Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 351-354).

CHAPITRE LXXVI.

De l’état de la roine Isabel d’Angleterre, et comment on lui bailla nouvelles gens et comment le roi fut mit dedans la grosse tour de Londres.


Tant que à parler de l’état de la jeune roine Isabel d’Angleterre, il fut si brisé que on n’y laissa homme ni femme ni enfant de-lez li. Tous lui furent mis hors, ceux et celles de la nation de France ; et encore moult de la nation d’Angleterre qui étoient de la faveur du roi Richard. Et fut son état renouvelé de dames et de damoiselles, de gens d’office et de varlets ; et étoient tous et toutes bien introduits que point ne parlassent du roi Richard, sur la vie, nequetant[1] l’un à l’autre.

Le duc de Lancastre et sa route se départirent de Cartesée et vinrent à Chienes[2] ; et de là, sur la nuit, ils amenèrent le roi Richard au chastel de Londres, et tous les chevaliers et hommes du roi, ceux lesquels ils y vouloient avoir. Quand ce vint au matin et les Londriens sçurent que le roi étoit au chastel de Londres, de tout ce furent-ils assez réjouis ; mais grand’murmuration monta entre eux de ce que secrètement et couvertement on l’avoit là amené ; et étoient moult courroucés toutes gens de ce que le duc de Lancastre ne l’avoit amené tout parmi Londres, non pas pour le conjouir et honorer, mais pour le vitupérer, tant l’avoient-ils accueilli en grand’haine ! Considérez que c’est de peuple quand il s’émeut et élève, et a puissance contre son seigneur, et par espécial en Angleterre ; là n’y a nul remède, car c’est le plus périlleux peuple commun qui soit au monde et le plus outrageux et orgueilleux. Et de tous ceux d’Angleterre les Londriens sont chefs. Et à voire dire, ils sont moult puissans de mise et de gens, car ils se trouvent bien du clos de Londres vingt-quatre mille hommes armés de pied en cap de toutes pièces, et bien trente mille archers. C’est grand’force, car ils sont durs, forts, hardis et hauts. Et tant plus voient de sang épandu tant plus sont-ils crueux et moins ébahis.

Or parlons du comte de Rostellant, fils au duc d’Yorch, et pour ces jours connétable d’Angleterre, qui demeuré étoit à Bristol, et le sire Despenser qui sa sœur avoit à femme de-lez lui, et leurs gens. Quand ils entendirent que le chastel de Flinth[3], où le roi Richard étoit enclos, s’étoit rendu et le roi pris, et toutes ses gens, et mené vers Londres, ils imaginèrent tantôt le fait ; et sentirent et connurent bien que les choses se porteroient mal pour le roi Richard ; et ne vouldrent là plus demourer. Et donnèrent congé à toutes gens d’armes que ils tenoient, fors à leurs familiers ; et se départirent de Bristol, et chevauchèrent, et vinrent à Heulée[4] en la marche de Galles, un très beau manoir qui est au seigneur Despenser ; et là se tinrent tant qu’ils ouïrent autres nouvelles. Le duc d’Yorch se tenoit en son chastel entre ses gens et ne s’entremettoit de chose qui avint en Angleterre ; ni ensoigné s’étoit du temps passé, ni ensoigner ne vouloit, mais prenoit le temps en gré et en patience, ainsi qu’il venoit. Courroucé étoit grandement en cœur de ce que les différends si grands étoient en Angleterre et entre ses nepveux et parens. Or parlons du roi Richard de Bordeaux.

Quand le duc de Lancastre eut mis et bouté dedans la tour de Londres son cousin le roi Richard, et tous ceux de son conseil que avoir y vouloit, et mis bonnes gardes sur eux, la première chose que le duc fit, ce fut que tantôt il envoya querre le comte de Warvich qui condamné étoit à user ses jours en l’île de Wisque et le délivra de tous points. Secondement, il envoya ses messages devers le comte de Northonbrelande et messire Henry de Percy, son fils, et leur manda qu’ils vinssent vers lui, ainsi qu’ils firent ; et après ils entendit très fort comment il pût être saisi de quatre Londriens qui étranglé avoient son oncle le duc de Glocestre au chastel de Calais ; et tant fit, procura et enquit que tous quatre il les eut ; et ne les eût pas rendus pour vingt mille nobles ; et les fit mettre en prison à part eux à Londres. Le duc de Lancastre et ses consaux, et les Londriens eurent conseil ensemble comment ils ordonneroient de Richard de Bordeaux, qui étoit mis dans la grosse tour où le roi Jean de France tint une fois son état, entretant que le roi Édouard chevauchoit au royaume de France. Regardé fut et avisé entre eux qu’il convenoit à ce roi Richard donner toutes ses joies, si dûment il en vouloit user, car trop grands nouvelles seroient en tous royaumes chrétiens de sa prise, car vingt-deux ans ils l’avoient tenu à roi, et puis ils le vouloient dégrader. Premièrement il regardèrent à son règne, et escripsirent tous les faits et les mirent par articles, et en trouvèrent vingt-huit ; et puis s’en vinrent au chastel que on dit la Tour, le duc de Lancastre en leur compagnie, et aucuns chevaliers et écuyers de son conseil. Quand ils furent venus jusques à là, ils entrèrent tous en la chambre où le roi Richard étoit, auquel en venant et entrant dans la chambre et en parlant à lui ils ne firent nulle révérence : et lui lisirent au long tous ses articles[5], auxquels il ne répondit en rien, car il vit bien et connut qu’ils étoient véritables, fors tant qu’il dit que, tout ce que fait avoit, étoit passé par son conseil. Donc lui fut demandé qu’il voulsist nommer ceux par lesquels il s’étoit le plus conseillé. Il les nomma, ainsi comme cil qui avoit espérance d’avoir délivrance de là, et aller quitte et passer pour ceux qui le plus conseillé l’avoient, ainsi que autrefois on l’avoit quitté, et que ceux par lequel conseil il avoit mésusé étoient demourés en la peine. Mais ce n’étoit pas l’intention des Londriens et de ceux qui accueilli l’avoient. Pour celle fois ils ne parlèrent plus avant, mais s’en retournèrent ; et s’en alla le duc de Lancastre à son hôtel, et laissa convenir le maire de Londres et les hommes de la loi, lesquels vinrent en la maison de la ville que on dit à Londres la Guihalle[6] ; et là sont faits et rendus les jugemens des cas qui appartiennent aux citoyens de Londres ; et encore moult de peuple s’y assemblèrent quand ils virent que les seigneurs de la ville et de la loi se trayoient là ; et pensoient bien que on feroit justice, ainsi que on fit ; je vous dirai par quelle forme.

Tout premièrement les faits contraires contre le roi et les articles qui lus avoient été devant lui en la tour furent là lus généralement et publiquement, et remontré par celui qui les legit que le roi n’en avoit nuls débattus ; mais bien avoit dit que, tout ce que consenti en avoit à faire, le principal conseil l’en avoient donné quatre chevaliers de son secret de sa chambre ; et par leurs consaux avoient été morts le duc de Glocestre, le comte d’Arondel et messire Thomas Corbet. Et avoient conseillé et enditté Richard de Bordeaux un long temps à faire tous ces faits, lesquels étoient irrémissibles et demandoient punition ; car par eux et par leurs consaux avoit été close la cour de droit et de justice du palais de Westmoustier et de toutes autres cours royales parmi Angleterre, dont moult de maléfices étoient mis sus ; et boutées routes et compagnies sur le pays qui déroboient les marchands et les laboureurs en leurs maisons. Pour lesquels cas le royaume d’Angleterre avoit été en péril d’être perdu sans recouvrer. Et ne pouvoit-on imaginer ni supposer autre chose que ils vouloient Calais et Guines rendre à leurs adversaires les François.

Ces paroles que je vous dis remontrées au peuple, s’esbahirent et émerveillèrent moult de gens, et commencèrent plusieurs à murmurer et dire : « Ces cas demandent punition crueuse parquoi tous s’y exemplient, et Richard de Bordeaux à être dégradé ; ni jamais n’est digne ni taillé de porter couronne ; mais doit être privé de tous honneurs, et tenu au mieux venir au pain et à l’eau en prison fermée ; et là vive tant comme il peut ! » Si les aucuns Londriens murmuroient entre eux telles paroles, moult y en avoit qui disoient tout haut : « Sire maire de Londres, et vous autres qui avez la justice à tenir et à garder, faites justice, nous le voulons ; et n’épargnez homme : car vous véez bien que les cas que vous nous avez remontrés le demandent, et tantôt, car ils sont jugés de leurs faits mêmes. » Adonc se trairent ensemble le maire de Londres et les seigneurs de la loi, et se mirent en la chambre de jugement ; et furent les quatre chevaliers jugés à mourir, de eux atteler, au pied de la tour de Londres, que Richard de Bordeaux les pût voir des fenêtres de la tour, et traînés sur leurs fesses à chevaux, et chacun par lui, au long de la ville de Londres, et amenés en la rue que on dit le Cep, et là tranchées les têtes et mises sur glaive au pont de Londres, et les corps traînés au gibet par les épaules et là laissés.

Ce jugement rendu, on se délivra de l’exécuter ; toutes les besognes étoient prêtes. Le maire de Londres et les seigneurs qui à ce étoient députés se départirent de la Guihalle, atout grand’compagnie de peuple, et s’en vinrent au chastel de Londres ; et firent tantôt traire hors les quatre chevaliers du roi qui nommés étoient ainsi : Sire Bernard Brocas, sire Maggelais[7], messire Jean Derby, receveur de Lincoln, et monseigneur Stelle son maître d’hôtel ; et furent amenés en-mi la cour, et là chacun attelé à deux chevaux à la vue de ceux qui en la tour étoient qui bien les virent, et le roi aussi, dont ils furent grandement courroucés et éperdus, car tout le demeurant des chevaliers qui avecques le roi étoient n’en attendoient autre chose, tant savoient crueux et haustres[8] les Londriens ; il n’y eut plus rien dit. Tous quatre, allans l’un après l’autre, furent traînés du chastel allant au long de Londres jusques en la rue dussus dite, et là, sur un estal de poissonnier, on leur trancha les têtes, lesquelles furent mises sur quatre glaives à la porte du pont de Londres, et les corps traînés par les épaules au gibet de Londres, et là pendus.

Cette justice faite, tous hommes retournèrent à l’hôtel. Et devez savoir que le roi Richard, qui se sentoit pris et au danger des Londriens, étoit en grand meschef de cœur ; et comptoit sa puissance à néant, car il véoit que tous les hommes en Angleterre étoient à l’encontre de lui ; et si aucuns en y avoient qui le voulsissent aider ou porter, il n’étoit point en leur puissance du faire ni d’en montrer nul semblant, tant étoient toutes gens élevés à l’encontre de lui. Il fut dit au roi de ceux qui étoient avecques lui : « Sire, nous n’avons rien en nos vies, ainsi comme il appert, car quand votre cousin de Lancastre vint devant hier au chastel de Flinth[9], et de bonne volonté vous vous rendîtes à lui, il vous prit sus, et vous eut en convenant que vous, et douze des vôtres, demeureroient ses prisonniers et n’auroient autre mal ; et de ces douze les quatre en sont allés et exécutés honteusement. Nous n’en devons aussi attendre autre chose, et ve-ci cause pourquoi. Les Londriens qui lui font son fait l’ont fait si fort loyer et obliger envers eux qu’il ne peut aller au contraire. Dieu nous feroit grand’gràce, si nous mourrions céans de mort naturelle non de mort honteuse, car c’est grand’hideur à penser sur ce. »

À ces mots commença le roi Richard moult tendrement à plourer et tordre ses mains, et maudire l’heure que oncques il avoit été né pour celle fin prendre, et tant que ceux qui là étoient en eurent pitié et le réconfortèrent tant qu’ils purent. Et dit l’un de ses chevaliers : « Sire, il se faut réconforter. Nous véons bien, et vous aussi, que ce monde n’est rien et que les fortunes sont merveilleuses ; et tournent autant bien aucunes fois sur les rois et sur les princes que sur les povres gens. Le roi de France qui fille vous avez à femme ne vous peut aider présentement ; il vous est trop loin. Si vous pouviez ce meschef éloigner par dissimulation, et vous et nous sauver les vies, ce seroit bien exploité ; et dedans un an ou deux se pourroient bien faire autres recouvrances. » — « Et que voulez-vous, dit le roi, que je fasse ? il n’est chose que je ne doive faire pour nous sauver. » — « Sire, dit le chevalier, nous savons de vérité, et les apparences nous en véons, que les Londriens veulent couronner à roi votre cousin de Lancastre ; et sur cel état ils l’ont mandé et lui aident son fait à faire, Or est fort, tant que vous soyez en vie, si vous ne le consentez purement et ligement, la coronation se puist faire. Si vous mettons en terme, pour le meilleur, et pour votre salvation et la nôtre, que quand votre cousin viendra ici parler à vous, ou mandez-le pour la besogne avancer, et lui venu, par douces et traitantes paroles, dites que vous voulez la couronne d’Angleterre, et le droit que vous y avez et avez eu jusques à ci, résigner purement et ligement en ses mains, et voulez que il soit roi ; et par ce point vous l’apaiserez et adoucirez grandement, et les Londriens aussi. Et lors vous lui prierez affectueusement que il vous laisse vivre ci ou ailleurs, et parfaire votre viage ; et nous aussi avecques vous, ou chacun à part lui ; ou envoyer hors d’Angleterre comme bannis ; car, sire, qui perd la vie, il perd tout. » Le roi Richard entendit bien ces paroles, et les glosa en son cœur, et dit que il feroit d’après ce conseil, comme cil qui se véoit en grand danger ; et donna à sentir à ceux qui le gardoient que volontiers il parleroit au duc de Lancastre.

  1. C’est-à-dire, pas même, ou ne fût-ce même que.
  2. Sheen, aujourd’hui Richmond.
  3. Lisez Conway-Castle.
  4. Johnes croit que ce château est Caer-Philly, dans le Glamorganshire.
  5. Ces articles, tels qu’ils furent rédigés en parlement, sont rapportés au long par Hollinshed.
  6. Guild’hall.
  7. Selon Johnes, lord Marclois.
  8. Hautains.
  9. Conway Castle.