Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 34-40).
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Livre IV. [1389]

CHAPITRE XI.

De la rendation et prise du fort châtel de Mont-Ventadour en Limousin que souloit tenir Geoffroy Tête-Noire.


Vous savez comment Geoffroy Tête-Noire, qui capitaine avoit été un long temps du fort châtel de Mont-Ventadour en Limousin, régna, et comment vaillamment il le tint contre tout homme tant qu’il vesquit ; et avoit en son vivant mis le pays à pactis plus de trente lieues autour de lui ; et avez ouï comment il mourut et par quelle incidence ; et comment au lit mortel il ordonna ses deux neveux Alain Roux et Pierre Roux à être capitaines du dit châtel de Mont-Ventadour après sa mort ; et fit en la présence de lui, tous les compagnons qui là dedans se tenoient, jurer foi, loyauté, hommage, service et vraie obéissance aux deux capitaines dessus nommés. Après la mort de ce Geoffroy Tête-Noire, ses deux neveux régnèrent un temps grandement, et tinrent toujours le pays en guerre et en composition de pactis. Et pourtant que cil châtel de Mont-Ventadour est héritage au duc de Berry, car jà l’acquit-il par achat au comte de Montpensier, et en portoit son fils Jean de Berry le nom et le titre, il venoit et tournoit à déplaisance trop grandement au duc de Berry, mais amender ne le pouvoit. Si l’avoit-il fait assiéger par plusieurs fois par bastides, autrement non, et moult contraindre ; mais ceux qui dedans étoient n’en faisoient compte ; et issoient quand ils vouloient, et chevauchoient sur le pays ; et ne vouloient cils Pierre et Alain Roux obéir ni tenir nulle trève que le roi de France et le roi d’Angleterre eussent ensemble. Et disoient qu’ils n’y étoient en rien tenus d’obéir ; mais feroient guerre toutes fois et quantes fois que il leur plairoit, dont le pays d’Auvergne et de Limousin se tenoit à moult travaillé. Et pour y obvier et remédier, messire Guillaume le Boutillier, un gentil chevalier d’Auvergne, messire Jean Bonne-Lance et messire Louis d’Aubière, et plusieurs autres chevaliers et écuyers d’Auvergne et de Limousin, avoient mis les bastides d’environ Ventadour, et se tenoient là aux coûtages du pays et s’étoient tenus toute la saison. Or advint à ce temps, si comme je fus pour lors informé, que Alain et Pierre Roux jetèrent adonc leur visée que ils prendroient et attrapperoient messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance qui trop de contraires leur faisoient. Et vous dis que ce fut sur telle forme et telle ordonnance que ces deux frères imaginèrent entre eux : « Nous leur signifierons, ce dirent-ils, tout secrètement, que nous leur rendrons la forteresse pour une somme de florins que ils apporteront avecques eux, et que nous sommes tous tannés et lassés de là tenir, ni plus n’y voulons demeurer, et nous en voulons retourner en notre pays, ou là bon nous semblera : ils y entendront volontiers, car le duc de Berry le désire moult à ravoir ; et ne le ferons pas en vendage une si grande somme de florins que on ne les trouve tantôt tout appareillés. Et quelle somme demanderons-nous ? Dix mille francs tant seulement ; c’est assez, car encore aurons-nous le corps des deux chevaliers, et par une belle embûche de gens d’armes que nous mettrons en une tour. » Or regardez la folle imagination que ces deux Bretons eurent de trahir ainsi ces deux chevaliers et d’avoir leur argent. Si mal leur en prit, ils n’en sont point à plaindre.

Sur l’état que ils devisèrent et proposèrent, ils boutèrent hors du châtel de Ventadour un de leurs varlets et lui dirent : « Va-t’en jusques aux bastides des François et te laisse prendre hardiment ; mais requiers que tu sois mené jusques à messire Guillaume le Boutillier et à Bonne-Lance. Et auquel que tu viendras premièrement baille ces lettres de par nous, et en demande avoir réponse, car elle nous touche, et aussi fait-il à eux grandement. »

Le varlet dit que il feroit bien le message, qui n’y pensoit que tout bien ; et se départit d’eux. Si chevaucha tant que il vint aux bastides des François. On vint au devant de lui quand on le vit approcher ; et lui fut demandé quelle chose il quéroit ni demandoit. Il répondit qu’il vouloit parler à messire Guillaume le Boutillier ou à messire Jean Bonne-Lance. Il fut mené jusques à eux, car tous les deux pour l’heure étoient ensemble. Quand il fut en leur présence, il les inclina et les traist à une part, et leur bailla la lettre et dit ainsi ; que Alain et Pierre Roux la leur envoyent. De ces nouvelles furent-ils tous émerveillés, pourtant que les capitaines de Ventadour leur escripvoient ; et prirent la lettre et l’ouvrirent et la lisirent ; et étoit contenu dedans la lettre seulement que volontiers Alain Roux et Pierre Roux auroient parlement à eux et pour leur profit.

Quand ils ouïrent ces nouvelles, encore furent-ils plus émerveillés que devant, et se doutèrent de trahison ; et toutes voies ils s’avisèrent l’un par l’autre que, pour savoir quelle chose ils vouloient, ils leur signifieroient que, si ils venoient au dehors du fort, ils les assureroient d’eux et des leurs tant que ils seroient rentrés dedans leur fort. Ce fut la réponse que le varlet rapporta arrière à ses maîtres. Si dirent Alain et Pierre Roux : « Nous pouvons-nous assurer sur tels paroles ? » — « Oil, dirent-ils, tout considéré, puisque la foi et leur scellé y est. Ce sont loyaux chevaliers, et aussi nous leur parlerons de traité où ils entendront volontiers. »

Quand ce vint au lendemain à heure de tierce, ils firent ouvrir un guichet joignant à la porte et avaler une planche, et là s’appuyèrent aux chaînes, tant et si longuement que messire Guillaume le Boutillier et Bonne-Lance furent venus ; et descendirent devant le pont jus de leurs chevaux, et firent leurs gens traire arrière, quand ils virent les capitaines qui étoient sur la planche au dehors du fort. Si dirent les deux Bretons de Ventadour : « Nous pouvons-nous assurer de passer outre pour avoir parlement à vous ? » — « Oil, répondirent les chevaliers ; et aussi de votre côté n’y a-t-il nulle trahison ? » — « Nennil, répondirent les Bretons, car trèves sont. Or venez donc sûrement parler ici à nous. » Alain et Pierre Roux passèrent à ces mots outre la planche et vinrent où les autres étoient. Or furent-ils eux quatre. Les deux chevaliers leur demandèrent : « Quel traité et parlement voulez-vous avoir à nous ? Êtes-vous en volonté de nous rendre le fort de Ventadour ? » — « Oil, répondirent-ils, par une condition, que nous voulons avoir dix mille francs tant seulement ; pour les pourvéances, car nous sommes tannés de guerroyer, et nous voulons retraire en Bretagne ou autre part, là où mieux nous plaira. »

Les deux chevaliers, qui furent tout réjouis de ces paroles, répondirent et dirent : « Vous parlez de marchandise et nous y entendrons volontiers ; mais tant que pour le présent nous n’avons point l’argent appareillé. Si le pourvoirons et ferons tant que nous l’aurons. » — « Quand vous l’aurez pourvu, répondirent cils de Ventadour, si le nous signifiez et nous tiendrons le marché ; mais demenez cette chose sagement et secrètement, car si il étoit sçu entre les compagnons de Ventadour, ils nous prendroient à force et occiroient. Ainsi faudriez-vous à votre entente. » Répondit messire Guillaume le Boutillier : « Ne vous doutez. Nous demenerons la chose tellement que vous n’y aurez point de dommage. » À ces paroles ils se partirent et prirent congé les uns aux autres ; et rentrèrent les Bretons au fort de Ventadour, et les chevaliers retournèrent à leurs logis.

Messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance, qui ne pensoient à cette ordonnance que tout bien pour eux, et ne cuidoient pas que les deux Bretons les voulsissent trahir ni decevoir pour avoir leurs corps ni leur argent, escripvirent tantôt unes lettres au mieux faites que ils purent et le mieux dictées, pour envoyer au duc de Berry, qui pour ces jours se tenoit à Riom en Auvergne ; et prirent un gentil homme des leurs qui bien savoit parler, qui se nommoit Guyonnet de Saint-Vidal, et l’informèrent de tout le fait, et lui dirent que rien il n’oubliât à dire au duc de Berry. Et pensoient que de ces nouvelles il seroit moult réjoui, car fort désiroit, et avoit désiré grand temps, à ravoir le châtel de Mont-Ventadour. L’écuyer prit les lettres à l’ordonnance et parole des deux chevaliers et se départit des bastides, informé quelle chose il devoit dire et faire. Et tant chevaucha, traversant Limousin et Auvergne, qu’il vint à Riom ; et là, ce m’est avis, trouva le duc de Berry. Il s’agenouilla devant lui, et lui bailla les lettres en recommandant les chevaliers à lui, ainsi que le sçut faire. Le duc prit les lettres, les ouvrit et lisit ; et quand il eut bien entendu et conçu de quoi elles parloient, si fut grandement réjoui, et commanda à ses maîtres-d’hôtel que on pensât bien de lui. Il fut fait.

Le duc de Berry, assez tôt après ce que l’écuyer fut venu et qu’il eut reçu les lettres, appela son conseil et ses trésoriers, et ceux que pour le temps il avoit de-lez lui, et leur dit : « Véez-cy grandes nouvelles. Nos chevaliers qui tiennent les bastides devant Ventadour nous ont escript que ils sont en certain traité envers Alain et Pierre Roux, lesquels veulent rendre le fort de Ventadour pour la somme de dix mille francs. Ce n’est pas grand’chose : il coûte et a coûté tous les ans au pays d’Auvergne et de Limousin, à eux tenir en guerre, soixante mille francs ; nous voulons accepter ce marché, et nous en délivrons du prendre afin que point ne se repentent. Or sus, trésoriers, trouvez la somme de dix mille francs ; nous les prêterons, c’est raison. Et quand nous serons en possession dudit châtel, nous en ferons en Limousin et sur les terres ou frontières où ils ont tenu leurs pactis une taille. Ils rendront largement au double. » — « Monseigneur, répondirent les trésoriers, nous sommes tout prêts ; mais que vous nous donnez cinq ou six jours de pourvéance. » — « Vous l’avez, » dit le duc.

Sur cel état la chose fut arrêtée et conclue. Les trésoriers se pourvurent, et appareillèrent tout l’argent en couronnes d’or et en francs de France, et fut mise la finance en quatre petits sommiers. Ce propre jour que cils qui commis y étoient pour porter aux chevaliers dessus nommés devoient partir, et jà étoit tout ordonné pour mouvoir, vinrent à Riom devers le duc de Berry le Dauphin d’Auvergne et le sire de Revel, pour besogner d’aucunes choses, ainsi que on a à faire à la fois devers les seigneurs. Ils furent les bienvenus du duc ; et il qui étoit tout réjoui de ce que il pouvoit, ce lui sembloit, à si bon marché ravoir le châtel de Mont-Ventadour, ne s’en voult pas taire aux seigneurs dessus nommés, et leur montra les lettres de messire Guillaume le Boutillier et de messire Jean Bonne-Lance. Quand ils l’eurent ouï, ils pensèrent sus un petit ; et le duc qui les vit penser leur demanda : « À quoi pensez-vous ? Y véez-vous point de soupçon ? Dites-le-moi avant que l’argent voise plus avant. » — « Monseigneur, répondit le comte Dauphin, vous savez comment le comte d’Armignac et moi sommes ordonnés, et avons été un grand temps, de par le pays d’Auvergne, de Caoursin, de Rouergue et de Limousin, à racheter et à retraire à nous les forts et garnisons contraires et ennemis aux sénéchaussées dessus dites, et en avons eu plusieurs traités ; et oncques, pour chose que nous pussions faire, nous ne pûmes amener à traité ceux de Ventadour qu’ils voulsissent rendre ni vendre leur fort, par quelconque voie ni manière que ce fût ; ni à peine, quand nous envoyions devers eux, ils nous daignoient répondre ; et si savons véritablement que, si ils font ce traité dont vous nous avez parlé, ce ne sera que par deffaute de vivres, car, si nulles pourvéances n’entroient dedans huit ans au fort de Ventadour, si en ont-ils assez ; et pour ce nous nous émerveillons à présent qui les meut à ce faire ; et faisons doute que il n’y ait trahison, car gens d’armes enclos en forteresses qui ont poursuivi routes sont trop imaginatifs ; et quand leur imagination s’incline sur le mal, ils y savent trop bien adresser. Si que, monseigneur, ayez avis sur ce. » — « En nom Dieu ! dit le duc de Berry, vous ne dites pas grand’merveille, et si avez bien parlé quand vous m’avez avisé de ce propos. Si y pourvoirons mieux que devant. »

Le duc de Berry appela un de ses chevaliers, qui se nommoit messire Pierre Mespin, et lui dit : « Vous en irez avec la finance aux bastides de Ventadour. Vous là venu, vous direz de par nous à nos chevaliers Guillaume le Boutillier et Bonne-Lance, que de ce traité dont ils nous ont écrit ils usent sagement, et qu’ils ne se confient pas trop sur ces Bretons de Ventadour, car nous avons de côté ouï nouvelles que ils ne savent pas. Pour ce ils soient avisés de tous points. » Le chevalier répondit : « À la bonne heure. » Il s’ordonna tantôt et fut prêt, et se départit de Riom avecques la finance. Si chevauchèrent tant, il et sa route, qu’ils vinrent aux bastides et aux logis de leurs gens et trouvèrent les compagnons qui les recueillirent liement. Les sommiers furent déchargés et mis en sauf lieu. Messire Pierre Mespin, quand il et les deux chevaliers eurent parlé un petit ensemble, ouvrit le message dont il étoit chargé et dit ainsi : « Vous, messire Guillaume, et vous, messire Jean, monseigneur de Berry vous mande par moi que de ce traité que vous avez à ceux de Ventadour vous ouvrez sagement, par quoi vous ne perdez vos corps et la finance que monseigneur vous envoie. Et me dit ainsi, que il a ouï nouvelle à senestre qui pas ne lui plaisent, et pour tant veut-il que vous en soyez au-dessus et avisés, car il se doute de trahison. Par trop de fois les pays d’Auvergne et de Limousin eussent donné au rachat de Ventadour soixante mille francs, et ils l’offrent à présent pour dix mille, c’est qui met monseigneur et son conseil en soupçon. »

Les deux chevaliers de cette parole furent tout pensifs, et répondirent en disant : « Double sens vaut trop mieux que un seul. Vous dites bien ; et grands mercis de ce que vous nous avisez. Vous demeurerez ici de-lez nous, et nous aiderez à conseiller ; c’est bien raison : dedans deux jours vous verrez, et nous le verrons aussi, comment les besognes voudront porter. »

Messire Pierre Mespin répondit que il demeureroit volontiers, et demeura. Assez tôt après, les deux chevaliers dessus nommés envoyèrent un de leurs varlets au châtel de Ventadour, car trèves étoient, en signifiant aux capitaines Alain et Pierre Roux que les dix mille francs étoient tous prêts, et que ils tinssent leur convenant, ainsi que promis l’avoient. Ils répondirent que si feroient-ils, ni jà au contraire n’en iroient, et que quand ils voudroient qu’ils vinssent, ils leur nonceroient et signifieroient.

Alain et Pierre Roux qui à nul bien ne pensoient, si comme il fut sçu et prouvé sur eux, avoient jà leur fait tout bâti et ordonné pour prendre messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance ; et avoient jeté leur visée ainsi. À l’entrée du châtel de Ventadour par dedans, a une grosse tour qui est maîtresse et souveraine de la porte du châtel, ni sans cette tour on ne peut être seigneur du châtel, et tenoient toujours ceux du fort, pour les aventures, cette tour garnie de pourvéances et d’artillerie, afin que si surpris eussent été, leur retrait fût en la tour. Les deux Bretons, qui n’entendoient que à malice, pourvéirent cette tour de trente compagnons bien armés et adoubés[1], afin que, quand les François seroient dedans le châtel et ils cuideroient être tous maîtres et seigneurs du fort et assurés, sur le tard ces trente sourderoient hors et les prendroient et occiroient à volonté.

Tout ce ordonné, ils envoyèrent dire à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que ils vinssent sûrement, et apportassent avecques eux l’argent que apporter devoient, et on leur ouvriroit le fort. Les chevaliers François de ces nouvelles furent tout réveillés, et répondirent au varlet qui là étoit venu, et dirent : « Retourne vers tes maîtres, et leur dis de par nous que demain au matin nous irons celle part. » Le varlet partit et retourna arrière. Les chevaliers demeurèrent et eurent conseil et avis ensemble plus grand et plus fort que ils n’avoient eu au devant, pour cause des nouvelles que messire Pierre Mespin leur avoit apportées de par le duc de Berry. Ordonné fut, conclu et conseillé entre eux, que ils mettroient leurs gens en embûche assez près du châtel, et eux premiers iroient armés à la couverte et enverroient trente hommes des leurs, lesquels seroient aussi couvertement armés ; et eux venus et entrés dedans le fort de Ventadour, ils regarderoient bien parfaitement l’ordonnance et le convenant du fort ; et si nulle doute ni soupçon y pouvoient être ni naître, et si rien véoient que en doute les mît, ils sonneroient un cor et saisiroient le pont. Et le son de ce cor ouï, l’embûche saudroit avant à pointe d’éperons, et descendroient devant la porte et s’en saisiroient, et du châtel aussi.

Tout en telle manière comme ils ordonnèrent ils le firent. À lendemain ils furent tous pourvus et chevauchèrent devant ; et mirent en embûche bien largement six vingt lances ; et eux trentièmes, armés à la couverte, vinrent à Ventadour et menèrent messire Pierre Mespin avecques eux pour avoir plus de conseil, et n’oublièrent pas la finance, mais étoit en quatre pannerets moult faiticement sur deux forts chevaux de sommiers. Ils trouvèrent Alain et Pierre Roux à la barrière, lesquels l’ouvrirent toute arrière à l’encontre d’eux : ils passèrent outre. Quand ils furent outre et dedans la porte, Alain Roux et son frère la vouldrent reclorre, mais les chevaliers de France leur dirent : « Souffrez-vous marchandise léale ou non ? Vous savez que vous nous devez rendre le châtel, parmi dix mille francs payant, ils sont tous prêts. Vous le véez devant vous sur ces sommiers ; si nous tenez loyauté et nous le vous tiendrons aussi. » À ces paroles ne sçurent que répondre Alain Roux ni Pierre Roux, et pour mettre les François hors de toutes suspicions, ils répondirent : « Vous parlez bien et nous le ferons ainsi que vous voudrez. » Ils passèrent outre, et demeura la barrière ouverte, car si elle eût été close, ceux de l’embûche n’y fussent jamais venus à temps selon le tour de fausseté dont les Bretons leur vouloient jouer, et pour ce l’auroient les penseurs si n’étoient les contrepenseurs.

Tous entrèrent en la porte, François et Bretons. Alain Roux et Pierre Roux vinrent refermer la porte, mais les François dirent à Alain : « Laissez la porte ouverte : nous la voulons avoir ouverte, et c’est raison. Nous sommes tout prêts de vous livrer l’argent, si comme ordonnance et convenance porte. » — « Or ça, répondirent les Bretons ; mettez donc l’argent avant. » — « Volontiers, répondirent-ils. » Là étendirent en-mi place les Bretons un drap de lit ; et furent les florins tous épars sus. Entretant que Alain et Pierre Roux entendoient à regarder la finance en laquelle il y avoit un beau mont de florins, les trois chevaliers entendoient aussi à regarder le convenant et le demaine du châtel. Si dit messire Pierre Mespin à messire Guillaume le Boutillier : « Faites ouvrir celle tour avant que vous mettez votre argent outre, car il y pourroit là dedans avoir une embûche par quoi nous serions tous attrapés et perdrions notre corps et notre argent. » Aussi, à ces mots, messire Guillaume le Boutillier dit : « Alain, faites-nous ouvrir celle tour. Nous voulons que celle tour soit ouverte avant que nous vous délivrons ce ni quoi. » Alain répondit que non feroit et que les clefs en étoient perdues. Sitôt comme il eut dit ce mot, les chevaliers entrèrent en plus grand souspeçon que devant, et dirent ainsi : « Alain, il ne peut être que de la souveraine tour et garde de céans vous ayez les clefs perdues. Ouvrez-la-nous bellement ou nous la ferons ouvrir à force ; car vous nous avez promis et juré à rendre et délivrer le châtel tout ainsi comme il est, sans fraude, mal-engin, barat ni cautèle, et vous devez avoir dix mille francs ; vous les véez tous appareillés sur cette aubarde[2]. » Alain répondit, et dit encore ainsi : « Je ne l’ouvrirai pas ni ne ferai ouvrir, jusques à tant que j’aurai reçu les deniers et mis en sauf lieu et sûr ; et quand je les aurai reçus je requerrai les clefs. » Répondirent les chevaliers : « Nous ne voulons pas tant attendre ; et vous disons clairement, sur vos paroles nous n’espérons nul bien ; et montrez que vous nous voulez décevoir et trahir. Si mettons la main à vous, et à vous aussi, Pierre Roux, de par le roi, notre souverain seigneur et monseigneur de Berry ; et sera la tour ouverte incontinent, et dussions rompre l’huis à force ; et seront tous lieux de céans serchés haut et bas pour voir et savoir que vous n’y ayez mis ni rescons[3] nulle embûche. Si nous trouvons dedans le châtel chose qui à trouver ne fasse, vous êtes perdus sans pardon ni rémission nulle, car raison le voudra. Et si nous trouvons le châtel en bon convenant, ainsi que en léale marchandise doit porter, nous vous tiendrons en votre marché bien et paisiblement, et vous ferons conduire en sauf lieu et sûr jusques ens ès portes d’Avignon, si il vous besogne. » Quand Alain et Pierre Roux entendirent ces paroles et ils se virent arrêtés, si furent tout ébahis, et devinrent ainsi que demi-morts ; et se repentoient en courage trop fort de ce que si avant avoient parlé, car ils véoient bien que ils s’étoient déçus. Les François perçurent bien que ils étoient coupables de ce dont ils les soupçonnoient et que la chose n’étoit pas en bon état : si firent signe à un des leurs qui portoit le cor, que il le sonnât pour faire saillir avant l’embûche. Il le sonna. Ceux de l’embûche l’ouïrent. Si férirent tantôt chevaux des éperons et dirent : « Allons, allons à Ventadour, car ou nous y demande ; nos gens n’ont pas trouvé la chose en bon convenant pour Alain et Pierre Roux. Il y a quelque trahison. » Ceux de l’embûche furent tantôt venus au châtel, car ils n’étoient pas loin ; la barrière étoit ouverte et la porte aussi, et bien gardée des François. Les Bretons du fort n’en furent pas maîtres. Si entrèrent dedans abandonnément, et trouvèrent leurs capitaines en-mi la cour, qui parloient aux Bretons.

Or furent plus ébahis assez que devant Alain et Pierre Roux, quand ils se virent ainsi environnés de leurs ennemis, et si se sentoient à trop forfaits. Ceux qui étoient enclos dedans la tour ne savoient rien de ce convenant, ni savoir, ni voir ne pouvoient, car la tour étoit trop épaisse. Les aucuns disoient : « J’ai ouï en la place grand son de murmuration ; nous pourrions être tous attrapés, car François sont trop subtils. Nous cuidions prendre, mais nous serons pris. Alain s’est déçu et nous aussi ; et ne pouvons de cy issir, si ce n’est par son congé. »

Sachez que ils voulsissent bien être autre part, et à bonne cause, car mauvais jour leur ajournera et à Alain et à Pierre Roux aussi. Car quand messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance se virent au-dessus du châtel, si parlèrent et firent leur fait plus hardiment, et les florins qui étoient épars sur le tapis ils remirent ens ès paniers, véant Alain et Pierre Roux qui étoient jà saisis des compagnons. Et dirent de rechef : « Alain, et vous Pierre, enseignez-nous les clefs de celle tour, car il nous faut entrer dedans et voir ce qui y est. » Cils, qui prolongeoient tant qu’ils pouvoient, disoient : « Commencez ailleurs et puis vous retournerez par ici. » Les chevaliers répondirent : « Alain, vous y mettez trop longuement, car nous voulons cy commencer ; et si vous ne vous délivrez, nous vous occirons ici de bonnes dagues. » Les deux, qui ouïrent ces paroles, doutèrent la mort, car voirement on la fuit tant comme on peut, et au voir dire il vaulsist trop mieux, et plus honorable leur eût été que on les eût là occis que déportés, car depuis, par ce fait, ils moururent de mort honteuse, si comme vous orrez recorder incontinent en l’histoire. Encore, en ce detri, si avisa Alain Roux et trouva un autre art de pratique, assez subtil si rien lui eût valu, et dit : « Messire Guillaume, et vous messire Jean, il est bien vérité que là, dedans celle tour, a jusques à trente hommes armés, et les y avons mis, moi et mon frère ; et les y avons fait entrer à grand’peine, car bien savions que jamais ils ne se fussent inclinés ni accordés à notre traité ; et pour ce les avons-nous enfermés par devers nous pour être au-dessus d’eux, tant que vous eussiez la possession du fort ; et les y lairons volontiers si vous le voulez ; ce seront vos prisonniers ; mais baillez-nous les deniers tous ou en partie, ainsi que faire le devez ; si nous en laissez aller. »

Les chevaliers, quand ils ouïrent ces nouvelles, s’en contentèrent assez, et puis se ravisa messire Guillaume le Boutillier et dit : « Comment qu’il soit, avant que nous mettons l’argent jus ni plus hors des paniers, nous voulons avoir connoissance de toutes les clefs de céans, et nous montrerez les lieux où elles vont. » Alain vit bien et entendit que il ne pouvoit finer autrement ; si les envoya quérir en une chambre où elles étoient. Quand elles furent apportées sur la place, on lui demanda : « Or nous enseignez comment ni où elles vont, ni que elles defferment. » Trop envis leur montroit Alain les clefs de la grosse tour, car sa destruction y gisoit. Toutes voies ils les eurent, et deffermèrent la tour, et trouvèrent tous les trente compagnons très bien armés qui dedans étoient mucés. Alain fut tout éhahi quand il vit que les chevaliers François se mirent en ordonnance devant l’huis, et leurs gens, et il ouït les paroles que messire Guillaume le Boutillier dit, qui furent telles que je vous dirai : « Entre vous qui là dedans avez été enclos, issez tout bellement et sans effroi, si vous ne voulez être tous morts. Nous vous prendrons à prisonniers, et n’aurez garde de mort si vous nous voulez dire vérité. » Quand ceux virent les François et ils entendirent que on leur vouloit faire celle grâce que pour être prisonniers, si mirent jus toutes leurs armures et s’en virent rendre à eux tout bellement, car défense ne leur valoit rien. Or furent pris ces trente hommes, mis à part, et examinés bien et loyaument. Ils connurent le fait et la trahison, en la présence de Alain et de Pierre Roux qui ne le pouvoient nier. Si dirent adoncques à eux les chevaliers de France : « Il nous déplaît grandement de ce que nous vous trouvons en celle deffaute. Nous ne vous en punirons pas, car la matière est trop grande ; nous en lairons convenir monseigneur de Berry ; et si il veut avoir pitié de vous, nous le voulons bien. Espoir l’en aura-t-il pour le grand plaisir que il aura de la prise de ce châtel, car c’étoit le châtel du monde que il convoitoît plus à r’avoir. » Encore fit celle parole à Alain Roux et à Pierre Roux, qui se véoient attrapés grand bien, pour la détriance. On les mit tous deux en une chambre, et bonnes gardes sur eux, et les autres aussi en tours et en chambres bien fermées, et puis fut le châtel visité haut et bas, et y trouvèrent les François assez de pourvéances. Toutes y laissèrent sans rien vider ni partir, fors que l’or, l’argent et les armures. Tout ce fut mis à butin, et en eut chacun sa part, et les prisonniers demeurèrent aux chevaliers.

En la forme et manière que je vous recorde fut le fort châtel de Ventadour repris des François en celle saison. Messire Guillaume le Boutillier y ordonna capitaine pour le garder un écuyer de Limousin, vaillant homme et sage, qui s’appeloit Pierre Madich, et avec lui bien trente lances de bonnes gens, et rançonnèrent ceux qui à rançonner faisoient. Et aux plusieurs forts et grands pillards François reniés ils firent trancher les têtes, ou pendre à un gibet que on fit tout neuf devant le fort. Quand ils eurent ordonné du lieu, les chevaliers se départirent et avisèrent qu’ils iroient à Riom devers le duc de Berry, et lui mèneroient Alain et Pierre Roux.

Nouvelles se espartirent partout que le fort châtel de Ventadour étoit repris. Les pays d’Auvergne et de Limousin et des marches voisines en furent grandement réjouis, car les ennemis du royaume de France l’avoient tenu plus de quinze ans, et en ce terme fait moult de dommages et de contraires au pays, et moult de gens appovri. Messire Guillaume le Boutillier trouva dedans le fort de Ventadour un jeune écuyer Breton moult bel enfant, que on nommoit le Monadich[4], et avoit été cousin à Geoffroy-Tête-Noire ; et étoit nouvellement là venu pour apprendre les armes, et étoit issu hors d’une abbaye de Bretagne, car point ne vouloit être moine. Les compagnons François le vouloient prendre ou décoller avecques les autres. Mais le chevalier en eut pitié et lui sauva la vie, parmi tant qu’il jura qu’il le serviroit jusques à sa volonté, et demeureroit bon François, et il le fut.

Depuis ne séjournèrent-ils point longuement, mais se mirent au retour pour venir devers le duc de Berry ; et se défirent les bastides, et se départirent les gens d’armes, et retourna chacun en son lieu. Mais les capitaines vinrent à Riom devers le duc de Berry, et menèrent en leur compagnie les chevaliers bretons qui étoient bien ébahis ; et prioient sur le chemin à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que, pour Dieu et en pitié, ils ne voulsissent pas le duc de Berry informer trop dur à l’encontre d’eux. Ils lui eurent en convenant. Tant chevauchèrent qu’ils vinrent à Riom et là trouvèrent le duc et la duchesse. Le duc recueillit à grand’joie ses gens, car moult tenoit à bel et à grand le conquêt du châtel de Ventadour, et leur donna de beaux dons et présens. Les chevaliers demandèrent au duc quelle chose il vouloit que on fît de Alain et de Pierre Roux. Il répondit qu’il s’en conseilleroit, si comme il fit ; et trouva en son conseil qu’il les envoyeroit en France devers le roi. Donc fut mandé le sénéchal d’Auvergne. Il vint ; on lui délivra les deux Bretons dessus dits, et cil les amena en France à Paris. Et furent mis et emprisonnés au châtel de Saint-Antoine en la garde du vicomte d’Asci, qui gardien et châtelain étoit pour le temps dudit châtel. Ils n’y furent point trop longuement, mais furent rendus et délivrés au prévôt de Paris, et amenés en Châtelet et là jugés à mourir comme traîtres et robeurs au royaume de France. Si furent délivrés au bourrel, et mis et liés sur une charrette, et amenés à la trompette jusques à une place que on dit aux Halles, et là mis au pilori et tournés quatre tours devant tout le peuple. Et là furent lus et publiés tous leurs faits, et puis furent décollés et écartelés, et envoyés les quartiers aux quatre souveraines portes de la ville. Ainsi finirent Alain Roux et Pierre Roux, et perdirent les vies honteusement et le fort châtel de Mont-Ventadour.

  1. Revêtus de toutes les armures défensives et offensives des chevaliers.
  2. Terrain planté d’aubiers.
  3. Caché.
  4. Petit moine.