Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 200-207).

CHAPITRE XLI.

Du refus que ceux d’Aquitaine firent au duc de Lancastre et comment ils envoyèrent en Angleterre pour remontrer au roi et à son conseil la volonté de tout le pays.


En chevauchant ce chemin, je demandai à messire Guillaume de l’Île et à messire Jean de Grailly, capitaine de Bouteville, la cause pourquoi le roi venoit devers Londres et assembloit son parlement, et avoit assigné à être au jour dessus nommé à Eltem : ils le me dirent ; et par espécial messire Jean de Grailly me recorda pleinement pourquoi ces seigneurs de Gascogne étoient là venus, et les consaux des cités et bonnes villes. Si en fus informé par le dit chevalier qui bien en savoit la vérité, car il avoit souvent parolé à eux, pourtant que ils se connoissoient, car ils étoient ainsi que d’un pays et d’une frontière et des tenures du roi d’Angleterre, et dit ainsi :

« Quand le duc de Lancastre vint premièrement en Aquitaine, pourvu de lettres grossées et scellées du grand scel du roi d’Angleterre, chancelées et passées par le décret et accord des prélats, barons et de tous ceux d’Angleterre auxquels il en appartenoit à parler et ordonner, et par espécial au duc Aimond d’Yorch, comte de Cantebruge et au duc Thomas de Glocestre, comte de Buck et d’Excesses, qui à ces héritages pouvoient retourner par la succession de leur neveu le roi Richard d’Angleterre, qui pour lors n’avoit nuls enfans, car les deux ducs dessus nommés étoient frères germains de père et de mère au duc de Lancastre, et il envoya une partie de son conseil en la cité de Bordeaux, pour remontrer au maire de Bordeaux et aux consaux de la ville la forme de sa requête, et pour quelle cause il étoit venu au pays, si leur tourna à grand’merveille. Nonobstant ce, ils honorèrent grandement et de bon cœur les commis du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre, pour l’honneur du roi à qui ils doivent service et toute obéissance ; et demandèrent à avoir conseil de répondre. Ils l’eurent, et se conseillèrent. Eux conseillés, ils répondirent, que le duc de Lancastre, fils du roi Édouard de bonne mémoire, qui leur seigneur avoit été, fût le bien venu entre eux et non autrement ; mais pas n’étoient conseillés si avant que le recueillir à souverain seigneur, car le roi Richard leur sire, à qui ils avoient fait féauté et hommage, ne leur avoit encore fait nulle quittance. Dont répondirent les commis de par le duc de Lancastre, que de tout ce ils se faisoient forts assez, et le duc leur seigneur reçu, parmi le contenu des lettres que le roi d’Angleterre leur envoyoit, il n’en seroit jamais question. Quand ceux de Bordeaux virent qu’ils étoient approchés de si près, si trouvèrent un autre recours, et dirent ainsi : « Seigneurs, votre commission ne s’étend pas seulement à nous, mais à ceux de la cité de Dax et de Bayonne, et aux prélats et barons de Gascogne, qui sont en l’obéissance du roi d’Angleterre. Vous vous trairez devers eux ; et tout ce qu’ils en feront et ordonneront, nous le tiendrons. » Autre réponse ne purent avoir à ce premier les commis du duc de Lancastre de ceux de Bordeaux ; et se départirent de Bordeaux, et s’en retournèrent à Liborne, où le duc étoit.

« Quand le duc de Lancastre ouït la réponse de ceux de Bordeaux, si pensa moult sus et imagina tantôt que les besognes pour lesquelles il étoit venu au pays, ne seroient pas sitôt achevées comme de premier il supposoit et lui avoit-on donné à entendre. Nonobstant ce, il envoya son conseil vers la cité de Bayonne. Et furent recueillis des Bayonnois pareillement comme ils avoient été de ceux de Bordeaux, et n’en pouvoient avoir autre réponse. Finablement tous les prélats, les nobles, les consaux des cités et bonnes villes de Gascogne, de l’obéissance du roi d’Angleterre, se conjoindirent ensemble et se cloirent sur la forme et manière que je vous dirai. Bien vouloient recueillir en leurs cités, châteaux et bonnes villes le duc de Lancastre, comme le fils du roi Édouard de bonne mémoire et oncle au roi Richard d’Angleterre, et au recueillir et à l’entrer aux forteresses lui faire jurer solemnellement que paisiblement et débonnairement lui et les siens entre eux se tiendroient et demeureroient sans en rien efforcer, et leurs deniers payeroient de tout ce qu’ils prendroient, ni jà la juridiction de la couronne d’Angleterre le duc de Lancastre ne oppresseroit ni feroit oppresser, par quelque voie ni action que ce fût. Bien répondoit le duc de Lancastre à ces paroles, et disoit qu’il n’étoit pas venu au pays pour grever ni oppresser le peuple, mais le vouloit garder et défendre contre tout homme, ainsi comme son héritage ; et prioit et requéroit que le commandement du roi d’Angleterre, ainsi qu’il étoit, fût accompli.

« Le pays, de voix commune, tant que à celle partie, répondoit et disoit que jà de la couronne d’Angleterre ne se départiroient ; ni point n’étoit au roi d’Angleterre ni en sa puissance d’eux donner ni mettre à autre seigneur que lui. Ces demandes et défenses furent proposées moult longuement entre le duc de Lancastre et les dessus nommés de Gascogne ; et quand le duc de Lancastre vit qu’il n’en auroit autre chose, il fit requête au pays que les nobles, les prélats et les consaux des cités et bonnes villes voulsissent envoyer en Angleterre devers le roi et son conseil, et il y envoieroit aussi de son conseil si notablement que bien devroit suffire ; et tout ce que vu et trouvé seroit au conseil du roi d’Angleterre, il tiendroit à ferme et estable, fût pour lui ou contre lui. Ceux de Gascogne regardèrent et considérèrent que celle requête étoit raisonnable : si y descendirent et l’accordèrent au duc, tout ainsi que proposé l’avoit ; et vint le duc de Lancastre loger et demeurer en la cité de Bordeaux, et toutes ses gens ; et se logea en l’abbaye de Saint-Andrieu, où autrefois il s’étoit logé, et ceux de la cité de Bordeaux, de Bayonne et de Dax ordonnèrent suffisans hommes et de grand’prudence pour envoyer en Angleterre, et les barons de Gascogne de l’obéissance du roi d’Angleterre pareillement. Or devez-vous savoir que, quand le roi de France et ses oncles et leurs consaulx entendirent certainement, par ceux des frontières et sénéchaussées de leur obéissance, que le duc de Lancastre étoit paisiblement entré en la cité de Bordeaux, et là se tenoit et demeuroit, et ne savoient ni savoir pouvoient à quoi il pensoit, ni si il vouloit tenir les trèves qui étoient entre France et Angleterre jurées à tenir par mer et par terre, si imaginèrent et pensèrent sur ce grandement ; et leur fut avis que bon seroit envoyer devers le duc de Lancastre suffisans messages pour mieux savoir son intention. Si furent élus pour aller ; premièrement, messire Boucicaut, maréchal de France, et messire Jean de Chastelmorant, et Jean le Barrois des Barres ; et devoient mener mille lances toutes en point et bonnes gens d’armes, ainsi qu’ils firent. Et exploitèrent tant qu’ils vinrent en la cité d’Agen ; et là se logèrent et au pays d’environ : et puis envoyèrent les seigneurs, hérauts et messages en la cité de Bordeaux devers le duc de Lancastre, en lui remontrant que volontiers parleroient à lui. Le duc fit aux messages très bonne chère et entendit à leur parole, et escripvit par eux aux seigneurs dessus nommés que, puisqu’ils avoient affection de parler à lui, il avoit aussi à eux ; et pour eux donner moins de peine, il viendroit à Bergerac, et là parlementeroient ensemble. Les messagers retournèrent à Agen et montrèrent à leurs seigneurs les lettres du duc de Lancastre. Si y ajoutèrent foi et crédence, et s’ordonnèrent selon ce ; et sitôt comme ils sçurent que le duc de Lancastre fut venu à Bergerac, ils se départirent de la cité d’Agen et se trairent vers Bergerac, et leur fut la ville ouverte et appareillée ; puis entrèrent dedans et se mirent les seigneurs à hôtel, car toutes leurs gens n’entrèrent pas en la ville, mais se logèrent ès faubourgs et villages là environ. Ces seigneurs parlèrent au duc de Lancastre, qui les reçut doucement et grandement, car bien le savoit faire ; et entendit à toutes leurs paroles, et y répondit et dit ainsi : que bon voisin et ami il vouloit être au roi de France et au royaume, et à tenir les trèves telles comme elles étoient données et scellées entre le royaume de France et d’Angleterre, leurs conjoints et adhérens par mer et par terre, car il même les avoit aidés à traiter et ordonner ; si ne les devoit ni vouloit enfreindre ni briser. Et de ce fut-on tout assuré. Les réponses du duc de Lancastre plurent grandement à ces seigneurs de France, et furent le duc et eux amiablement ensemble ; et leur donna le duc à dîner et à souper moult grandement au chastel de Bergerac ; et puis prirent congé l’un de l’autre moult courtoisement, et retourna le duc de Lancastre à Bordeaux et les François en France ; et trouvèrent sur le chemin en la cité de Poitiers le duc de Berry, auquel les trois seigneurs dessus nommés recordèrent ce que exploité avoient, et la réponse que le duc de Lancastre leur avoit faite. Si suffit bien au duc de Berry ; et lui sembla raisonnable ; et aussi fit-il au roi de France et au duc de Bourgogne, quand ils en furent informés et ces seigneurs dessus nommés furent retournés en France. Si demeura la chose en cel état et sur bonne assurance.

« Or est avenu, si comme vous le verrez, ce dit messire Jean de Grailly, que le duc de Lancastre a envoyé par deçà en Angleterre de son conseil, tels que messire Guillaume de la Perrière, et messire Pierre de Clisqueton, et deux clercs maîtres en lois, maître Jean Huche et maître Richard de Lincestre[1], pour parlementer et proposer toutes ses ententes en la présence du roi et de ses oncles, et de tout le conseil d’Angleterre ; et pour ce chevauche le roi à présent vers Eltem ; et seront là jeudi qui vient, qui sera le jour de la Magdelaine, toutes les parties. Mais ce que ordonné en sera, je ne le puis savoir, fors tant que j’ai ainsi entendu : que le duc de Glocestre frère au duc de Lancastre, y est et sera trop grandement en tous états et toutes manières pour son frère ; et me suis laissé informer par aucuns Anglois, qui en cuident savoir aucune chose, que le duc de Glocestre s’y incline principalement, pour ce qu’il verroit volontiers que son frère de Lancastre demeurât de tous points en Guyenne, et plus par cause de résidence ne retournât en Angleterre, car il y est trop grand. Et ce Thomas, duc de Glocestre est de très merveilleuse tête, et est orgueilleux, présomptueux et de périlleuse manière ; mais quoiqu’il fasse ni dise, il est toujours avoué de là communauté d’Angleterre, et bien aimé ; et tous s’inclinent à lui, et il à eux. C’est cil qui fit mourir et décoler ce vaillant chevalier messire Simon Burlé, et a bouté d’Angleterre le duc d’Irlande et l’archevêque d’Yorch ; et plusieurs chevaliers et autres du conseil du roi il a fait mourir par haine et à petite achoison, pendant que le duc de Lancastre a été de là la mer, fût en Castille et en Portingal ; et est plus crému en ce pays que aimé.

« Or laissons ester pour le présent celle matière, ce dit messire Jean de Grailly, et parlons de la seconde et de la plaisance du roi. Il m’est avis, selon que je vois et suis informé, que le roi d’Angleterre se marieroit très volontiers. Et a fait chercher partout ; et ne trouve-t-on nulle femme pour lui ; car si le duc de Bourgogne et le comte de Hainaut eussent nulles filles en point de marier, il y entendit volontiers, mais ils n’en ont nulles qui ne soient toutes assignées. Il est venu avant qui lui a dit que le roi de Navarre a des sœurs et des filles, mais il n’y veut entendre. Le duc de Glocestre, son oncle, a une fille toute grande assez pour entrer en mariage ; et verroit volontiers que le roi son neveu la prinst à femme, mais le roi n’y veut entendre, et dit qu’elle lui est trop prochaine de lignage, car elle est sa cousine germaine. À la fille du roi de France s’incline le roi d’Angleterre et non ailleurs, dont on est moult émerveillé en ce pays, de ce qu’il veut prendre la fille de son adversaire ; et n’en est pas le mieux de son peuple, mais il n’en fait compte ; et montre, et a montré toujours, qu’il auroit plus cher la guerre d’autre part que au royaume de France, car il voudroit, et tout ce sait-on de lui par expérience, que bonne paix fût entre lui et le roi de France et leurs royaumes. Et dit ainsi que la guerre a trop duré entre lui et ses ancesseurs au royaume de France, et que trop de vaillans hommes en sont morts, et trop de maléfices perpétrés et avenus, et trop de peuple chrétien tourné à perdition et destruction, dont la foi chrétienne est affaiblie. Et est avenu que, pour ôter le roi de ce propos, car il n’est pas plaisant au royaume d’Angleterre de le marier en France, on lui a dit que la fille du roi de France, dont il veut traiter, est trop jeune, et que encore dedans cinq ou six ans il ne s’en pourroit aider ; mais il a répondu et dit ainsi : que Dieu y ait part, et qu’elle croîtra en âge, et trop plus cher il l’a pour le présent jeune que âgée. Et à ce il baille raison selon sa plaisance et imagination, et dit ainsi : que si il l’a jeune, il la duira et ordonnera à sa volonté, et la mettra et inclinera à la matière d’Angleterre ; et qu’il est encore jeune assez pour attendre tant que la dame soit eu âge. Ce propos ne lui peut nul ôter ni briser ; et de tout ce, avant votre département, vous verrez plusieurs choses ; car, pour entendre pleinement à toutes ces besognes, le roi chevauche vers Londres. »

Ainsi par sa courtoisie se devisoit sur le chemin à moi, en chevauchant entre Rochestre et Dartforde, messire Jean de Grailly, capitaine de Bouteville, qui jadis avoit été fils bâtard à ce vaillant chevalier le captal de Buch ; et ses paroles je les oyois très volontiers, et les mettois toutes en mémoire. Et tant que nous fûmes sur le chemin de Ledes à Eltem je chevauchai toujours le plus en sa compagnie et en celle de messire Guillaume de l’Île.

Or vint le roi à Etlem par un mardi. Le mercredi ensuivant, commencèrent seigneurs à venir de tous côtés ; et vinrent le duc de Glocestre, les comtes de Derby, d’Arondel, de Northombreland, de Kent, de Rostelant, le comte Maréchal, les archevêques de Cantorbie et d’Yorch, les évêques de Londres et de Winchestre et tous ceux qui mandés étoient et furent. Le jeudi à heure de tierce, si commencèrent les parlemens en la chambre du roi ; et là étoient en la présence du roi, de ses oncles et de tout le conseil les chevaliers de Gascogne, qui envoyés y étoient pour leur partie ; et le conseil des cités et bonnes villes, et celui du duc de Lancastre. Aux paroles qui furent là dites et proposées je ne étois pas présent, ni être ne pouvois, ni nul n’étoit en la chambre, fors les seigneurs du conseil. Mais quand le conseil fut esparti, qui dura plus de quatre heures, et ce vint après dîner, je me acointai d’un ancien chevalier, que jadis de ma jeunesse j’avois vu en la chambre du roi Édouard, et pour lors il étoit du détroit conseil du roi Richard, et bien le valoit ; et étoit nommé messire Richard Stury, lequel me reconnut tantôt, Si étoient bien vingt quatre ans passés qu’il ne m’avoit vu ; et la derraine fois ce fut à Colleberghe à Bruxelles en l’hôtel du duc Wincelant de Brabant et de la duchesse Jeanne de Brabant. Messire Richard Stury me fit très bonne chère et me recueillit doucement et grandement ; et me demanda de plusieurs nouvelles. Je lui répondis tout à point de celles que je savois. Après tout ce, et en gamblant lui et moi ès allées à l’issue de la chambre du roi à Eltem, je lui demandai de ce conseil, voire si dire le me pouvoit, comment il étoit conclu. Il pensa sur ma parole et demande un petit, et puis me répondit et dit : « Oil, ce ne sont pas choses qui fassent à celer, car prochainement on les verra et orra publier partout. Vous savez, dit le chevalier, et avez bien ouï recorder, comment le duc de Lancastre est allé en Aquitaine, et du don que le roi notre sire lui a fait et donné, sur forme et entente de bonne condition, car le roi aime et croit tous ses charnels amis, et par espécial ses oncles. Et se sent moult tenu à eux, et espécialement à son oncle le duc de Lancastre ; et en cause de rémunération qui est belle et grande, et bien connue, et pour les beaux services que le dit duc a faits à la couronne d’Angleterre, tant deçà la mer comme de là, le roi lui a donné purement et quittement, a lui et à ses hoirs perpétuellement, toute la duché d’Aquitaine, ainsi comme elle s’étend et comprend en toutes ses mettes et limitations, sénéchaussées, baillies, mairies, seigneuries et vassaudies ; et en clame quittes tous ceux qui de lui tiennent en foi et hommage, réservé le ressort. Autre chose n’y a-t-il retenu pour la couronne d’Angleterre au temps à venir. Et le don que le roi a fait à son oncle de Lancastre a été fait et donné si suffisamment que passé par l’accord et confirmation de ses autres oncles et de tout le conseil d’Angleterre. Et espécialement a commandé le roi notre sire, par ses lettres patentes et en parole de roi, que tous ses sujets, qui sont ès mettes et limitations d’Aquitaine, et enclos dedans les bonnes villes, obéissent de tous points, sans moyen nul ni contredit, à son cher et bien aimé oncle, le duc Jean de Lancastre ; et le tiennent, ces lettres vues, à seigneur souverain ; et lui jurent foi et hommage à tenir loyaument, ainsi que anciennement ils ont fait et tenu, faisoient et tenoient, au jour que ces dites lettres furent montées, au roi d’Angleterre ou à leurs commis. Et s’il y a nul rebelle, de quelque état ou condition qu’il soit, qui contredise aux lettres du roi envoyées, les lettres vues et entendues parfaitement d’article en article, qu’il ait pourvéance de conseil pour répondre tant seulement trois jours. Et le roi donne à son oncle de Lancastre, et à ses commis députés, puissance d’eux punir et corriger à sa conscience, sans espérance nulle avoir de retour ni de ressort.

« Or est avenu, nonobstant ces lettres et le détroit commandement du roi, vu que les cités et bonnes villes de Gascogne obéissans au roi d’Angleterre, et les barons, chevaliers et gentils hommes du pays se sont conjoins et adhers ensemble, et clos un temps à l’encontre du duc, et ne veulent point obéir n’y n’ont vouloir ; et disent maintenant et soutiennent, et ont dit, maintenu et soutenu jusques à ores, que le don que le roi a fait à son oncle de Lancastre est inutile et hors des mettes et termes de raison. Le duc, qui ne veut que par douceur aller avant en celle besogne, a bien ouï et entendu leurs défenses ; si s’est conseillé sur ce, avant que plus grand mal s’en suive, que les nobles, les prélats et consaulx des cités et bonnes villes de Gascogne obéissans au roi d’Angleterre soient ci venus, ou aient envoyé pour ouïr droit, à savoir pourquoi ils ont débattu et débattent, et ont opposé et opposent le commandement et volonté du roi. Et certainement ils ont huy remontré moult sagement leurs défenses et atteint les termes et articles de raison ; et volontiers ont été ouïs ; et ont donné au roi et à tout le conseil moult à penser ; et pourroit bien demeurer sur leur querelle ; et je vous remontrerai et dirai raison pourquoi : mais vous le tiendrez secret tant que plus avant sera connu et publié. » Et je respondis : « Sire, je le ferai. »

« Remontré et dit a été par la parole de l’un, qui est ce me semble official de Bordeaux, et tous ceux de sa partie l’ont avoué, et par science. Et tout premièrement il montra procuration pour lui et tous les autres, afin que on y eût plus grand’confidence, et c’étoit raison. Et mit en termes : que la cité de Bordeaux, les cités de Bayonne, de Dax, et toutes les seigneuries qui sont appendantes et appartenantes ès mettes et limitations d’icelles, sont de si noble condition que nul roi d’Angleterre, pour quelconque action que ce soit, ne les peut ôter ni disjoindre du domaine de la couronne d’Angleterre, ni donner ni aliéner à enfant, oncle ni frère qu’il ait, pour cause de mariage ni autrement ; et que ce soit vérité, les dessus dites villes, cités et seigneuries en sont privilégiées suffisamment des rois d’Angleterre, lesquels l’ont juré à tenir entièrement sans nul rappel. Et si très tôt que un roi d’Angleterre entre en la possession de l’héritage et couronne d’Angleterre, il jure suffisamment, main mise sur le missel, à tenir celles et non enfreindre ni corrompre. « Et vous, très cher sire, l’avez juré pareillement. Et que ce soit vérité, véez ci de quoi. »

« À ces paroles il montra et mit avant une lettre tabellionnée et scellée du grand scel d’Angleterre, donnée du roi Richard qui là présent étoit ; et la légït tout au long de clause en clause ; laquelle lettre fut bien ouïe et entendue, car elle étoit en latin et en françois ; et nommoit en la fin plusieurs prélats et hauts barons d’Angleterre ; qui à ce furent appelés en cause de sûreté et de témoignage ; desquels il y avoit jusques à onze. Quand ils eurent ouï la lettre lire, ils regardèrent tous l’un l’autre et sur le roi ; et n’y eut homme qui dit mot, ni répliquât contre la lettre. Quand cil l’eut lue, il la reploya moult bellement, et puis parla avant et dit, adressant sa parole sur le roi : « Très cher sire et redouté, et vous, mers chers seigneurs, avecques toutes ces choses, lesquelles vous avez ouïes, je fus chargé à mon département du conseil, des bonnes villes dessus dites et de tout le pays enclos dedans, que je vous desisse et remontrasse une considération que le conseil des cités et bonnes villes de Gascogne, de l’obéissance et du domaine de la couronne d’Angleterre, ont eue sur la forme du mandement que envoyé leur avez, ainsi comme il appert par votre scel et que bien connoissoient, posé qu’il soit ce qu’il ne peut être ; car s’il étoit ainsi que les cités et les bonnes villes de Guyenne s’inclinassent à vouloir recevoir le duc de Lancastre à seigneur, et fussent quittes et délivrées pour toujours mais de l’hommage et obéissance qu’ils vous doivent, ce seroit trop grandement au préjudice de la couronne d’Angleterre, car si pour le temps présent le duc de Lancastre est homme du roi et bien aimé à tenir et à garder tous les points et articles droituriers de la couronne d’Angleterre, cette amour et tenure au temps à venir se peut trop légèrement perdre et éloigner, par les hoirs qui se muent et les mariages qui se font des seigneurs terriens et dames terriennes de l’un à l’autre, tant soient-ils prochains et conjoins de lignage, par dispensation de pape ; car il est nécessité que mariages soient faits de hauts princes ou de leurs enfans pour tenir les terres ensemble et en amour. Et pourroit avenir que les hoirs qui descendront des ducs de Lancastre se conjoindront par mariage aux enfans des rois de France ou des ducs de Berry, Bretagne, des comtes de Foix ou d’Armignac, des rois de Navarre ou des ducs d’Anjou ou du Maine ; et qu’ils voudront tenir puissance avecques les alliances qu’ils trouveront et feront de là la mer ; et se clameront héritiers de ces terres ; et mettront la duché de Guyenne en débat et en ruine contre la couronne d’Angleterre ; par quoi le roi et le royaume d’Angleterre, en temps à venir, pourroit avoir trop de peine, et le droit éloigner de là où il devroit retourner, et le domaine de la noble couronne d’Angleterre perdre sa seigneurie. Pourquoi, très cher et redouté seigneur et roi, et vous nos très chers et amés seigneurs de son noble conseil, veuillez considérer tous ces points et articles, lesquels je vous ai présentement proposés et déterminés, s’il vous semble bon ; car c’est la parole de tout le pays qui veut demeurer en l’obéissance de vous, très redouté seigneur et roi, et au domaine de la couronne. »

« Atant se cessa à parler l’official pour l’heure ; et les seigneurs et prélats regardèrent tous l’un l’autre, et puis se mirent ensemble en approchant le roi ; tous premiers ses deux oncles les comtes de Derby et d’Arondel. Et fut adonc dit que ceux qui étoient là venus d’Aquitaine partissent de la chambre, tant qu’ils seroient appelés. Ils le firent, et les deux chevaliers qui étoient là venus de par le duc de Lancastre. Et ce fait, le roi demanda conseil aux prélats et barons qui là étoient, quelle chose en étoit bonne à faire et à répondre. Les prélats tournoient la réponse sur les oncles du roi, pour tant que la chose leur pouvoit et devoit plus toucher que à nuls des autres. De premier ils se excusèrent de non répondre ; et disoient que la matière étoit commune et devoit être délibérée par commun conseil, non par grâce de proismeté ni de faveur ; et furent sur cel état une espace. Finablement la réponse fut tournée sur le duc de Glocestre, et prié et requis qu’il en voulsist dire son avis. Il en répondit et dit : que forte chose étoit de ôter à un roi le don qu’il avoit donné et confirmé et scellé par l’accord de tous ses hommes et la délibération de son plus espécial conseil, quoique ses sujets y fussent rebelles ; et que le roi n’étoit pas sire de son héritage, si n’en pouvoit faire sa volonté. Aucuns glosèrent bien cette parole ; et les aucuns en leur courage disoient bien que la réponse n’étoit pas raisonnable ; mais contredire n’y osoient, car le duc de Glocestre étoit trop craint, et le comte de Derby, fils au duc de Lancastre, étoit là présent qui releva la parole tantôt et dit : « Bel oncle, vous avez bien parlé et remontré toute raison, et je, de ma personne, ensieus votre parole. » Le conseil se commença à dépecer, et les aucuns à murmurer l’un à l’autre ; et ne furent point rappelés ceux de Guyenne ni les chevaliers du duc de Lancastre. Quand le roi d’Angleterre vit ces choses, si s’en dissimula un petit ; et fut son intention que après dîner on remettroit le conseil ensemble, à savoir si rien qui fût plus propre et acceptable pour l’honneur de la couronne d’Angleterre auroit point de lieu ni seroit proposé plus avant. Et fit parler l’archevêque de Cantorbie de ce que au matin il l’avoit chargé ; c’étoit sur l’état de son mariage et pour envoyer en France, car sur ce il avoit très bonne et grand’affection de persévérer. Autrefois en avoit parlé, et étoient les seigneurs presque d’accord pour y envoyer, et ceux nommés qui aller y devoient ; mais leur charge ne leur étoit pas encore toute baillée, et leur fut baillée à ce parlement.

« Ordonné étoit que l’archevêque de Duvelin, le comte de Rostelant et le comte Maréchal, le sire de Beaumont, messire Hue le Despensier, messire Louis de Clifford et jusques à vingt chevaliers et quarante écuyers d’honneur iroient en France devers le roi, pour traiter, parler et prier du mariage de sa fille Isabel, laquelle pouvoit pour lors avoir huit ans ; et étoit enconvenancée par mariage ailleurs, au fils du duc de Bretagne, si comme vous savez que les traités s’en portèrent à Tours en Touraine. Or regardez comment ce se pourra défaire, car le roi de France et ses oncles l’ont tous scellé au duc de Bretagne. Néanmoins ces ambassadeurs de par le roi d’Angleterre furent informés de toute leur charge ; et se départirent et issirent hors d’Angleterre, et arrivèrent par deux ou trois jours de Douvres à Calais ; et là se rafreschirent et leurs chevaux cinq jours, et puis se départirent en grand arroy et se mirent au chemin pour venir vers Amiens ; et avoient envoyé devant : Marke le héraut, roi d’Irlande tant qu’en armes, lequel leur avoit apporté un sauf conduit, allant et retournant de Calais devers le roi de France, et de lui retourner à Calais. Avecques tout ce, le seigneur de Montcaurel leur fut baillé en guide, pour faire ouvrir cités et bonnes villes et eux administrer ce que bon leur faisoit. »

« Nous nous souffrirons un petit à parler d’eux et parlerons des matières devant proposées.

« Ainsi que ci-dessus je vous ai dit et proposé des consaux, cités et bonnes villes d’Aquitaine, qui prioient et requéroient au roi et à son conseil qu’ils fussent tenus en libertés et franchises au domaine de la couronne d’Angleterre, ainsi que juré on leur avoit, et dont de trop ancien temps privilégiés ils en étoient, et vouloient tenir à bons ces priviléges, ni point partir ne s’en vouloient par quelconque cause, action, ni condition que ce fût ; dont les quatre parts du conseil du roi d’Angleterre, et commune voix du pays, les en tenoient à vaillans et prud’hommes, mais Thomas de Widestock[2], mains-né fils du roi Édouard d’Angleterre et duc de Glocestre, brisoit et empêchoit tout, et montroit appertement qu’il eût volontiers vu que son frère de Lancastre fût demeuré en Aquitaine, car il étoit trop grand en Angleterre et trop prochain du roi. De son frère le duc Aimond d’Yorch ne faisoit-il compte, car il ne visoit ni pensoit à nulle malice ni à autre chose que d’être bien aise, et avoir pour ce temps une jeune femme à dame, belle et gracieuse fille au comte de Kent, où il prenoit tous ses ébattemens. Et le duc de Glocestre son frère, et qui subtil étoit et malicieux, demandoit toujours avant à son neveu le roi Richard d’Angleterre et faisoit le povre, quoique ce fût un grand seigneur, car il étoit connétable d’Angleterre, comte de Hereford, d’Excesses et de Bucq[3], et avec tout ce, sur les coffres du roi il avoit par an quatre mille nobles ; et n’eût point chevauché pour les besognes du roi ni du royaume un jour, si il ne sçût comment. Et pour ce étoit-il différent à ce conseil contre les Aquitains, et s’inclinoit à ce que son frère de Lancastre demeurât à toujours mais hors d’Angleterre, et il se chéviroit bien. Et encore pour montrer qu’il étoit sire et oncle du roi et le plus grand du conseil, sitôt comme il eut dit son entente et il vit que on murmuroit ensemble en la chambre du roi, et parloient les prélats et les seigneurs d’eux deux, il issit de la chambre et le comte Derby avecques lui ; et s’en vinrent dedans la salle à Eltem, et firent là étendre une nappe sur une table et s’assirent au dîner, et laissèrent tous les autres parlementer. Et quand le duc d’Yorch sçut qu’ils dînoient, il leur vint tenir compagnie ; et après leur dîner qui fut bien bref, le duc de Glocestre se dissimula et prit congé au roi séant à table : et se partit, et puis monta à cheval et retourna à Londres. Mais le comte Derby demeura, et tous les seigneurs, ce jour et le lendemain, de-lez le roi ; et ne purent ceux d’Aquitaine pour lors avoir nulle expédition de délivrance. »

Je me suis délecté à vous remontrer au long les procès des matières dessus dites et proposées, pour vous mieux informer de la vérité et pour ce que je, auteur de ces histoires, y étois présent. Et toutes les parties qui ici dessus sont contenues, cil vaillant ancien chevalier, messire Richard d’Estury, le me dit et conta mot à mot.

Or avint, le dimanche ensuivant que tous ces consaux furent départis et retraits à Londres ou ailleurs en leurs lieux, réservé le duc d’Yorch qui demeura de-lez le roi et messire Richard Stury, ces deux, avecques messire Thomas de Percy, remirent mes besognes au roi, et voulut voir le roi le livre que je lui avois apporté. Si le vit en sa chambre, car tout pourvu je l’avois ; et lui mis sus son lit. Il l’ouvrit et regarda dedans et lui plut très grandement ; et plaire bien lui devoit, car il étoit enluminé, escript et historié, et couvert de vermeil velours à dix cloux d’argent dorés d’or, et roses d’or au milieu, et à deux grands fremaulx dorés et richement ouvrés au milieu de rosiers d’or. Donc me demanda le roi de quoi il traitoit, et je lui dis : « D’amours ! » De cette réponse fut-il tout réjoui ; et regarda dedans le livre en plusieurs lieux, et y legy, car moult bien parloit et lisoit françois ; et puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se nommoit messire Richard Credon et porter en sa chambre de retrait, et me fit de plus en plus bonne chère.

Et avint que, ce propre dimanche que le roi eut retenu et reçu en grand amour mon livre, un écuyer d’Angleterre étoit en la chambre du roi et étoit nommé Henry Crystède[4], homme de bien et de prudence grandement et bien parlant françois ; et s’acointa de moi pour la cause de ce qu’il eut vu que le roi et les seigneurs me eurent fait bonne chère ; et avoit vu le livre lequel j’avois présenté au roi. Et imagina, si comme je vis les apparences par ses paroles, que j’étois un historien, et aussi il lui avoit été dit de messire Richard Stury, et parla à moi sur la forme que je dirai.

  1. Hollinsbed les appelle sir William Perreer, sir Peter Clifton, Master John Huch et Master John Richard, chanoine de Leicester.
  2. Woodstock.
  3. Buckingham.
  4. Stowe l’appelle Henry Cristall.