Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre X

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 32-34).
Livre IV. [1389]

CHAPITRE X.

Du trépas du pape Urbain de Rome que on disoit antipape, et comment le pape Clément en escripsit au roi, à ses oncles et à l’université ; et de l’élection du pape Boniface des cardinaux de Rome.


En ce temps trépassa à Rome le pape Urbain sixième[1], de laquelle mort les Romains furent moult courroucés, car moult l’avoient aimé[2]. Si fut enseveli en l’église de Saint-Pierre de Rome, et ses obsèques faits bien et révéremment ; et puis se mirent les cardinaux en conclave pour faire un nouvel pape ; et le firent avant que les nouvelles de la mort dudit Urbain pussent être sçues en Avignon[3]. Si en furent le pape d’Avignon et les cardinaux certifiés de la mort d’Urbain au neuvième jour. Or regardez si ce fut chose tôt scue de Rome en Avignon, Et quand le pape Clément et les cardinaux en eurent la certification, ils se mirent ensemble au palais, et là parlementèrent et proposèrent plusieurs choses ; et eurent entre eux très grandes espérances que le schisme de l’Église se concluroit et faudroit, et que elle retourneroit à vraie union, car trop longuement avoit duré l’erreur. Et pourpensoient que les cardinaux de Rome ne seroient pas bien d’accord de eux mettre en conclave, mais se viendroient rendre pour le mieux au pape d’Avignon. Et furent en celle liesse et espérance tant que autres nouvelles leur revinrent. Et signifièrent au roi de France et certifièrent la mort de cet Urbain, lequel ils appeloient antipape, et lui prièrent généralement et espécialement, pour mieux éclaircir leur besogne, que il voulsist écrire à ses cousins, premièrement au roi d’Allemagne et au roi de Honguerie, au comte de Vertus et au duc d’Austerice qui en celle erreur avoient tenu cel Urbain, que ils s’en voulsissent cesser, et mettre paix et attemprance en l’Église, et à eux montrer par ses lettres et par voies raisonnables que en notre foi ne doit avoir nulle variation, et si comme il n’est que un seul Dieu ès cieux, il ne peut ni doit être de droit que un seul Dieu en terre.

Pour ces jours que la connoissance de ces choses vint au roi de France, le duc de Bourgogne son oncle étoit à Paris de-lez lui, auquel Clément et les cardinaux escrivoient autant bien par une même substance. Si en parla le roi à son oncle, et s’en montra de ces nouvelles grandement réjoui, et dit : « Bel oncle, nous avions grand désir et imagination de aller à puissance de gens d’armes à Rome pour mettre Clément au saint siége de Rome et pour détruire tous incrédules, mais notre chemin est retardé et attempré grandement ; car cet antipape est mort, selon que Clément et les cardinaux nous escripsent et certifient. Et supposons que ils ne feront point à Rome de conclave et d’élection, mais se détermineront cils qui là sont, et s’en viendront mettre en l’obéissance de Clément. Or sommes-nous priés de la partie d’Avignon, et pour la plus grande sûreté, que nous escripsons lettres de douceur à nos cousins le roi d’Allemagne et à son frère le roi de Honguerie, et au comte de Vertus et au duc d’Austerice. Quelle chose nous en conseillez-vous à faire ? »

Le duc de Bourgogne répondit et dit : « Monseigneur, vraie chose est que Urbain est mort, mais nous ne savons encore rien de l’état des cardinaux qui se tiennent à Rome et des Romains, ni si cils cardinaux voudront tenir leur opinion. Forte chose est que ils le laissent, car les Romains sont seigneurs et maîtres d’eux. Et si comme par force ils vouldrent que l’archevêque de Bari fût créé pape, lequel ils ont tenu jusques en fin, secondement ils voudront de force que les cardinaux se mettent en conclave et créent entre eux pape à leur plaisance. Si n’avez que faire de travailler encore trop avant ni prier ceux qui en cel état feroient trop petit pour vous ; et bien l’ont montré jusques à ores. Cessez-vous tant que vous orrez autres nouvelles. Et pourroit advenir que les cardinaux de Rome seroient si mal d’accord que en différend l’un contre l’autre, ou ils se dîssimuleroient contre les Romains et ne voudroient faire ni élire point pape autre que Clément ; et leur promettroient pour adoucir leur fureur et erreur que ils le feroient venir et retraire à Rome, laquelle chose Clément feroit moult volontiers, si l’ordonnance et composition alloit jusques à là. Et si ce vous apparoît clairement, lors seroit-il heure d’escripre à tous les rois chrétiens et seigneurs qui tiennent votre opinion contraire, sur la meilleure forme que on pourroit, pour ôter le schisme de l’Église et remettre en une union, laquelle chose par raison se devroit faire. Or n’en sommes-nous pas assurés ; si nous en faut attendre l’aventure ; et ne demeurera point longuement que nous en orrons nouvelles. »

Quand le duc de Bourgogne eut parlé et remontré au roi de France et à son conseil ce que vous ayez ouï, il n’y eut nul qui contredisist ni répliquât à sa parole, mais se tenoient et tinrent tous cois. Et par espécial la parole sembla au roi être véritable et raisonnable, et dit : « Bel oncle, nous vous crerons, c’est raison ; car plus clair y véez que nous tous ; et de l’affaire de l’Église nous n’en ferons rien sans votre ordonnance et conseil. » Et alors cessèrent à tant leurs paroles, et rentrèrent en autres besognes.

Vous devez savoir que grand’murmuration étoit entre les clercs de l’Université de ces nouvelles. Et cessoient de lire et d’étudier ; et n’avoient puissance ni affection de rien faire, pour le grand désir qui les inclinoit à savoir comment les cardinaux de Rome se maintiendroient, ou si ils feroient élection, ou si ils s’en cesseroient et se retourneroient au pape d’Avignon. Ils mettoient tout le fait en doute et s’en débattoient et arguoient entre eux. Bien savoient que Clément avoit rescript au roi, au duc de Touraine, au duc de Bourgogne et au conseil du roi sur l’état que ici dessus est devisé ; car aussi généralement et espécialement il en avoit écrit à l’Université, afin que ils y voulsissent adresser selon leur pouvoir et faire bonne diligence. Et en proposoient entre eux les clercs en parlant et en devisant plusieurs choses. Et disoient cils qui l’avancement de Clément vouloient : « Il est heure que le roi et nos seigneurs de France escripvent aux grands chefs de la chrétienté, tels que au roi d’Allemagne, au roi de Honguerie, au seigneur de Milan, au duc d’Austerice et à ceux qui tiennent notre opinion contraire, afin que ils se veuillent retourner et mettre en bon état, car c’est une chose qui moult y pourroit valoir et aider. » Et advint que par trois fois sur trois jours les plus notables clercs se mirent ensemble, et s’en vinrent à Saint-Pol sur l’état que pour parler au roi et à son conseil, et lui prier que il voulsist obvier à ce schisme et descendre à l’ordonnance du pape, qui leur avoit doucement rescript et humblement. Mais quand ils furent venus à Saint-Pol, ils ne furent de rien répondus, mais se dissimula-t-on trop fort à l’encontre d’eux, tant que mal s’en contentèrent ; et finablement ce les appaisa que on ouït sur briefs jours autres nouvelles ; car les cardinaux de Rome se mirent en conclave, et firent tantôt pape du cardinal de Naples, un vaillant clerc et prud’homme, et fut nommé Boniface.

Quand le roi de France et les seigneurs en furent certifiés, si furent tout pensifs ; et imaginoient bien que les choses se tailloient de demeurer un moult long-temps en cel état : « Or regardez, monseigneur, dit le duc de Bourgogne au roi de France, si vos escriptions eussent été bien perdues où on vouloit que vous en escripsiez. Il en est advenu tout ce que je proposois. » — « Bel oncle, dit le roi, vous dites voire. » Or furent grâces ouvertes à Rome de par ce Boniface, et signifié par toutes les provinces aux clercs qui de lui tenoient et obéissoient. Si se mirent cils qui grâces vouloient avoir au chemin pour aller à Rome ; et quand ils approchèrent la marche d’Ancône et la Roumanie cheminoient en grand péril, car messire Bernard de la Salle, qui gardoit la frontière et faisoit guerre aux Romains de par le pape Clément, fit garder et guetter les clercs par passages et par chemins, et leur fit moult de maux, et en y eut beaucoup en cette saison d’occis et de perdus. Nous nous souffrirons pour le présent à parler de ces papes et proposerons autres besognes.

  1. Il mourut le 18 octobre 1389, après onze ans six mois et neuf jours de pontificat. On ne sait pas encore quel était le véritable pape, de lui ou de son concurrent Clément VII.
  2. Les Romains l’avaient fait élire pape parce qu’il était Romain, mais ils le détestèrent bientôt pour ses actes tyranniques.
  3. Boniface IX (Pierre Tomacelli, dit le cardinal de Naples) fut élu pape le 2 novembre 1389 par quatorze cardinaux, et couronné le 9 du même mois.