Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 347-351).

CHAPITRE LXXV.

Comment le roi Richard se rendit au comte Derby pour venir à Londres.


Le comte Derby et les Londriens avoient leurs espies allans et venans qui leur rapportoient tout l’état du roi ; et aussi chevaliers et écuyers qui se venoient rendre au comte Derby de leur volonté. Nouvelles vinrent au dit comte et à son conseil, que le roi étoit retrait et enfermé au chastel de Flinth, et n’avoit pas grands gens avecques lui, fors que son hôtel tant seulement ; et ne montroit pas que il voulsist la guerre ni la bataille, fors à issir de ce danger, si il pouvoit par le traité. Conseillé fut tantôt de chevaucher celle part, eux là venus, faire tant que on l’eût par force ou autrement. Donc chevauchèrent le comte de Derby et sa route devant la place et le chastel dessus nommé ; et tant que ils l’approchèrent. Quand ils furent ainsi que à deux petites lieues près, ils trouvèrent un grand village. Si s’arrêta là le comte de Derby, et mangea et but un coup ; et eut conseil de soi-même et non d’autrui que il chevaucheroit devant à deux cens chevaux, et laisseroit tout le demeurant derrière ; et lui venu au chastel où le roi étoit, il feroit tant par traité, si il pouvoit, qu’il entreroit dedans par amour non par force ; et mettroit hors le roi par douces paroles ; et l’assureroit de tous périls fors de venir à Londres ; et encore lui promettroit-il que de son corps il n’auroit mal, et seroit pour lui moyen envers les Londriens qui trop forts étoient courroucés sur lui.

Ce conseil et avis que le comte dit, sembla bon à ceux à qui les paroles furent adressées, fors tant que il fut là dit au comte : « Sire, gardez bien que en ces choses il n’ait nulle dissimulation ; car il faut que Richard de Bordeaux soit pris, mort ou vif, et tous les traîtres qui l’ont conseillé, et amené à Londres, et mis en la tour. Les Londriens ne pourroient point souffrir le contraire. » Donc répondit le comte de Derby, et dit : « Nennil, ne vous doutez en rien. Tout ce qui est empris à faire sera fait ; mais si je le puis par douces paroles mettre hors du chastel où il est retrait et enclos, je le ferai ; et si je ne puis, et que point ne me veuille croire, tantôt et sur heure je le vous signifierai ; vous viendrez ; et là nous bâtirons le siége ; et ferons tant par force et par assaut, car la place est bien prenable, que nous l’aurons mort ou vif. »

À celle dernière parole s’accordèrent les Londriens. Donc se départit le comte de Derby de la grosse route, et chevaucha à deux cens hommes tant seulement ; et furent tantôt venus devant le chastel où le roi Richard étoit, et dedans une chambre, entre ses gens et tout ébahi. Le comte de Derby et sa route descendirent devant la porte du chastel, laquelle étoit close et fermée, car le cas le requéroit. Le comte vint jusques à la porte et fit buquier grands coups. Ceux qui dedans étoient demandèrent : « Qui est là ? » Le comte Derby répondit à la parole et dit : « Je suis Henry de Lancastre, qui viens relever au roi mon héritage de la duché de Lancastre. On lui dise ainsi de par moi. » — « Monseigneur, répondirent ceux qui l’ouïrent, nous lui dirons volontiers. » Tantôt ils montèrent amont en la salle et au dongeon où le roi étoit, et ses chevaliers qui gouverné et conseillé un long-temps l’avoient de-lez lui. Si lui dirent ces nouvelles, car il les voult ouïr et savoir : « Sire, c’est votre cousin le comte de Derby qui vient relever son héritage de Lancastre à vous. » Le roi regarda sus ces chevaliers, et demanda quelle chose en étoit bonne à faire. Ils répondirent : « Sire, en celle requête n’a que tout bien ; vous le pouvez bien faire venir à vous, lui douzième tant seulement, et ouïr quelle chose il veut dire. C’est votre cousin et un grand seigneur en votre pays. Il vous peut bien accorder si il veut, car il est moult grandement aimé au royaume d’Angleterre, et par espécial des Londriens qui l’ont remandé de là la mer, et lesquels l’ont si fort élevé présentement à l’encontre de vous. Si vous faut dissimuler tant que ces choses soient apaisées, et que le comte de Hostidonne, votre frère, soit de-lez vous ; et mal vous vient à point et à lui aussi de ce que il est à Calais ; car tel en Angleterre se relève et vous défait que, si ils le sentoient de-lez vous, ils se tiendroient tout cois et ne vous oseroient courroucer. Jà a-t-il la serour de votre cousin Derby à femme ; et par le moyen de lui et de ses paroles, nous espérons et supposons que vous viendrez à paix et à accord partout. »

Le roi s’inclina à ces paroles et dit : « Allez-le quérir et lui faites ouvrir la porte et entrer dedans, lui douzième tant seulement. » Deux chevaliers se départirent du roi et vinrent bas en la place du chastel et jusques à la porte ; et firent ouvrir le guichet ; et issirent hors et inclinèrent le comte Derby et ses chevaliers qui là étoient ; et les conjouirent de paroles assez gracieuses, car ils virent bien que la force n’étoit pas à eux ; et si se sentoient grandement mesfaits et avoir courroucé les Londriens. Si vouloient tout remettre à point par belles paroles aournées de semblant, si ils pouvoient. Et demandèrent au comte en disant : « Monseigneur, quelle chose vous plaît ? le roi est à la messe, il nous a ci envoyés parler à vous. » — « Je le vous dirai, répondit le comte ; vous savez que j’ai à relever la duché de Lancastre ; si viens en partie pour cela et pour autres choses parler au roi. » — « Monseigneur, répondirent cils, vous soyez le bien-venu. Le roi vous verra volontiers et orra aussi ; et nous a dit que vous venez, vous douzième tant seulement. » Le comte répondit : « Il me plaît. » Il entra au chastel, lui douzième ; et puis tantôt on referma le guichet et demeurèrent tous les autres dehors. Or considérez le péril et le grand danger où le comte Derby se mit adonc, car on l’eût aussi aisé occis[1] là dedans, et toute sa compagnie, que on prendroit un oiselet en une cage ; mais il ne glosa pas le péril où il étoit, ainçois alla toujours avant, et fut mené devers le roi.

Quand le roi le vit, il mua couleur, ainsi comme celui qui se sentoit grandement mesfait à lui. Le comte Derby parla tout haut, sans faire nul honneur ni révérence, et demanda : « Êtes-vous encore desjeûné ? » Le roi répondit et dit : « Nennil, il est encore assez matin. Pourquoi le dites-vous ? » — « Il seroit heure, dit le comte que vous desjeunassiez, car vous avez à faire un grand chemin. » — « Et quel chemin, » dit le roi ? « Il vous faut venir à Londres. Si vous conseille que vous buviez et mangiez une fois ; si chevaucherez plus liement. » Donc répondit le roi qui fut tout mérencolieux et effrayé de ces paroles : « Je n’ai point faim encore ni volonté de manger. » Donc dirent les chevaliers qui vouldrent flatter le comte Derby et qui bien véoient que les choses alloient diversement : « Sire, créez monseigneur de Lancastre votre cousin, car il ne vous veut que tout bien. » Adonc dit le roi : « Je le veuil ; faites couvrir les tables. » On se hâta de couvrir ; le roi lava et s’assit. On le servit. On demanda au comte s’il vouloit seoir et manger, il répondit que nennil et qu’il n’étoit pas jeun[2].

Entretant que le roi séoit à table et mangeoit, ce fut petit, car il avoit le cœur si détreint, qu’il ne pouvoit manger, tout le pays d’environ le chastel de Flitch où le roi se tenoit, fut couvert de gens d’armes et d’archers ; et bien les pouvoient voir ceux du chastel par les fenêtres qui regardoient les champs ; et les vit le roi quand il se leva de la table, car il n’y sist pas trop longuement ; mais fit un très bref dîner et de cœur mérencolieux. Et demanda à son cousin quels gens c’étoient qui se tenoient sur les champs. Il répondit qu’ils étoient Londriens le plus : « Et que veulent-ils ? » demanda le roi. « Ils vous veulent avoir, dit le comte Derby, et mener à Londres et mettre dedans la tour. Par autre voie ne vous pouvez excuser ni passer. » — « Non ! » dit le roi, qui s’effraya grandement de celle parole, car il savoit bien que les Londriens le héoient. Si dit ainsi : « Et vous, cousin, n’y pouvez-vous pourvoir ? Je ne me mets point volontiers entre leurs mains, car je sais bien que ils me héent et ont haï un long temps, je qui suis leur sire. » Donc répondit le comte Derby : « Je n’y vois autre pourvéance ni remède, fors que vous vous rendez à moi. Et quand ils sauront que vous serez mon prisonnier, ils ne vous feront nul mal ; mais il vous faut ordonner, et toutes vos gens, et venir à Londres tenir prison à la tour de Londres. » Le roi qui se véoit en dur parti, et tous ses esprits s’esbahissoient fort, comme cil qui se douta de fait que les Londriens ne le voulsissent occire, se rendit au comte Derby son cousin comme son prisonnier, et s’obligea et promit faire tout ce qu’il voudroit ; et aussi tous les chevaliers du roi, écuyers et officiers, tous se rendirent au dit comte, et pour eschever plus grand dommage et péril. Et le comte, présens ses hommes, lesquels il avoit là amenés, les prit comme ses prisonniers ; et ordonna tantôt chevaux à seller, et tous traire en la cour, et les portes du chastel à ouvrir. Quand elles furent ouvertes, moult de gens d’armes et d’archers entrèrent dedans en abandon. Là fit faire le duc de Lancastre, comte Derby, un ban et un commandement très espécial : que nul ne s’avançât de prendre chose qui au chastel fût, ni mît la main sur homme ni varlet, sur peine d’être pendu et traîné au gibet, car tout étoit en sa garde et protection. Le ban et commandement fut ouï et tenu, ni nul ne l’eût osé enfreindre ni passer. Et amena le comte Derby son cousin le roi Richard du chastel amont jus en la cour, tout parlant ensemble. Et lui fit avoir son état tout entier sans muer ni briser, ainsi comme il avoit en devant ; et entretant que on selloit et appareilloit les chevaux, le roi Richard et le comte devisoient l’un à l’autre de paroles, et étoient moult fort regardés d’aucuns Londriens qui là étoient ; et avint une chose dont je fus informé que je vous dirai.

Le roi Richard avoit un lévrier, lequel on nommoit Math[3], très beau lévrier outre mesure ; et ne vouloit ce chien connoître nul homme fors le roi ; et quand le roi devoit chevaucher, cil qui l’avoit en garde le laissoit aller ; et ce lévrier venoit tantôt devers le roi festoyer et lui mettoit ses deux pieds sur les épaules. Et adonc advint que le roi et le comte Derby parlant ensemble en-mi la place de la cour du dit chastel et leurs chevaux tous sellés, car tantôt ils devoient monter, ce lévrier nommé Math, qui coutumier étoit de faire au roi ce que dit est, laissa le roi et s’en vint au duc de Lancastre, et lui fit toutes les contenances telles que endevant il faisoit au roi, et lui assist les deux pieds sur le col, et le commença grandement à conjouir. Le duc de Lancastre, qui point ne connoissoit le lévrier, demanda au roi : « Et que veut ce lévrier faire ? » — « Cousin, ce dit le roi, ce vous est une grand’signifiance et à moi petite[4]. » — « Comment, dit le duc, l’entendez-vous ? » — « Je l’entends, dit le roi, le lévrier vous festoie et recueille aujourd’hui comme roi d’Angleterre que vous serez, et j’en serai déposé ; et le lévrier en a connoissance naturelle ; si le tenez de-lez vous, car il vous suivra et il m’éloignera. » Le duc de Lancastre entendit bien celle parole et conjouit le lévrier, lequel oncques depuis ne voult suivre Richard de Bordeaux, mais le duc de Lancastre ; et ce virent et sçurent plus de trente mille.

Tous montèrent à cheval et se départirent du chastel de Flinth[5] et retrairent sur les champs ; et chevauchoit le duc de Lancastre, que nous ne nommerons plus comte Derby, mais duc, côte à côte du roi, et parloit à la fois ; et gens d’armes étoient devant et derrière, de tous côtés à grand planté. Tous ceux qui étoient de la route du roi chevauchoient ensemble, et celle nuit se logèrent en la marche d’Asquesouffort[6] ; et ne menoit point le duc de Lancastre le roi Richard par les cités et bonnes villes pour la motion du peuple[7], mais tenoit toujours les champs. Et donna le dit duc à grand nombre de ses hommes congé, et espécialement des Londriens, et leur dit un soir : « Je suis tout au-dessus de ce que nous voulions avoir. Ils ne nous peuvent fuir ni échapper. Nous et ma route nous les mènerons à Londres et les mettrons en sauve-garde au chastel de Londres ; ils sont mes prisonniers, je les puis mener là où je veuil. Si retournez en vos lieux, tant que vous orrez autres nouvelles. » Tous s’accordèrent à la parole et propos du duc de Lancastre, lequel prit le chemin de Windesore et vint là tout droit, et y amena le roi ; et les Londriens, fors ceux qu’il voult avoir de-lez lui, retournèrent à Londres, et les autres en leurs lieux. Le duc de Lancastre s’ordonna et partit de Windesore tout droit, et amena le roi et les Londriens ; et ne prit point le chemin de Collebruch[8], mais le chemin de Scenes[9], et vint dîner, et le roi en sa compagne, à Cartesée[10].

Le roi Richard de Bordeaux avoit trop affectueusement prié à son cousin le duc de Lancastre que on ne le menât point parmi Londres ; et pour ce prirent-ils ce chemin. Et devez savoir que sitôt que les Londriens furent au-dessus du roi Richard, ils envoyèrent hommes notables devers la jeune roine Isabel, laquelle étoit pour lors à Ledes[11] et là tenoit son état. Et vinrent à la dame de Courcy, qui seconde étoit après la roine, et lui dirent : « Dames, ordonnez-vous et mettez toutes vos choses à point. Il vous faut départir d’ici. Et vous gardez bien à votre département que vous ne fassiez nul semblant de courroux à la roine ; mais dites que votre mari vous mande, et votre fille aussi, et ce que nous vous disons c’est sur votre vie, si nous véons le contraire : et vous n’avez que faire de savoir ni enquerre plus avant ; on vous fera mener à Douvres, et délivrer une nef passagère qui vous mettra à Boulogne. »

La dame de Courcy qui douta ces menaces, et qui sentoit les Anglois crueux et hauts, répondit et dit : « De par Dieu je ferai tout ce que on voudra. » Elle fut tantôt appareillée. On lui pourvéit chevaux et haquenées pour elle et pour les gens. Tous et toutes se départirent, François et Françoises ; oncques n’y demoura homme ni femme ; et se mirent au chemin et furent aconvoyés jusques à Douvres, et là bien payés et largement, chacun et chacune selon son état ; et de la première marée qui vint ils entrèrent en une nef, et eurent bon vent, et tirèrent pour venir à Boulogne.

  1. Les manuscrits qui ont servi aux éditions précédentes portent : Comme faire on devoit par droit et par raison ; mais le manuscrit 8332, que j’ai sous les yeux et que j’ai suivi pour ce livre, supprime cette remarque qui tranche en effet d’une manière évidente avec le ton général de la narration.
  2. Adjectif répondant à à jeun, opposé à dès-jeun, qui a rompu le jeûne ; d’où déjeuner.
  3. Le lévrier paraît avoir été dans ce temps un augure fort populaire. Lorsque les armées de Jean de Montfort et de Charles de Blois furent sur le point d’en venir aux mains, le lévrier de Charles l’abandonna et alla caresser Jean de Montfort, qui ne manqua pas de gagner la bataille.
  4. On a déjà vu que Richard avait, aussi bien que son ami le roi de France, la foi la plus implicite dans les sorciers et devins.
  5. Conway-Castle.
  6. D’après la Chronique de Stowe, le roi, après avoir été conduit devant le duc de Lancastre à Chester, partit trois jours après pour Nantwich et le lendemain pour New-Castle, où il trouva le fils du comte de Warvick. Le jour suivant ils vinrent à Staffort et ensuite à Litchefield, où le roi fut près de s’échapper en se laissant glisser dans un jardin par la fenêtre de la tour où il était retenu. Ils continuèrent ensuite leur route par Coventry, Daventry, Northampton, Dunstable et Saint-Albans. Le maire et les habitans de Londres vinrent à six milles de Londres au-devant de Henri de Lancastre, en triomphe. Le récit du moine d’Evesham est conforme à celui de Stowe.
  7. Ces détails ne sont pas exacts. J’ai publié dans ma collection deux chroniques, l’une en prose, l’autre en vers, sur ces événemens. La chronique en prose est conforme, à quelques variantes près, au récit du manuscrit de Valenciennes.
  8. Colebrook.
  9. Sheen.
  10. Chertsey.
  11. Leeds.