Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 363-365).
Livre IV. [1399–1400]

CHAPITRE LXXX.

Comment aucuns seigneurs d’Angleterre mirent sus une armée pour délivrer le roi Richard et détruire le roi Henry, et comment ils en moururent.


Plusieurs argumens et questions furent en Angleterre des nobles et des consaux des cités et bonnes villes, que Richard de Bordeaux fût mort, par quoi on ne pensât plus sur lui, car bien l’avoit desservi. À ces cas et articles répondoit le roi Henry qui pitié en avoit, et disoit : que jà sa mort il ne consentiroît, et que la prison où il étoit tenu devoit suffire. Et remontroit qu’il l’avoit pris sur lui ; si lui tiendroit sa promesse entièrement. On disoit au roi, ceux qui nuire le vouloient : « Sire, nous véons bien que pitié vous meut à ce dire et faire ; mais vous faites pour vous une périlleuse garde ; car tant comme il sera en vie, quoique moult doucement il vous ait résigné la couronne d’Angleterre, et que tous vous ont reçu à roi et fait foi, serment et hommage, il ne peut être qu’il n’y ait encore en ce pays aucuns qui l’aiment et ont aimé, et qui tôt seroient relevés contre vous si aucunes apparences ils véoient de sa délivrance. Aussi le roi de France dont fille il a, est de ces aventures moult courroucée ; et volontiers il y pourvoieroit s’il y trouvoit aucun moyen. Et sa puissance est grande, avecques les alliances qu’il pourroit avoir en Angleterre. »

Le roi Henry répondoit à ce et disoit : « Jusques à tant que je verrai le contraire et que ce roi de France, ou autres pour lui, voudront faire partie à l’encontre de moi, je ne muerai point mon propos, mais tiendrai ce que convenance lui ai. » C’étoit la réponse du roi, dont il lui fut près mésavenu, ainsi que je vous recorderai.

Le comte de Hostidonne, messire Jean de Hollande, frère au roi Richard, jà eut-il à femme la serour du roi Henry, ne pouvoit oublier celle aventure, et aussi ne faisoit le comte de Salsebéry. Et eurent vers Asquesuffort parlement secret ensemble, et regardèrent comment ils pourroient délivrer Richard de Bordeaux de la tour de Londres, et détruire et occire le roi Henry, et mettre un trouble en Angleterre. Et avisèrent qu’ils feroient crier unes joutes de vingt chevaliers dedans et de vingt écuyers, et se tiendroit la fête à Asquesuffort ; et couvertement ils en prieroient le roi Henry qu’il y voulsist venir ; et séant à table ils l’occîroient, car ils seroient si pourvus de gens de leur côté que ce ils pourroient bien faire. Et feroient vêtir et appareiller en habit royal un clerc qui s’appeloit Magdelain, qui avoit été de la chapelle au roi Richard et qui bien lui pourtroyoit de forme et de figure ; et feroient entendant au peuple que Richard seroit délivré et retourné en son état ; et manderoient leur fait au roi de France qui tantôt leur envoieroit, par les ports et hâvres de mer, grand confort par le comte de Saint-Pol et autres.

Tout ainsi comme ils le proposèrent il fut fait. Et firent de par vingt chevaliers et écuyers, bien accompagnés de dames et de damoiselles, annoncer une fête à être à Asquesuffort ; et avoient de leur accord et alliance le jeune comte Thomas de Kent, nepveu à messire Jean de Hollande ; et aussi un des grands barons d’Angleterre, le seigneur Despensier ; et cuidèrent avoir le comte Jean de Rostellant, pourtant que le roi Henry lui avoit ôté l’office de la connétablie, mais ils faillirent ; et veulent dire les aucuns que par lui le secret fut révélé.

Celle fête arrêtée et les pourvéances faites, le comte de Hostidonne vint à Windesore où le roi Henry étoit et tenoit son état ; et se humilia grandement envers lui, comme cil qui le vouloit par douces paroles décevoir et faire aller à celle fête ; et l’en pria moult affectueusement. Le roi, qui n’y pensoit que tout bien, lui accorda assez légèrement, dont le comte de Hostidonne fut moult réjoui ; et se départit du roi, et prit congé ; et encontra le chanoine de Robersart et lui dit : « Appareille-toi de venir à notre fête. Je te promets que si je te rencontre sur les rangs à la joute, je le te donnerai belle ou tu à moi. » Répondit messire Jean de Robersart : « Par ma foi ! sire, si le roi va à votre fête je ne fauldray pas que je n’y voise. » Et adonc le frappa le comte de Hostidonne en sa main et dit : « Grands mercis ! » et passa outre.

Plusieurs chevaliers et écuyers d’Angleterre, auxquels la connoissance de celle fête venoit, s’appareilloient et ordonnoient leurs harnois ; et en étoient armuriers en la cité de Londres moult ensoignés. Il fut dit au roi, de ceux qui à conseiller l’avoient et à garder. « Sire, à celle fête n’avez vous que faire ; ni point vous n’irez, car nous avons de côté ouï murmurer aucunes choses qui ne nous sont pas plaisantes ni agréables, et temprement nous en saurons la vérité. » Le roi crut son conseil et ne fut point à celle fête, ni nul de ses chevaliers ; et n’y eut ainsi que nulluy, fors ceux qui le vouloient occire et meurtrir.

Quand les comtes de Salsebéry, de Hostidonne et de Kent, et le sire Despensier, virent qu’ils avoient failli à leur entente, et que point ils n’auroient le roi par la manière qu’ils le cuidoient avoir, si parlèrent ensemble et dirent : « Il le nous faut aller querre à Windesore et émouvoir le pays[1]. Nous mettrons Magdelain en habit royal, et le ferons chevaucher avecques nous, et donnerons à entendre que c’est le roi Richard qui est délivré. Tous ceux qui le verront ou qui en orront parler ie croiront ; et par ainsi détruirons-nous nos ennemis. »

Ainsi comme ils le proposèrent ils le firent ; et se mirent tous ensemble d’une alliance ; et se trouvèrent bien cinq cents hommes, uns et autres. Et mirent ce Magdelain en droit état et habit royal ; et le firent chevaucher avecques eux ; et s’en vinrent vers Windesore où le roi Henry tenoit son état. Dieu lui aida premièrement ; car nouvelles lui vinrent que les comtes de Hostidonne, de Salsebéry, le jeune comte de Kent et le sire Despensier chevauchoient et venoient vers Windesore pour le prendre et occire ; et étoient forts assez pour assaillir le chastel de Windesore ; et faisoient Magdelain, un clerc de chapelle au roi Richard, chevaucher avecques eux ; et donnoient à entendre que le roi Richard étoit délivré ; et le créoient moult de gens sur le pays ; et disoient : « Nous l’avons vu. » Et cuidoient bien de lui que ce fût le roi Richard. Et fut dit au roi Henry : « Sire, partez-vous tantôt d’ici, et chevauchez par Scenes et Cartesé vers Londres, car ils viennent ci tout droit. » Le roi crut ce conseil ; et montèrent lui et ses gens tantôt à cheval ; et se départirent de Windesore, chevauchans le chemin que je vous aï nommé. Et ne furent guères éloignés quand ces gens d’armes qui occire le vouloient furent venus à Windesore. Et entrèrent en la porte du chastel, car ils ne trouvèrent nulluy qui leur devéât ; et allèrent partout cherchant de chambre en chambre et proprement ès maisons des chanoines ; et cuidoient trouver le roi, mais non firent. Quand virent qu’ils eurent failli, si furent moult courroucés ; et se départirent de là ; et s’en vinrent ce jour loger à Collebruch ; et faisoient moult de peuple, de force et par traité, aller avecques eux ; et disoient que le roi Richard étoit en leur compagnie. Les aucuns le créoient et les autres non.

Le roi Henry, qui se doutoit de trahison, se hâta de chevaucher, et s’en vint bouter par derrière au chastel de Londres et se mit en la tour, et eut grosses paroles à Richard de Bordeaux et lui dit : « Je vous ai sauvé la vie et en ai eu beaucoup de peine, et vous me voulez faire meurtrir par votre frère mon serourge et par le comte de Salsebéry, le comte de Kent votre nepveu, et le seigneur Despensier. Mal pour vous quand vous avez ce ordonné. » Richard de Bordeaux s’excusa très fort et dit, si Dieu lui pût aider et valoir à l’âme, de tout ce il ne savoit rien ; et ne tendoit jamais à avoir plus grand état ; et que bien lui suffisoit. La chose demoura en ce point. Le roi Henry demanda le mayeur de Londres et tous ses plus espéciaux amis, et leur recorda de point en point toute la chose, ainsi comme il alloit. Les Londriens en furent moult émerveillés et dirent au roi : « Sire, il faut que vous mandiez vos hommes. Il convient aller avant, avant qu’ils multiplient plus. Nous vous avons fait roi ; et demeurerez roi, qui que en ait envie ni vous veuille gréver. » Tantôt le roi fit lettres escripre par moult de clercs ; et furent mis varlets et messagers en œuvre pour réveiller chevaliers et écuyers. Et escripsit le roi vers son connétable le comte de Northonbrelande, et son maréchal le comte de Wesmelant[2], et à tous chevaliers et écuyers, en Excesses, en Lincolle et partout où il les pensoit à avoir ; et tous ceux qui ces nouvelles sçurent et ouïrent, du plus tôt qu’ils purent vinrent devers le roi.

Le dessus nommé comte de Hostidonne, le comte de Salsebéry et les autres de leur alliance eurent conseil et avis qu’ils trairoient vers Londres ; et ne pouvoit être qu’il n’y eût aucuns Londriens qui aimoient le roi Richard, et se trairoient de leur partie. Si se départirent de Collebruch et vinrent ce jour loger à Branforde à sept milles de Londres. Oncques Londriens ne se trairent vers eux ; mais se tinrent en leur ville. Quand ils virent ce, ils se trairent au matin vers Saint-Albans, une grosse ville et abbaye ; et là se logèrent et y furent un jour ; et le lendemain ils allèrent à Berquamestède[3]. Ainsi environnoient-ils le pays et faisoient entendre de ce Magdelain que c’étoit le roi Richard ; et vinrent à une grosse ville que on dit Soussestre[4], et là avoit un baillif de par le roi Henry, vaillant homme et prudent, qui gardoit la ville et le pays de là environ. Quand ces trois comtes et le sire Despensier furent venus à Soussestre, ils se logèrent et furent une nuit assez en paix, car le baillif n’étoit pas fort assez pour les combattre, et dissimula au mieux qu’il put.

Quand ce vint au matin, le comte de Salsebéry et le seigneur Despensier se départirent du comte de Hostidonne et du comte de Kent, et dirent qu’ils chevaucheroient outre pour acquerre encore moult d’hommes à leur opinion, et iroient voir le seigneur de Bercler, et chercheroient toute la rivière de la Saverne. Ils furent mal conseillés quand ils départirent l’un de l’autre, car ils en furent plus foibles.

Le comte de Hostidonne, qui étoit arrêté en la ville de Soussestre, voult traiter devers le baillif et ceux de la ville ; et leur dit que le roi Richard étoit délivré ; et l’avoient les Londriens délivré ; et que dedans deux jours il seroit là. Le baillif, qui avoit assemblé moult de ceux du pays, dit que tout le contraire étoit vérité et qu’il avoit ouï nouvelles certaines du roi Henry et des Londriens sur lesquelles il convenoit qu’il exploitât. Quand le comte de Hostidonne ouït ces paroles, si mua couleur et vit bien qu’il étoit déçu ; et s’en retourna à l’hôtel, et s’arma, et fit armer tout ce qu’il avoit là de gens ; et s’avisa que de fait et par bataille il conquerroit ces vilains, et feroit mettre la ville en feu et en flamme pour plus ébahir le pays. Le baillif de Soussestre d’autre part se hâta de pourvoir et fit venir toutes gens, archers et autres, en la place. Et se trouvèrent bien deux mille hommes ; et les comtes de Hostidonne et de Kent son nepveu n’en avoient point trois cents. Toutefois ils issirent hors de leur hôtel et s’ordonnèrent par devant pour commencer la bataille ; et commencèrent les archers à traire les uns aux autres, tant que du trait y en eut de blessés et de navrés. Le baillif et ses gens qui étoient grand nombre vinrent à force sur eux sans eux épargner, car ils avoient commandement du roi très espécial que morts ou vifs ils fussent pris. Si les envahirent de grand’volonté et de bonne emprise ; et convint les gens de Hostidonne par force retraire dedans leurs hôtels. Le baillif et ses gens environnèrent l’hôtel de toutes parts, là où les deux comtes étoient, et y livrèrent tels assauts que de force ils les conquirent et entrèrent dedans ; et là en y eut beaucoup de navrés et de morts. On entendit au comte de Hostidonne assaillir, car très bien se défendoit, comme vaillant homme d’armes qu’il étoit, mais la force fut sur lui si grande qu’il ne le put surmonter ; et fut là attéré et occis en armes[5], et avecques lui son neveu le jeune comte de Kent, qui depuis fut moult plaint de plusieurs vaillans chevaliers en Angleterre et ailleurs, car il étoit jeune et beau fils, et moult envis se mit en la compagnie. Mais son oncle et le comte de Salsebéry lui boutèrent.

Là présentement, les hommes de Soussestre qui étoient moult échauffés sur eux[6] leur tranchèrent les têtes, et puis les mirent en deux paniers, et les envoyèrent par un varlet et un cheval, ainsi qu’on porte marée, à Londres, pour réjouir le roi et les Londriens. Pareillement le comte de Salsebéry et le sire Despensier vinrent à celle conclusion, du lieu là où ils étoient allés, car les chevaliers et écuyers que le roi y envoya les prirent et leur tranchèrent les têtes et les envoyèrent à Londres. Encore pour ce fait, des alliés et accompagnés avecques eux en y eut moult de exécutés, chevaliers et écuyers ; et après tout ce demeura le pays assez en paix.

  1. La marche des conjurés sur Windsor est du premier dimanche de janvier, 1400, nouveau style, ou 1399, ancien style.
  2. Westmoreland.
  3. Berkhamstead.
  4. Cirencester.
  5. Le comte de Huntingdon n’était pas allé à Cirencester ; il fut saisi dans les environs de Londres, où il attendait le succès de l’entreprise de son neveu, et fut décapité le 15 janvier 1400. Hugh Spencer, appelé aussi le comte de Glocester, fut décapité à Bristol. Suivant Hollinshed, il y en eut dix-neuf d’exécutés pour cette levée.
  6. Les habitans de Cirencester s’étaient déjà presque engagés à les épargner, lorsqu’un prêtre mit le feu à la ville pour favoriser la fuite des conspirateurs à l’aide du désordre. Les habitans furent si furieux qu’ils n’épargnèrent personne.