Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 207-213).

CHAPITRE XLII.

La devise du voyage et de la conquête que le roi Richard fit en Irlande, et comment il mit en son obéissance quatre rois d’icelui pays.


« Messire Jean, dit Henry Crystède, avez-vous point encore trouvé en ce pays ni en la cour du roi notre sire, qui vous ait dit ni parlé du voyage que le roi a fait en celle saison en Irlande, et la manière comment quatre rois d’Irlande, grands seigneurs, sont venus à obéissance au roi d’Angleterre ? » Et je répondis pour mieux avoir matière de parler : « Nennil. » — « Et je le vous dirai, dit l’écuyer, qui pouvoit être pour lors en l’âge de cinquante ans, afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle, quand vous serez retourné en votre pays, et vous aurez, de ce faire, plaisance et loisir. »

De cette parole je fus tout réjoui et répondis : « Grands mercis. »

Lors commença Henry Cristède à parler et dit ainsi : « Il n’est point en mémoire que oncques roi d’Angleterre ait eu, pour aller en Irlande et faire guerre aux Irlandois, si grand appareil de gens d’armes et d’archers, comme le roi a eu celle saison, et tenu plus de neuf mois sur la frontière d’Irlande et à grands coûtages. Et tous ses dépens a payé trop volontiers son pays ; et tiennent tout à bien employé les marchands des cités et des bonnes villes d’Angleterre, quand ils voient que le roi est retourné à son honneur de ce voyage, et n’a fait sa guerre fors de gentils hommes et d’archers. Et étoient en la compagnie du roi bien largement quatre mille chevaliers et écuyers et trente mille archers, et tous bien payés et délivrés de semaine en semaine, tant que tous s’en contentent. Et vous dis, pour vous mieux informer de la vérité, que Irlande est un des malaisés pays du monde à guerroyer et à soumettre, car il est formé étrangement et sauvagement de hautes forêts, de grosses yauves[1], de crolières[2] et de lieux inhabitables ; et n’y sait-on comment entrer pour eux porter dommage et faire guerre ; car quand ils veulent, on ne sait à qui parler, ni on n’y trouve nulle ville. Et se recueillent Irlandois ès bois et forêts, et demeurent en tranchées faites dessous arbres, en haies et en buissons, ainsi comme bêtes sauvages. Et quand ils sentent que on vient sur eux pour faire guerre, et que on est entré en leur pays, ils se mettent par diverses voies et divers lieux ensemble ; si que on ne peut venir à eux. Et quand ils voient leur plus bel, ils tiennent bien l’avantage pour venir à leurs ennemis, car ils connoissent leur pays et sont très appertes gens ; et ne peut nul homme d’armes monté à cheval si fort courir, tant soit bien monté, qu’ils ne le atteignent ; et saillent de terre sur un cheval et embrassent un homme par derrière et le tirent jus, car ce sont trop fortes gens de bras ; ou tout en tenant, sur le cheval ils le lient si fort de bras, que cil qui est tenu d’eux ne se peut défendre. Et ont Irlandois couteaux aigus devant, à large allumelle à deux taillans, à la manière de fers de darde, dont ils occient leur ennemi ; et ne tiennent point un homme pour mort jusques à tant qu’ils lui ont coupé la gorge comme a un mouton ; et lui ouvrent le ventre, et en prennent le cœur, et l’emportent ; et disent les aucuns, qui connoissent leur nature, qu’ils le mangent[3] par grand délit[4] ; et ne prennent nul homme à rançon ; et quand ils voient qu’ils n’ont pas le plus bel d’aucunes rencontres que on leur fait, ils s’espartent et boutent en haies et en buissons et dedans terre ; et les perd-on ainsi, et ne sait-on qu’ils deviennent. Ni oncques messire Guillaume de Windesore, qui plus a tenu la frontière d’Irlande, en eux faisant guerre, que nul chevalier d’Angleterre, ne les a sçu tant guerroyer qu’il put apprendre la manière du pays, ni la condition des Irlandois, qui sont très dures gens, rudes et hautains, de gros engin et de diverse fréquentation et acointance. Et ne font compte de nulle joliveté ni de nul gentil homme, car quoique leur pays soit gouverné souverainement par rois[5], dont il y a grand’foison en Irlande ; si ne veulent-ils avoir nulle connoissance de gentillesse, mais veulent demeurer en leur rudesse et en ce sont-ils nourris.

« Vérité est que quatre rois d’Irlande, des plus puissans qui y sont selon la forme de leur pays[6], sont venus à obéissance au roi d’Angleterre par amour et douceur, non par bataille ni par contrainte, et y a rendu le comte d’Ormont, qui est marchissant à eux, grand’peine ; et les a traits à ce qu’ils sont venus à Duvelin, là où le roi notre sire se tenoit[7] ; et se sont soumis à lui et à la couronne d’Angleterre, dont le roi et tout le royaume tiennent ce fait à grand et le voyage à bel ; car oncques le roi Édouard, de bonne mémoire, ne put tant exploiter sur eux, comme le roi Richard a fait. L’honneur y est, mais le profit y est moult petit, car de gens plus rudes qu’ils sont ne peut-on parler ni deviser. Et leur rudesse je la vous conterai, afin que ce vous soit exemple encontre gens d’autres nations. Je le sais pour ce que je l’ai éprouvé d’eux-mêmes, car ils furent à Duvelin en mon gouvernement et doctrine, pour eux introduire et amener à l’usage de ceux d’Angleterre, environ un mois, par l’ordonnance du roi notre sire et de son conseil. Et pour ce que je sais parler leur langue, aussi bien comme je fais le françois et l’anglois, car de ma jeunesse je fus nourri entre eux, et le comte Thomas d’Ormont, père à celui qui est comte présentement, me tenoit avecques lui et moult m’aimoit, pour ce que bien je savois chevaucher. Et avint une fois, que le comte dont je vous parole fut envoyé, atout trois cens lances et mille archers, sur les frontières d’Irlande pour eux faire guerre ; car toujours les ont tenus les Anglois en guerre pour eux soumettre. Le comte d’Ormont, qui m’archist de terre à eux, fit un jour une chevauchée sur eux ; et ce jour il m’avoit mis sur un sien coursier moult appert et moult léger ; et chevauchois de côté lui. Les Irlandois, qui mis s’étoient en embûche pour aviser les Anglois et porter dommage si ils pussent, ouvrirent leur embûche et approchèrent les Anglois, et commencèrent à traire et à jeter leurs javelots ; et les archers de notre côté à traire sur eux moult aigrement. Les Irlandois ne purent souffrir le trait, car ils sont simplement armés, et reculèrent ; et le comte mon maître se mit en chasse après eux ; et je, qui étois bien monté, le suivois de moult près. Et avint que en celle chasse mon coursier s’effréa et m’efforça, voulusse ou non ; et me porta si avant entre les Irlandois que oncques nos gens ne me purent rescourre ; et en passant entre les Irlandois, l’un d’eux par grand’appertise de membres, tout en courant, saillit par derrière sur mon coursier et puis m’embrassa, mais nul mal ne me fit ni de lance ni de coutel, mais nous desvoya[8] ; et chevaucha avecques moi sur le coursier bien deux heures ; et nous mena en un moult détour lieu et près d’un grand buisson ; et là trouva ses gens qui au buisson étoient venus et reculés hors de toutes doutes ; car les Anglois ne les eussent jamais poursuivis si avant. À ce qu’il montra il eut grand’joie de moi et m’amena chez soi, en une ville et forte maison environnée de bois et de palis et d’eaux mortes, et est la ville nommée Herpelipin[9] ; et le gentil homme qui pris m’avoit on le nommoit Brin[10] Costerec ; et étoit très bel homme ; et ai de lui demandé à ceux avecques qui j’ai été ; et me ont dit qu’il vit encore, mais il est moult ancien. Ce Brin Costerec me tint sept ans avecques lui et me donna une sienne fille en mariage, de laquelle je eus deux filles. Or vous conterai comment je fus délivré.

« Il advint que, sur le septième an que j’avois demeuré et conversé en Irlande, que un de leurs rois, qui s’appeloit Artus Maquemaire[11], roi de Linstre[12], fit une armée à l’encontre du duc Léon de Clarence, fils au roi Édouard d’Angleterre, et contre messire Guillaume Windesore[13] ; et s’encontrèrent les Irlandois en une place assez près de la cité de Linstre et les Anglois ensemble. Là en y eut par bataille des morts et des pris d’un côté et d’autre. Les Anglois obtinrent la place, et convint les Irlandois fuir ; et se sauva le roi Artus Maquemaire ; et là fut pris le père à ma femme, Brin Costerec, sur le coursier qu’il avoit gagné à moi ; et fut pris dessous la bannière du duc de Clarence, qui en eut grand’joie ; et fut sçu par lui et par le coursier, qui fut connu des Anglois et des gens au comte Thomas d’Ormont, que je vivois, et me tenoit assez honorablement en son pays chez soi, en son manoir de Herpelipin, et m’avoit donné une sienne fille en mariage.

« De ces nouvelles eurent le duc de Clarence et messire Guillaume de Windesore et ceux de notre côté grand’joie. Donc fut traité vers lui que s’il vouloit avoir sa délivrance, il me remettroit arrière devers les seigneurs d’Angleterre quitte et délivré, ma femme et mes enfans. À peine vouloit-il faire ce marché, car moult m’aimoit, et sa fille, et ce qui de nous venoit. Toutes voies quand il vit qu’il ne pouvoit autrement finer, il s’accorda à ce ; mais il convint que l’ains-née de mes filles lui demeurât. Si retournâmes, ma femme et ma seconde fille ; en Angleterre ; et fus logé en la marche de Bristo, sur la rivière de Saverne. Mes deux filles sont mariées ; et a celle d’Irlande trois fils et deux filles ; et celle que je ramenai avecques moi a quatre fils et deux filles. Et pour ce que le langage d’Irlande[14] m’est en parole aussi appareillé comme est la langue anglesche, car toujours je l’ai continué avec ma femme, et introduit à l’apprendre mes enfans ce que je pus, fus-je élu et institué de par le roi notre sire et les seigneurs d’Angleterre à gouverner, conduire et ramener à raison et à l’usage d’Angleterre ces quatre rois d’Irlande qui mis se sont et rendus en l’obéissance du roi notre sire et de la couronne d’Angleterre, et l’ont juré à tenir à toujours mais. Et vous dis que les rois, lesquels à mon pouvoir, pour ce que je savois leur langage, j’ai introduits et enseignés, je les trouvai très rudes et de gros engin ; et eus grand’peine à eux adoucir et modérer leur parole et nature ; et toutefois, si elle est en aucune chose brisée, ce n’est pas grandement ; encore se retraient-ils toujours en plusieurs cas à leur rudesse.

« Or vous conterai la charge qui me fut baillée sur eux, et comment j’en exploitai, car l’intention du roi d’Angleterre étoit telle, et fut, que de manière, de contenance et d’habits, ils fussent remis à l’usage d’Angleterre ; car le roi vouloit faire ces quatre rois d’Irlande chevaliers. Premièrement on leur ordonna en la cité de Duvelin un moult bel hôtel et grand, pour eux et pour leurs gens ; et je fus ordonné à demeurer avecques eux, et sans point issir ni départir, si trop grand besoin ne le faisoit faire. Je fus deux jours ou quatre en leur compagnie, pour apprendre à eux connoître, et eux moi ; et rien ne leur disois fors toujours après leur volonté. Et vis à ces rois séans à table faire contenances qui ne me sembloient ni belles ni bonnes ; et dis en moi-même que je leur ôterois. Quand les rois étoient assis à table et servis du premier mets, ils faisoient seoir devant eux leurs ménestrels et leurs plus prochains varlets, et manger à leur écuelle, et boire à leurs hanaps ; et me disoient que tel étoit l’usage du pays ; réservés le lit, ils étoient tous communs. Je leur souffris tout ce faire trois jours, et au quatrième jour je fis ordonner tables, et couvrir en la salle, ainsi comme il appartenoit ; et fis les quatre rois seoir à haute table, et les ménestrels à une table bien en sus d’eux, et les varlets d’autre part ; dont par semblant ils furent tout courroucés. Et regardoient l’un sur l’autre, et ne vouloient manger ; et disoient que on leur ôtoit leur bon usage auquel ils avoient été nourris. Je leur répondis, tout en riant pour eux apaiser, que leur état n’étoit point raisonnable à être ainsi comme au devant ils l’avoient fait ; et que il leur convenoit laisser et eux mettre à l’usage d’Angleterre, car de ce faire j’en étois chargé, et me l’avoit le roi et son conseil baillé par ordonnance.

« Quand ils ouïrent ce, si s’y assentirent, pour tant que mis s’étoient en l’obéissance du roi d’Angleterre ; et persévérèrent en cel état assez doucement, tant que je fus avecques eux. Encore avoient-ils un usage que bien savois, car ils l’ont communément en leur pays ; c’est qu’il ne portent nulles brayes ; et je leur fis faire des linges draps grand’foison ; et en fis délivrer aux rois et à leurs gens ; et les remis à cel usage, et leur ôtai, le terme que je fus avecques eux, moult de choses rudes et mal appartenans, tant d’habits comme en autres choses ; et à trop grand différend leur vint de premier à vêtir houppelandes de draps de soie fourrées de menu vair et de gris, car en devant ces rois étoient bien parés de affubler un mantel d’Irlande ; ils chevauchoient sur bâts dont on fait sommiers, sans nuls étriers. À grand dur je les fis chevaucher sur selles à notre usage.

« Une fois je leur demandai de la créance, comment ils créoient, mais de ce ils ne me sçurent nul gré ; et m’en convint taire, car ils me répondirent qu’ils créoient en Dieu et en la Trinité, sans nul différend, autant bien que nous. Je leur demandai auquel pape ils avoient leur inclination et affection. Ils répondirent : « En celui de Rome sans moyen. » Je leur demandai si volontiers ils recevroient l’ordre de chevalerie, et que le roi d’Angleterre les vouloit faire chevaliers, ainsi comme usage et coutume est en France et en Angleterre et en autre pays. Ils répondirent qu’ils étoient chevaliers, et que bien leur devoit suffire. Je leur demandai comment et où ils l’avoient été. Ils répondirent que en l’âge de sept ans, en Irlande, un roi fait son fils chevalier ; et si le fils n’a point de père, le plus proisme de sang de son lignage le fait. Et convient ce jeune enfant chevalier jouter de déliées lances, lesquelles il peut porter à son aise, encontre un écu que on aura mis en un pel en un pré ; et comme plus il brisera de lances, tant sera-t-il plus honoré. « Par tel essais on fait les nouveaux chevaliers jeunes en notre terre, et par espécîal tous les enfans des rois. » Et quoique de cel état je lui demandois, bien en savois toute l’ordonnance. Si ne renouvelai point ce propos, fors tant que je leur dis, que la chevalerie que prise avoient de jeunesse ne suffisoït pas assez au roi d’Angleterre, mais leur donneroit par autre état et affaire. Ils demandèrent comment ; et je répondis que ce seroit en sainte église, car plus dignement ils ne pouvoient être. À mes paroles sachez qu’ils s’inclinoient assez. Environ deux jours devant ce que le roi notre sire les vouïsist faire chevaliers, vint par devers eux le comte d’Ormont, qui sait bien parler leur langage, car partie de ses seigneuries s’étendent et gissent en la marche d’Irlande ; et fut là envoyé en notre hôtel de par le roi et son conseil, afin que les rois d’Irlande y eussent plus grand’crédence. Quand il fut venu devers eux, tous l’honorèrent, et ils les honora aussi, car bien le savoit faire ; et furent tout réjouis, à ce qu’ils montrèrent, de sa venue ; et entra en paroles en eux au plus doucement et courtoisement comme il sçut ; et leur demanda de moi quel chose il leur en sembloït. Ils répondirent tous bien bellement et sagement : « Il nous a montré et enseigné la doctrine et usage de ce pays. Si lui en devons savoir gré ; et aussi faisons nous. » Celle réponse plut assez au comte d’Ormont, car elle fut raisonnable ; et puis entra petit à petit à parler de l’ordre de chevalerie, laquelle ils devoient recevoir ; et leur remontra de point en point, et d’article en article, comment on s’y devoit maintenir ; et quelle chose chevalerie devoit et valoit ; et comment ceux qui l’apprenoient y entroient.

« Toutes les paroles du comte d’Ormont plurent grandement à ces quatre rois d’Irlande, lesquels je ne vous ai point encore nommés, mais je les vous nommerai. Premièrement le grand Anel, roi de Methe[15] ; le second, Brin de Thomond, roi de Thomond et d’Arse[16] ; le tiers Artus Maquemaire, roi de Linstre[17] ; le quart, Conhur, roi de Chenour et d’Erpe[18] ; et furent faits chevaliers de la main du roi Richard d’Angleterre, en l’église cathédrale de Duvelin, qui est fondée sur Saint Jean-Baptiste, Et fut le jour Notre-Dame en mars, qui fut en ce temps par un jeudi ; et veillèrent le mercredi toute la nuit ces quatre rois en ladite église ; et au lendemain à la messe, et à grand solemnité, ils furent faits chevaliers, et avecques eux messire Thomas Ourghem et messire Jonathas de Pado, et messire Jean de Pado son cousin[19]. Et étoient les quatre rois tous richement vêtus ; ainsi comme à eux appartenoit, et sirent ce jour à la table du roi Richard d’Angleterre. Et devez savoir qu’ils furent moult regardés des Anglois et de ceux qui là étoient ; et à bonne cause, car ils étoient étranges et hors de la contenance de ceux d’Angleterre et d’autres nations, et nature s’incline voulontiers à voir toutes nouvelles choses ; et pour lors véritablement c’étoit grand’nouvelleté à voir ces quatre rois d’Irlande ; et le vous seroit si vous le véyez. » — « Henry, répondis-je, je le crois bien, et voudrois qu’il m’eût coûté du mien et je eusse là été. Et tant vous en dis que, dès ce temps, toutes mes besognes furent prêtes pour venir en Angleterre ; et y fusse venu sans faute, si n’eussent été les nouvelles qui me furent contées de la mort la roine Anne d’Angleterre ; et cela me retarda de non avoir fait le voyage dès lors. Mais je vous demande une chose qui moult me fait émerveiller ; et volontiers le saurois si vous le savez ; et aucune chose en devriez savoir ; comment ces quatre rois d’Irlande sont sitôt venus à l’obéissance du roi d’Angleterre, quand oncques le roi son tayon, qui fut si vaillant homme, si douté et si renommé partout, ne les put soumettre ; et si les a toujours tenus en guerre. Vous m’avez dit que ce fut par traité et par la grâce de Dieu. La grâce de Dieu est bonne qui la peut avoir, et peut moult valoir, mais on voit petit de seigneurs terriens présentement augmenter leurs seigneuries, si ce n’est par puissance. Et quand je serai retourné en la comté de Hainaut dont je suis de nation, et je parlerai de celle matière, sachez que j’en serai examiné et demandé moult avant, car velà nos seigneurs le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et son fils Guillaume de Bavière, qui s’escripsent seigneurs de Frise, qui est un grand royaume et puissant, et lesquels y clament avoir droit, et aussi ont fait leurs prédécesseurs ; mais les Frisons ne veulent encheoir en nulle voie de raison, ni connoître, ni venir à obéissance, ni oncques ne firent. »

Lors répondit Henry Cristède à celle parole, et dit ainsi : « Messire Jean, en vérité je ne vous en saurois pas bien à dire tout le fait, mais la greigneur supposition qui y soit est telle, et ainsi le dient plusieurs de notre côté, que la grand’puissance que le roi notre sire mena par delà et fit passer la mer d’Irlande et prendre terre en leur pays, et là les a tenus plus de neuf mois et tous bien payés, ébahit les Irlandois ; car on leur clouy la mer de tous côtés, par quoi vivres ni marchandises nulles n’entroient en leur pays, quoique les lointains habitans en Irlande n’en font compte ni ne savent que c’est de marchandise, ni savoir ne veulent ; mais vivent grassement et rudement, pareillement comme bêtes. Mais ceux qui vivent sur les frontières d’Angleterre sont plus nôtres et usent de marchandise. Et le roi Édouard de bonne mémoire, en son temps, avoit à répondre à tant de guerres en France, en Bretagne, en Gascogne et en Escosse, que toutes ses gens étoient épars et bien employés, et n’en pouvoit pas grand’foison envoyer en Irlande ; et quand ils ont senti venir sur eux la puissance du roi notre sire si grande, si se sont avisés et retournés à connoissance. Bien est vérité que jadis eut un roi en Angleterre, qui fut appelé Édouard et est saint ; et est nommé Saint Édouard, et canonisé et solemnisé très grandement partout le royaume d’Angleterre[20] ; et soumit en son temps les Danois et les déconfit par bataille sur la mer, par trois fois ; et ce Saint Édouard, roi d’Angleterre, sire d’Irlande et d’Aquitaine[21], les Irlandois amèrent et cremurent moult plus que nul roi d’Angleterre qui eût été en devant ni ne fut oncques puis. Et pour ce notre sire le roi Richard, quand au temps il fut en Irlande, en toutes ses armoiries il laissa à porter les armes d’Angleterre, c’est à entendre les liépars et les fleurs de lis dont il s’écartelle, et prit celles du roi Édouard qui est saint[22], qui sont à une croix potencée d’or et de gueules, à quatre blancs colombs au champ de l’écu ou de la bannière, ainsi que vous le voulez prendre. Dont dit a été de ceux de notre côté que les Irlandois lui en ont sçu grand gré ; et plus volontiers ils se sont inclinés à lui ; car vérité est que ces quatre rois qui présentement sont venus à obéissance à lui, leurs prédécesseurs obéirent de foi et hommage à Saint Édouard ; et ils tiennent le roi Richard notre sire à prud’homme et de bonne conscience ; si lui ont fait foi et hommage, en la forme et manière que faire doivent et que jadis firent leurs prédécesseurs au roi Saint Édouard.

« Ainsi vous ai-je conté la manière comment le roi notre sire a en partie celle année présente, accompli et fourni son voyage en Irlande. Si le mettez en mémoire et retenance, afin que quand vous serez retourné en votre nation que vous le puissiez écrire et chroniser avecques vos autres histoires qui descendent de celle matière. » Et je répondis : « Henry, vous parlez loyaument, et ainsi sera-t-il fait. »

Adonc prit-il congé de moi, et moi de lui, et trouvai tantôt le roi Marke héraut. Si lui demandai : « Marke, dites-moi de quoi Henry Cristède s’arme, car je l’ai trouvé moult courtois et gracieux, et doucement il m’a recordé la manière du voyage que le roi d’Angleterre a fait en Irlande et l’état de ces quatre rois d’Irlande qu’il eut, si comme il dit, en son gouvernement plus de quinze jours. » Et Marke répondit : « Il s’arme d’argent à un chevron de gueules, à trois bèsans de gueules, deux dessus le chevron et un dessous. » Et toutes ces choses je mis en mémoire et en escript, car pas ne les voulois oublier.

Tant fus-je en l’hôtel du roi d’Angleterre comme être m’y plut, et non pas toujours en une place, mais en plusieurs, car le roi muoit souvent hôtel, et alloit de l’un à l’autre, à Eltem, à Ledes ou à Kinkestone[23], à Cenes[24], Cartesée[25], ou a Windesore, et tout en la marche de Londres. Et fus informé, et de vérité, que le roi et son conseil escripsirent au duc de Lancastre ; et exploitèrent tant ceux d’Aquitaine, desquels je vous ai parlé ci-dessus, qui ne vouloient avoir autre seigneur que le roi d’Angleterre ; que le duc de Lancastre fut escript et mandé, et fut ainsi conclu par le général conseil d’Angleterre, ni oncques le duc de Glocestre qui grand’peine y rendoit n’en put être ouï, que le don que le roi d’Angleterre lui avoit donné lui demeurât, car volontiers il l’eut vu en sus de lui. Mais le royaume d’Angleterre, pour les doutes des cautelles à venir, entendit trop bien les paroles que ceux de Bordeaux et de Bayonne avoient proposées. Et imaginèrent que voirement, si l’héritage d’Aquitaine s’esloignoit de la couronne d’Angleterre, ce leur seroit un grand préjudice au temps à venir, lequel ils ne vouloient pas obtenir ni mettre sus ; car encore toujours Bordeaux et Bayonne et les frontières de Gascogne avoient grandement gardé l’honneur d’Angleterre. Et tout ce fut bien ramentu des sages au conseil du roi, le duc de Glocestre absent, car devant lui on n’en osoit parler. Et demeura la chose sur cel état.

Or vous parlerai des ambassadeurs du roi d’Angleterre, du comte de Rostelant et du comte Maréchal, et des autres qui furent envoyés en France, en instance de traiter du mariage du roi Richard leur seigneur à la jeune fille du roi Charles de France, laquelle fille n’avoit pour lors que huit ans ; et vous conterai comment ils exploitèrent.

  1. Eaux.
  2. Tourbières. C’est ce que les Irlandais appellent bogs.
  3. L’Irlande était alors l’asile des aventuriers et des proscrits de toutes les nations, et était peuplée par des tribus sauvages et des colons aussi féroces que ses habitans les plus grossiers. Toute la population était distribuée en trois classes ; les Irlandais sauvages, les Irlandais rebelles et les Anglais soumis. Les Irlandais sauvages étaient les naturels du pays, qui s’étaient retirés dans l’intérieur au milieu des tourbières, des marais et des montagnes ; ils étaient gouvernés par leurs propres chefs et leurs propres lois, et étaient regardés par tous les autres comme leurs ennemis naturels ; ils étaient en dehors de la protection anglaise, et ce n’était pas un crime de les mettre à mort, même en temps de paix ; la loi ne protégeait leur vie ni ne vengeait leur mort. On conçoit qu’un tel état de choses ait pu nourrir dans les esprits une haine qui se soit portée aux plus grandes atrocités réciproques ; et chacun de son côté exagérait encore les crimes de son ennemi, ainsi qu’on le voit dans cet endroit de Froissart, où le chevalier anglais suppose que les Irlandais sauvages mangeaient le cœur de leurs ennemis comme un mets friand. La seconde classe, appelée Irlandais rebelles ou Anglais d’origine, descendait en partie des premiers conquérans qui avaient contracté des mariages avec les femmes du pays et avaient adopté leur habillement, leurs mœurs, leur langue et leurs costumes. Ils habitaient le pays situé entre la mer et le pays sauvage. Leur territoire était appelé English Pale. Les Anglais soumis étaient un mélange confus de soldats, de marchands, d’employés, qui occupaient les principaux ports et les petits terrains environnans, surtout dans la province de Leinster et sur les côtes orientales et méridionales. (Voyez l’Archéologie anglaise, t. xx, p. 16 et 17, et Cambden.)
  4. Délire.
  5. Les Irlandais sauvages étaient divisés en Septs, comme les Écossais en Clans, et chaque Sept avait son chef. Ces Septs étaient souvent en guerre les uns contre les autres. Le pouvoir de ces petits souverains ou Canfinnies était tour à tour augmenté ou diminué par leur état constant de guerre. Un chef, nommé Ardriargh, exerçait ou prétendait exercer une sorte de suprématie sur l’île entière.
  6. C’étaient les quatre canfinnies ou cheftains les plus puissans d’Ulster, O Nial, O Hanlon, O Donnel et Mac Mahon, qui firent le serment d’allégeance à Richard II, à Droghéda. Les quatre canfinnies les plus puissans de la province de Leinster firent de même et s’appelaient Girald O Berne, Donald O Nolan, Rory Oge O More, Malachias O Morrouch et Arthur Mac Morrouch. Ils quittèrent leur bonnet, leurs peaux d’animaux et leurs ceintures, et firent hommage à genoux à Mowbray, comte de Nottingham, maréchal d’Angleterre. (Voyez Archéologie anglaise, t. xx, p. 242, et Cox, t. i, p. 138.)
  7. Les quatre chefs irlandais furent faits chevaliers la même année, le jour de la fête de Notre-Dame, dans la cathédrale de Dublin. L’Archéologie (t. xx, p. 19) cite un fragment d’une lettre écrite à cette époque par le conseil d’Angleterre à Richard, et dans lequel on le félicite de la soumission de ses rebeaux Mac Mourgh et le grand O Nel et autres grands capitaines illecques les plus forts de la terre.
  8. Détourna du chemin.
  9. Je ne puis trouver ce lieu.
  10. Bryan.
  11. Arthur Mac Morrough.
  12. Le Sept ou Clan des Mac Morrough était le plus considérable de la province de Leinster et le chef de ce Sept prenait le nom de canfinnie de la province pour prouver sa suprématie.
  13. Ce ne peut être le même Arthur dont il est question ici, puisque quarante ans s’étaient écoulés depuis l’insurrection qui eut lieu sous l’administration de Lionel, duc de Clarence. L’un était sans doute le père et le prédécesseur de l’autre.
  14. Les Irlandais parlent une langue particulière, qui a quelque affinité avec le kymry, le erse et le bas-breton. Le colonel Vallancey, dans son Essai sur l’antiquité de la langue irlandaise, prétend y retrouver les mots de l’ancienne langue punique ; il a même cherché à expliquer par l’irlandais la première scène et une partie de la troisième scène du cinquième acte du Pœnulus de Plaute, dans lequel Hanno, jeune Carthaginois, parle sa langue naturelle ; page 74 et suivantes de son Essai.
  15. Nelan O Nial, souverain de Meath. Il n’était pas souverain de Meath, comme le dit ici Froissart, mais d’Ulster, où ses ancêtres avaient toujours été couronnés à Tulloghoge, sur une chaise de pierre qui fut brisée en 1602 par le député Monjoy pendant l’insurrection d’Hugh O Nial comte de Tyrone. (Archéologie, p. 244.)
  16. Je ne puis comprendre ce qu’il entend par le royaume d’Arse.
  17. Arthur Mac Morrough, souverain de Leinster.
  18. Probablement O Connor, roi de Connaught.
  19. Je ne puis retrouver ces noms.
  20. Édouard, dit le Confesseur, roi d’Angleterre, de 1042 à 1069.
  21. Édouard-le-Confesseur ne fut ni sire d’Irlande, ni sire d’Aquitaine. Ces deux états ne furent réunis à la couronne d’Angleterre que sous Henri II ; l’Aquitaine, par son mariage avec Éléonore d’Aquitaine, femme divorcée de Louis-le-Jeune ; l’Irlande, par la conquête des aventuriers normands appelés par Dermot Mac Morrough, un des chefs du pays, en 1169.
  22. Richard avait une dévotion particulière pour saint Édouard et saint Jean-Baptiste. Son testament est fait au nom de la Trinité, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et de saint Édouard-le-Confesseur. (Voyez Rymer.)
  23. Kingston.
  24. Sheen ou Richemond.
  25. Chertsey.