouvrés et mis en état dû et raisonnable. Nous avons vécu et été en déplaisance et en ruine par le povre conseil que Richard de Bordeaux a eu ; et de soi-même il en est moult coupable, car un roi qui doit gouverner un peuple et un royaume doit avoir tant de sens et de discrétion pour savoir connoître le bien et le mal ; autrement il n’est pas digne de tenir et gouverner royaume ; et il a fait en tous cas le contraire, ainsi que bien sera sçu et prouvé sur lui. » De telles voix et paroles étoit recueilli et aconvoyé le comte Derby en venant à Londres. Le maire de Londres chevaucha côte à côte de lui, qui grand’plaisance prenoit au peuple qui ainsi humblement et doucement le recueilloient ; et disoit à la fois au comte : « Monseigneur, regardez et considérez ce peuple, comment il se réjouit de votre venue. » — « C’est vérité », répondoit le comte. Et chevauchoit en pur le chef, et les inclinoit à dextre et à senestre, ainsi qu’ils venoient et le recueilloient.

En cel état vinrent-ils à Londres, et menèrent le comte Derby à son hôtel, et puis se retrairent chacun au sien tant que ils eurent dîné, que le maire, les notables hommes et le conseil de Londres, et moult de barons, chevaliers, évêques et abbés qui en Londres étoient, le vinrent voir et conjouir, et la duchesse de Glocestre et ses deux filles qui en Londres se tenoient, qui ses cousines germaines étoient. Offrem, leur frère, étoit en la chambre du roi plus par contrainte que par amour.

Avecques ces dames vint la comtesse d’Arondel et aucuns de ses enfans, et aussi la comtesse de Warvich et plusieurs autres dames qui se tenoient en Londres. Et devez savoir que toutes gens étoient si réjouis en Londres, que nuls hommes de leur métier ne faisoient œuvre ni service non plus que le jour de Pâques.

Pour venir à la conclusion de la besogne dont je démène le traité, conseillé fut et avisé que on se délivreroit de chevaucher et aller devers le roi, lequel ils nommoient en Londres et ailleurs, sans nul titre d’honneur, Richard de Bordeaux ; et l’avoient les vilains Londriens godaillers[5] accueilli en si grand’haine, que à peine pouvoient ou vouloient parler de lui, fors à sa condamnation et destruction. Et jà avoient les Londriens traité devers le comte Derby qu’il seroit leur seigneur et roi et s’ordonneroit de tous points par leur conseil. Et à celle alliance et ordonnance faire, le comte Derby mit en terme qu’il emprendroit le faix et gouvernement du royaume à demourer perpétuellement et à toujours, lui et son hoir. Et ainsi les Londriens lui jurèrent, escripvirent et scellèrent ; et lui promirent faire jurer et sceller tout le demeurant du royaume d’Angleterre si solennellement et acertes que jamais n’en seroit question ; et demeureroient toujours de-lez lui ; et lui aideroient à mettre tous ses faits sus.

Les convenances et obligations prises, tant de l’une partie que de l’autre, et bien briévement, car on se vouloit délivrer, il fut ordonné que douze cents hommes de Londres, tous armés et montés à cheval, se départiroient avecques le comte Derby, et chevaucheroient vers Bristol avecques lui, et feroient tant que Richard de Bordeaux ils prendroient et amèneroient à Londres ; et là amené, on auroit avis quelle chose on feroit de lui ; car il seroit déduit et mené par loi et jugement des nobles, prélats et communautés d’Angleterre, et jugé selon ses articles. Encore fut dit et ordonné, pour faire moins d’esclandre, que les hommes d’armes et arbalêtriers que le duc de Bretagne avoit prêtés au comte Derby pour son convoi, que ils fussent renvoyés, car ils auroient gens assez sans eux pour leur fait. Sur cel état et ce jour même, à l’ordonnance des Londriens, le comte Derby fit appeler les chevaliers de Bretagne et les plus grands qui là étoient, et les remercia du service que fait lui avoient, et leur fit donner et départir moult de florins, tant que tous se contentèrent et retournèrent à leur navire à Pleumoude, et entrèrent dedans, et arrivèrent en Bretagne. Or parlons du comte Derby qui s’ordonna pour chevaucher vers Bristol.

Le comte Derby se fit chef de celle chevauchée ; c’étoit raison, car elle lui touchoit plus que à nul homme ; et se départit de Londres en grand arroy, et hâta grandement son voyage. Ainsi que il et les Londriens cheminoient tout le pays s’émouvoit et venoit devers eux.

Nouvelles vinrent en l’ost du roi Richard[6] de la venue du comte Derby et des Londriens. Et ce fut sçu de moult de gens chevaliers, et escuyers et archers, avant que le roi le sçût ; et le sçurent tels qui ne lui eussent osé dire. Quand ces nouvelles furent éparties par murmuration entre eux, si entrèrent les plusieurs, et ceux qui étoient les plus prochains du roi, en grand’frayeur et crémeur ; et connurent tantôt que les besognes s’ordonnoient à gésir en péril pour eux et pour le roi, car trop avoient d’ennemis en Angleterre ; et tel leur seroit, puisque le comte Derby étoit deçà la mer qui beau semblant leur avoit montré, ainsi qu’il fut vu et sçu ; car moult de chevaliers et escuyers et archers, qui avoient servi le roi la saison, se dissimulèrent et se partirent de la route du roi sans prendre congé ni dire : « Je men vois. » Et s’en alloient les aucuns vers leurs hôtels. Et les autres, au plus droit qu’ils pouvoient, venoient devers le comte Derby et se mettoient en sa compagnie.

Si très tôt que Offrem de Gïocestre et Richard d’Arondel, fils au comte d’Arondel, purent savoir que le comte Derby, leur cousin, et les Londriens venoient, ils recueillirent leurs gens et se départirent du roi Richard, et ne cessèrent de chevaucher tant qu’ils eurent trouvé le comte Derby et sa route qui jà avoient passé Asquesuffort[7], et étoient venus à une ville que on appelle Sousestre[8]. Le comte Derby eut grand’joie de ses cousins quand il les vit, et aussi eurent-ils de lui ; et leur demanda de l’état leur cousin le roi, et où il étoit, et comment ils étoient départis de lui. Ils répondirent et dirent : « À notre département nous ne parlâmes point à lui, car sitôt que nous avons sçu votre venue, nous sommes montés à cheval et venus vers vous, pour vous servir et aider à contrevenger la mort de nos pères que Richard de Bordeaux a fait mourir. » Donc répondit le comte : « Vous soyez les bien-venus. Vous me aiderez et je vous aiderai, car il faut que notre cousin Richard soit mené à Londres. Ainsi l’ai-je promis aux Londriens. Je leur tiendrai convenant ; car aussi, pour ce faire, de toute leur puissance ils me veulent aider, et nous avons gens assez pour les combattre. Si combattre veulent, nous leur livrerons bataille. »

  1. Ce ne fut pas à Plymouth, mais a Ravenspur en Yorkshire, entre Hull et Bridington, que débarqua Henry de Lancastre, au commencement de juillet.
  2. Lisez Ravenspur.
  3. Ce dernier fit même promulguer une bulle du pape contre la conduite de Richard.
  4. Gilford.
  5. Le manuscrit 8323 retranche toujours les épithètes défavorables aux habitans de Londres, et se contente de dire ici : les Londriens.
  6. Richard était encore en Irlande au moment où la nouvelle de l’arrivée de Henri de Lancastre lui parvint.
  7. Oxford.
  8. Cirencester.