Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 359-362).

CHAPITRE LXXIX.

Comment les nouvelles de la prise du roi Richard furent sçues en France par la venue de la dame de Courcy, et comment le roi en fut courroucé.


Quand la dame de Courcy fut descendue à Boulogne, elle hâta ses besognes le plus tôt comme elle put, et se mit à voie pour venir vers Paris. Et jà murmuroit-on en France en aucuns lieux des accidens lesquels étoient avenus en Angleterre, car on en savoit aucune chose par Lombards et marchands de Bruges ; mais quand la dame de Courcy, qui étoit en Angleterre de-lez la jeune roine Isabel, fut retournée à Paris, on en sçut toute la pure vérité. La dame, quand elle fut venue, se trait à l’hôtel de son mari, ce fut raison, le seigneur de Courcy, lequel étoit un des chevaliers de chambre du roi de France, et des plus avancés. Nouvelles vinrent à Saint-Pol, hôtel du roi, que la dame de Courcy étoit venu ; et fut dit au seigneur de Courcy, qui celle nuit avoit geu à son hôtel, si n’étoit point encore venu si matin, que le roi et les seigneurs le vouloient avoir pour ouïr des nouvelles d’Angleterre et pour savoir de l’état du roi Richard et de la roine Isabel sa femme. Sitôt comme il fut venu, il entra en la chambre du roi, lequel lui demanda de l’état d’Angleterre, du roi et de sa fille. Le chevalier ne lui osa celer ; mais lui dit tout pleinement ce dont sa femme l’avoit informé. Quand le roi de France sçut ces nouvelles, si lui furent moult déplaisans, car il sentoit les Anglois durs et merveilleux ; et avoit, le dit roi de France, été en bon point un grand temps ; mais de courroux il rentra en maladie et frénésie, dont les barons de France, ses oncles et son frère, et moult d’autres, furent moult courroucés, si amender le pussent. Et dit le duc de Bourgogne : « Ce fut un mariage fait sans raison ; et bien en parlai adonc quand on le traitoit et procuroit, mais je n’en pus être ouï ; ni oncques les Londriens n’aimèrent parfaitement ce roi Richard. Et tout ce meschef vient et est engendré par le duc de Glocestre. Il nous faut pourvoir et savoir comment les Anglois se voudront maintenir. Puisqu’ils ont pris leur roi et mis en prison, ils le feront mourir, car oncques ne l’aimèrent. Et pourtant que il ne voult point de guerre, mais toute paix, couronnèrent à roi le duc de Lancastre ; et se alliera et obligera grandement envers eux ; et fera, veuille ou non, tout ce qu’ils voudront. »

Là fut proposé et dit : « Ha, sainte Marie ! comment se voudront porter ceux de Bordeaux, car il fut là né et moult l’aimoient, et aussi faisoient ceux de Bayonne et de Dax et cils des Landes de Bordeaux. Bon seroit que le connétable de France, messire Louis de Sancerre en fût signifié et se traist sur les frontières par delà ; et eût avecques lui messire Regnaut d’Espaigne, le Barrois des Barres et aucuns barons et prélats qui sçussent traiter ; et mon frère de Berry s’en allât en Poitou et se traist sur les frontières de Saintes, de Blayes et de Mïrabel, pourquoi, si ceux de Bordeaux vouloient entendre à nos traités, ils fussent recueillis ; car nous les devrons avoir maintenant ou jamais. »

Les paroles du duc de Bourgogne furent ouïes et crues, et en fut ordonné tout ainsi comme il le proposa.

Voirement l’entendoit-il bien par bonne manière ; et eut à ce dire et conseiller bonne et claire imagination ; car quand ceux de la cité de Bordeaux, de Bayonne et de Dax entendirent que leur sire, le roi Richard, étoit pris et mis en la tour de Londres, et comme on avoit son conseil exécuté, et le duc Henry de Lancastre couronné à roi, ils furent trop émerveillés ; et ne le purent croire du premier, que si grand meschef fût avenu en Angleterre. Mais, petit à petit, tant de nouvelles vinrent que ils connurent clairement que ce étoit toute vérité. Donc se cloyrent ces trois cités ; et ne laissèrent homme nul, chevalier ni écuyer, entrer ni issir dedans : et furent mérencolieux ; et par espécial ceux de la cité de Bordeaux, car le roi Richard avoit été né et nourri entre eux, si l’aimoient bien ; et quand les Bordelois venoient devers lui il les recueilloit doucement et joyeusement, et s’inclinoit à eux faire toutes leurs requêtes et volontés. Donc ils dirent, quand les certaines nouvelles leur furent venues : « Ha ! Richard, gentil roi ! par Dieu vous étiez le plus prud’homme de tout votre royaume. Ce dommage et encombrier vous ont brassé les Londriens, ni oncques ne vous purent aimer ; et encore moins depuis que vous vous alliâtes par mariage au roi de France que en devant. Ce meschef est si grand que nous ne le pouvons ni voulons souffrir. Roi Richard, ils vous ont tenu à roi vingt-deux ans, et puis vous ont dégradé et condamné à mort, car puisque vous êtes en prison et que ils ont couronné à roi le duc de Lancastre, ils vous traiteront à mort. »

Ainsi couroient les lamentations parmi la cité de Bordeaux, et en Bordelois ; et tant que le sénéchal de Bordeaux, un moult vaillant chevalier Anglois, escripsit toutes ces paroles et regrets que ceux de Bordeaux, de Bayonne et de Dax faisoient ; et avec ce ils étoient sur le point d’eux rendre au roi de France. Les lettres escriptes et scellées, il prit un sien féable varlet ; et fit tant qu’il eut une nef, et la fit équiper en mer ; et vint celui, par force de bon vent, à Cornouaille, et puis chevaucha tant par ses journées qu’il vint à Londres. Pour ces jours y étoit le roi Henry, et avoit parlement aux Londriens, lesquels par accord prirent ces lettres, car elles généralement s’adressoient au roi et aux Londriens. Si furent ouvertes et lues, et sur ce le roi et les Londriens eurent conseil ; mais je vous dirai que les Londriens en répondirent, comme ceux qui guères ne furent ébahis de ces nouvelles. Et dirent, les lettres ouïes et entendues : « Ce ne sera jà que ceux de Bordeaux, de Bayonne et de Dax se tournent François, car ils ne sauroient vivre en leur danger, ni ils n’en pourroient souffrir les ruses. Ils sont et demeurent de-lez nous et avecques nous franchement et aisément. Et si les François les dominoient, ils seroient taillés et retaillés deux ou trois fois l’an, laquelle chose ils n’ont pas accoutumé ; si leur seroit trop dur à commencer. Avecques tout ce, ces trois cités sont encloses et environnées de grands seigneurs, lesquels sont loyaux et bons Anglois, et ont toujours été ; tels que des seigneurs de Pamiers, de Mucident, de Duras, de Landuras, de Copane, de Rosen, de Langueren, et de plusieurs autres barons et chevaliers par lesquels ils auroient la guerre toute prête en la main ; ni ils ne pourroient issir ni saillir hors de leurs cités que ils ne fussent pris. Si que, quoique le sénéchal de Bordeaux nous ait en fiance escript, nous ne faisons nulle doute que jà ils se doivent tourner François. Néanmoins nous y envoierons homme de vaillance et de prudence, et que bien ils aiment et connoissent, car il les a gouvernés autrefois ; ce sera messire Thomas de Percy. »

Ainsi comme ils le proposèrent, ils le firent ; et fut prié et ordonné messire Thomas de Percy, de par le roi et les Londriens, d’aller en ce voyage et entendre aux besognes du dit pays. Messire Thomas de Percy n’eut jamais refusé. Mais s’ordonna à partir le plus tôt comme il pourroit. Mais il étoit environ le Noël que les mers ont forts vents et sont crueuses. Si fit faire ses pourvéances tout bellement en Cornouaille, au plus prochain port de Bordeaux ; et furent de sa délivrance deux cens hommes d’armes et quatre cens archers. En sa compagnie étoient ; messire Thomas de Percy, son nepveu, Hue de Hastinges, Thomas Colleville, Guillaume de l’Isle, Jean de Grailli, bâtard, fils du captal de Buch, Guillaume Draiton, Jean d’Aubrecicourt, et plusieurs autres. Et aussi l’évêque Robert[1] de Londres, et maître Richard Rouhale. Et attendirent à la moyenne de mars avant qu’ils entrassent en mer.

En ce temps, avant que ces seigneurs vinssent à Bordeaux, le duc de Bourbon vint en la cité d’Agen pour traiter aux Bordelois ; et fit tant par ses paroles et sur bonnes assurances que les consaulx des cités de Bordeaux, de Dax et de Bayonne envoyèrent hommes en la cité d’Agen. Le duc les recueillit grandement et de paroles aournées toutes farcies de promesses ; et leur donna à entendre, si ils se vouloient tourner François et venir en l’obéissance du roi de France, le roi leur accorderoit tout ce que demander voudroient, et leur scelleroit à tenir à perpétuité. Et quand ils viendroient en France ou à Paris, de toutes leurs requêtes et tantôt expédiés seroient ; et moult de choses leur promit à tenir, à jurer et à sceller ; et tant qu’ils en répondirent et dirent : que eux revenus ès cités dessus nommées, ils remontreroient ce au peuple, et auroient conseil et avis de ce faire. Et sur cel état ils se départirent d’Agen et du duc de Bourbon, et retournèrent chacun sur son lieu ; et remontrèrent à ceux auxquels il appartenoit en parler les traités du duc de Bourbon. Lesquels se dérompirent et allèrent tout à néant, car les communautés des cités dessus nommées considérèrent leurs affaires, et comment le royaume de France étoit vexé et molesté de tailles, de fouages et de toutes exactions vilaines dont on pouvoit extorquer argent ; si dirent ainsi : « Si les François dominoient sur nous ils nous tiendroient en ces usages. Encore nous vaut-il mieux être Anglois, quand nous sommes ainsi nés, qui nous tiennent francs et libéraux, que en la subjection des François. Si les Londriens ont déposé le roi Richard et couronné le roi Henry, que nous touche cela ? toujours avons-nous roi. Et nous avons entendu que l’évêque de Londres et messire Thomas de Percy seront bref ici. Si nous informeront de la vérité. Nous avons plus de marchandises, de vins, de laines et de draps aux Anglois, que nous n’avons aux François ; et si nous y inclinons par nature mieux. Gardons que nous fassions traité nul dont nous nous puissions repentir. »

Ainsi se rompirent les traités de Bordelois, des Daxois et des Bayonnois aux François ; ni rien n’en fut fait. Aussi l’évêque de Londres et messire Thomas de Percy, et leur charge de gens d’armes et d’archers, arrivèrent au hâvre de Bordeaux ; dont moult de gens furent réjouis, et aucuns courroucés qui vouloient tenir les partis du roi de France. Et se logèrent ces seigneurs d’Angleterre tous ensemble à l’abbaye de Saint-Andrieu ; et quand ils virent que, point et heure fut, ils remontrèrent à la communauté de Bordeaux l’état d’Angleterre, et ce pourquoi ils étoient venus ; et firent tant que tous se apaisèrent et contentèrent ; et aussi à Dax et à Bayonne. Si demeurèrent ces cités, et toutes les appendances, Angloises. Trop y auroit à faire à les tourner Françoises[2].

Avisé et conseillé fut en France, en l’hôtel du roi, pourtant que on le véoit moult désolé et courroucé de l’aventure laquelle étoit prise à son fils le roi Richard, qu’ils envoyeroient en Angleterre de par le roi aucun seigneur notable et prudent pour voir et savoir l’état de la roine. Si furent priés et chargés de là aller, messire Charles de la Breth et Charles de Hangiers, lesquels au commandement et ordonnance du roi obéirent volontiers. Et ordonnèrent leurs besognes et se départirent de Paris ; et cheminèrent tant qu’ils vinrent à Boulogne ; et là s’arrêtèrent, car ils avoient envoyé un héraut parler au roi Henry ; car sans assurances, quoique trèves fussent entre France et Angleterre, ils ne s’y fussent point volontiers boutés. Le roi Henry, qui moult se sentoit tenu au roi de France, parla à son conseil, car il ne faisoit rien sans conseil. Accordé fut et dit au héraut françois que ce étoit bien la plaisance et volonté du roi et de son conseil que eux et leur compagnie vinssent en Angleterre et tout droit le chemin devers le roi, sans traire ailleurs fors que par congé.

Le héraut françois retourna à Boulogne et dit à ces seigneurs tout ce qu’il avoit impétré. Il leur plut assez bien, puisque autre chose n’en pouvoient avoir. Et firent équipper leurs chevaux en deux vaisseaux passagers, et puis entrèrent ès nefs et prirent le parfont ; et nagèrent tant par l’effort de vent qu’ils vinrent au port de Douvres. Si issirent des vaisseaux et entrèrent en la ville, et trouvèrent un des chevaliers du roi d’Angleterre, que le roi avoit là envoyé pour eux recueillir et conjouir qui les reçut ; et autrefois l’avoient-ils vu à Paris de-lez le roi Henry ; et en furent plutôt accointés messire Charles de la Breth et le sire de Hangiers. Et furent logés en la ville de Douvres bien et honorablement. Et séjournèrent là tant que leurs chevaux fussent traits hors des vaisseaux et rafreschis, et puis montèrent sus et chevauchèrent vers Cantorbie. Et partout où ils s’arrêtoient et venoient, tout | étoit payé et délivré de par le roi. Et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Eltem ; et là trouvèrent le roi Henry, et de son conseil assez pour raison. Le roi leur fit bonne chère, pour l’amour du roi de France auquel il se sentoit moult tenu. Messire Charles de la Breth remontra au roi ce pourquoi il étoit là envoyé et venu. Le roi répondit à ce et dit : « Vous vous trairez à Londres et je serai là dedans quatre jours, et aurai mon conseil ; et serez répondu de ce que vous demandez. » Il leur suffit assez ; et dînèrent ce jour avecques le roi ; et puis après dîner montèrent à cheval et chevauchèrent à Londres ; et avoient toujours le chevalier du roi qui les logea en Grigerche[3], tout au large et à leur aise. Et oncques ne les laissa, mais fut toudis en leur compagnie.

Le roi d’Angleterre vint à Londres, ainsi que dit avoit, et au palais de Wesmoustier. Les seigneurs de France furent signifiés de sa venue. Si s’ordonnèrent pour aller vers lui quand on les manda. Le roi avoit son conseil avecques lui ; et étoient avisés de ce que ils devoient répondre aux seigneurs de France. Et furent répondus, selon leur demande. Ils disoient qu’ils étoient venus en Angleterre et envoyés de par le roi de France et la roine pour voir leur fille la jeune roine d’Angleterre. Et leur fut dit : « Seigneurs, nous ne voulons pas véer que vous ne la voyez ; mais avant que ce soit, vous nous jurerez suffisamment que, de chose nulle qui avenue soit en Angleterre, de Richard de Bordeaux ni d’autre chose, vous ne parlerez ni ferez parler homme des vôtres ; et si vous faisiez le contraire, il est ainsi déterminé, vous courroucerez grandement le pays, et vous mettrez en péril de vos vies. » Les deux chevaliers répondirent, et dirent que point ils ne vouloient briser l’ordonnance qui faite étoit. Mais que ils l’eussent vue et parlé à elle, ils se contenteroient et mettroient au retour.

Depuis ne demoura guère de terme que le comte de Northonbrelande les mena à Havringhes-le-Bourg[4] devers la jeune roine d’Angleterre qui se tenoit pour l’heure. Et là étoient la duchesse d’Irlande, fille au seigneur de Coucy, et la duchesse de Glocestre, et ses filles de-lez elle, et aucunes dames d’Excesses et damoiselles qui lui tenoient compagnie. Le comte de Northonbrelande amena messire Charles de la Breth et le seigneur de Hangiers à Havringhes-le Bourg devers la roine d’Angleterre qui les recueillit doucement et bénignement, et parla assez à eux. Et demanda de son seigneur de père et de sa dame de mère comment ils le faisoient[5]. Ils répondirent : « Bien. » Et parlèrent à grand loisir ensemble ; et tinrent bien ce que promis avoient, car oncques ils n’ouvrirent leurs bouches du roi Richard.

Quand ils eurent fait ce pourquoi ils étoient venus, ils prirent congé à la roine et s’en retournèrent à Londres. Depuis ne demourèrent pas longuement ; et ordonnèrent leurs besognes ; et tous leurs coûtages étoient comptés et payés des officiers du roi ; et se départirent de Londres et vinrent à Eltem ; et dînèrent de-lez le roi qui leur fit donner et présenter beaux joyaux ; et prirent congé au roi assez amiablement ; et le roi leur donna pour l’amour de lui, car il se sentoit moult tenu au roi et à la roine de France ; et leur dit au département : « Dites à tous ceux qui ci vous envoient que la roine d’Angleterre n’aura jà mal ni encombrier, mais tiendra toujours son état grand et bien ordonné, ainsi comme à elle appartient. Et jouira de tous ses droits, car pas ne doit connoître et sentir les mutations aucunes, si elles y sont ou ont été. »

De ces paroles dites de la bouche du roi se contentèrent les deux chevaliers, et se départirent atant, et vinrent ce jour gésir à Dardeforde[6], et le lendemain à Espringhe[7], et puis à Saint-Thomas de Cantorbie, et de là vinrent a Douvres ; et là où ils vinssent et arrêtassent, les officiers du roi comptoient et payoient partout. Et montèrent en mer et vinrent à Boulogne, et puis exploitèrent tant qu’ils vinrent à Paris et trouvèrent le roi et la roine. Si leur recordèrent tout ce que vous avez ouï et comment ils avoient exploité. Si demourèrent les choses en cel état. Nous parlerons encore un petit d’Angleterre.

  1. Robert Braybrooke, doyen de Sarum, et lord chancelier.
  2. Cinquante ans après, le contraire était vrai.
  3. Peut-être dans le quartier de Grace-Church.
  4. Havering at the Bower.
  5. Comment ils se portaient.
  6. Dartford.
  7. Ospringe.