Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLVI

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 222-226).

CHAPITRE XLVI.

De la paix et accord entre le duc de Bretagne et messire Olivier de Cliçon.


Vous savez comment le duc de Bretagne et messire Olivier de Cliçon se guerroyoient et guerroyèrent un long temps, et de guerre si felle et si crueuse que les parties, quand ils se trouvoient sur les champs, combattoient jusques à outrance, et ne prenoient nulli à merci ; et tant que à parler de celle guerre, messire Olivier de Cliçon et sa partie se portèrent si vaillamment que des trois ils en avoient les deux ; car tous les seigneurs de Bretagne s’en dissimuloient. Et les cités et bonnes villes avoient bien dit au duc que vivre et marchander les convenoit, quelque guerre ou haine qu’il eût au seigneur de Cliçon ; et que cette guerre en rien ne leur touchoit ; si ne s’en vouloient point mêler. Le sire de Cliçon les tenoit bien pour excusés. Entre ces haines et maltalens s’ensoignoient, par cause de moyen et mettre accord et bonne paix, le vicomte de Rohan, le sire de Léon et le sire de Dinan en Bretagne. Et tant menèrent les traités, que le duc de Bretagne promit à ces trois seigneurs, mais qu’il vît messire Olivier de Cliçon en sa présence, que il en feroit tout ce que ordonner ils en voudroient. Et sur cel état les trois barons vinrent un jour en l’une des forteresses du seigneur de Cliçon et lui remontrèrent, en parlant à lui, comme par bon moyen ils étoient là venus et avoient amené le duc de Bretagne à ce qu’il donnoit et accordoit à messire Olivier de Cliçon et à sa compagnie sauf aller, venir et retourner ; et pensoient et supposoient bien que, lui venu en sa présence, les maltalens seroient pardonnés. Adonc répondit messire Olivier de Cliçon et dit : « Vous êtes tous mes amis et cousins, et me confie bien en vous ; et crois que le duc vous a dit ce que vous me dites, et me verroit volontiers en sa présence. Si Dieu m’aist et Saint Yve, messeigneurs, sur cette parole et promesse je ne me mettrai jà hors de ma maison, ni au chemin ; mais vous lui direz, puisque ci vous a envoyés, qu’il m’envoie son ains-né fils, et il sera et demeurera pleige pour moi ; et quand je m’en tiendrai sûr, volontiers je irai parler à lui, là où il sera ; et toute telle fin comme je ferai, son fils fera. Si je retourne, il retournera ; si je demeure, il demeurera. Ainsi se feront les parties. »

Quand ces trois barons de Bretagne dessus nommés virent qu’ils n’en auroient autre chose, si prirent congé à lui moult doucement, et se contentèrent de celle réponse, et retournèrent arrière à Vannes ou le duc les attendoit. Et eux venus devers lui, ils lui recordèrent tout ce qu’ils avoient trouvé. Si n’en put avoir le duc de Bretagne autre chose. Si se porta si bien le dit messire Olivier de Cliçon en celle guerre que le duc ne conquit rien sur lui, mais il conquit sur le duc ; et prit par deux fois toute sa vaisselle d’or et d’argent, et grand’foison d’autres beaux joyaux, lesquels il tourna tout à son profit.

La conclusion de celle guerre et haine entre le duc de Bretagne et le sire de Cliçon fut telle que je vous dirai. Le duc de Bretagne, comme grand seigneur qu’il fût, vit bien que nullement il ne pourroit venir à ses intentions du sire de Cliçon, et qu’il avoit trop d’amis en Bretagne ; car réservé la hautesse de la duché de Bretagne, tous les Bretons chevaliers, écuyers, prélats et hommes des cités et bonnes villes s’inclinoient plus au sire de Cliçon ; et les hauts barons s’en dissimuloient ; et avoient bien répondu au duc que de celle guerre jà ne se mêleroient, fors par la forme et manière de y mettre paix et accord, si trouver moyen y pouvoient ou savoient. Et aussi le duc d’Orléans, par espécial, confortoit couvertement en plusieurs manières messire Olivier de Cliçon ; et étoit tout réjoui quand, de ses emprises ou chevauchées, il oyoit recorder bonnes nouvelles.

Le duc de Bretagne, qui étoit assez sublil et imaginatif, et qui moult avoit eu à faire de peine et de travail en son temps, considéroit toutes ces choses, et que de ses gens il n’étoit mie tant aimé en cœur si montrer lui osassent, réservé l’hommage qu’ils lui devoient, comme étoient les enfans à messire Charles de Bretagne qu’on dit de Blois, qui fut occis en la bataille devant Auray, Jean de Bretagne, comte de Penthièvre et de Limoges, qui avoit à femme la fille de messire Olivier de Cliçon, et messire Henry de Bretagne son frère, et leur sœur la roine de Naples et de Jérusalem. Et sentoit qu’il devenoit vieux ; et véoit ses enfans jeunes et à venir, et réservé l’amour du duc de Bourgogne et de la duchesse sa femme, il n’avoit nul ami en France, ni ne pouvoient avoir ses enfans, car de par leur mère ils venoient et issoient des membres et branches de Navarre, laquelle génération n’étoit pas trop aimée en France, pour les grands meschefs que le roi Charles de Navarre, père à la duchesse de Bretagne, avoit faits et élevés du temps passé en France, dont les souvenances encore en duroient ; et si de lui défailloit en cel état, et en la haine mortelle à avoir à messire Olivier de Cliçon et au comte de Penthtièvre, il se doutoit trop fort, quand il se resveilloit en ces pensées, que ses enfans qui étoient jeunes n’eussent trop de grands ennemis. Avec tout ce, il véoit que les amours et alliances d’Angleterre, qui en l’héritage de Bretagne et en tout son honneur l’avoient mis, l’éloignoient trop fort et étoient taillés d’éloigner ; car encore, selon qu’il étoit loyaument informé, il véoit que les alliances s’approchoient trop fort entre les rois de France et d’Angleterre ; car traités se portoient et avançoient tellement que le roi d’Angleterre vouloit avoir à femme la fille du roi de France, et celle proprement qui lui étoit obligée et enconvenancée pour son ains-né fils. Toutes ces doutes mettoit le duc de Bretagne devant, et par espécial de la derreine il avoit plus à penser que de nulle des autres, car c’étoient pour lui les plus doutables. Si s’avisa et imagina en soi-même, toutes ces choses considérées à grand loisir, qu’il briseroit son cœur sans nulle dissimulation, et feroit paix ferme et entière à messire Olivier de Cliçon et à Jean de Bretagne, et se mettroit en leur pure volonté d’amender courroux, forfaits ou autres dommages que il ou ses gens lui auroient faits cette guerre durant, et autres que du temps passé ils avoient eu ensemble, réservé ce qu’il demeureroit duc et héritier de Bretagne, et ses enfans après lui, sur la forme des articles de la paix, qui jà avoit été faite et scellée par raccord de toutes parties entre lui et les enfans messire Charles de Blois, laquelle chartre de paix il ne vouloit violer ni briser, ni aller contre nul des articles, mais tenir et accomplir à son pouvoir ; et de rechef jurer et sceller fermement et loyaument à tenir tout ce qu’il disoit et promettoit à faire et porter outre. Et si de l’héritage de Bretagne, Jean de Blois, comte de Penthièvre, son cousin, n’étoit mie bien parti à son gré et suffisance, de ce que à dire y auroit il s’en voudroit mettre et coucher à la pure ordonnance, sans nulle exception ni dissimulation, du vicomte de Rohan, des seigneurs de Dinant, de Léon, de Laval, de Beaumont et de messire Jean Harpedane.

Quand le duc de Bretagne eut avisé en soi-même tout ce propos, sans appeler homme de son conseil, il fit venir avant un clerc ; et eux deux enfermés en une chambre tant seulement, prit le duc une feuille de papier de la grand’forme, et dit au clerc : « Escris-moi ce que je te nommerai. » Le clerc s’ordonna à escripre, et le duc lui nomma mot à mot tout ainsi qu’il vouloit qu’il escripvît. Si fut cette lettre escripte et dictée, si doucement et aimablement comme il put et sçut, et sur forme et manière de paix ; et prioit doucement et amiablement à messire Olivier de Cliçon qu’il se voulsist mettre en manière qu’ils pussent avoir secret parlement ensemble, et les choses descendroient en tout bien.

Quand la lettre fut faite et devisée au plus doucement et humblement comme il put et sçut, sans nul appeler, fors lui et le clerc, il la scella de son signet, et prit le plus prochain varlet de sa chambre qu’il eut et lui dit : « Va-t’en à Chastel-Josselin, et dis hardiment que je t’envoie parler à mon cousin messire Olivier de Cliçon. On te fera parler à lui. Si le me salue, et lui baille ces lettres de par moi et m’en rapporte la réponse ; et garde bien, sur ta vie, que à nul homme ni femme tu ne dises où tu vas, ni qui t’y envoie. » Le varlet répondit : « Monseigneur, volontiers, » Il se mit au chemin ; et tant exploita, qu’il vint au Chastel-Josselin. Les gardes du chastel eurent moult grands merveilles quand ils lui oïrent dire que le duc de Bretagne l’envoyoit parler au seigneur de Cliçon. Néanmoins ils contèrent ces nouvelles â leur seigneur, lequel fit tantôt venir le varlet, qui les lettres lui apportoit, devant lui, lequel fit bien son message. Messire Olivier prit les lettres que lui envoyoit le duc scellées de son scel secret, lequel il connoissoit moult bien. Si les ouvrit et legit tout au long par deux ou trois fois pour mieux entendre, et en lisant s’émerveilloit moult des douces paroles traitables et amiables, qui ès lettres étoient contenues et escriptes. Si pensa sus moult longuement, et dit qu’il auroit avis du rescripre. Et fit le varlet qui les avoit apportées bien aiser et mettre en une chambre tout par lui. De toutes ces choses faites et avenues avoient ses gens grands merveilles ; et bien le devoient avoir, car en devant il n’eût déporté homme, varlet ni autre, de par le duc, qui tantôt n’eût été mort ou mis en prison douloureuse.

Quand messire Olivier de Cliçon fut entré en sa chambre, il commença moult fort à penser et à busner sur ces nouvelles ; et ce lui brisoit grandement ses maltalens, pour ce que le duc se humilioit tant envers lui que si doucement lui escripvoit ; et dit ainsi à soi-même qu’il le voudroit éprouver, car sur cette lettre, promesse, ni paroles qui dedans fussent escriptes il ne se osoit assurer ; et si mal lui en prenoit, il ne seroit de nulluy plaint. Il dit qu’il rescriproit à lui, et là où il lui voudroit envoyer son fils, qui ôtage fût pour lui, il iroit parler à lui là où il lui plairoit et non autrement. Adonc escripsit messire Olivier de Cliçon unes lettres moult douces et traitables au duc, mais la conclusion étoit telle que, si il vouloit qu’il allât parler à lui, il lui envoyât son fils en pleige et en ôtagerie et il seroit bien gardé jusques à son retour. Cette lettre fut escripte, scellée et baillée au varlet du duc, lequel se mit au retour et vint à Vannes, là où le duc l’attendoit. Il lui bailla les lettres de messire Olivier de Cliçon ; le duc les prit, les ouvrit et les legit : quand il vit le contenu, il pensa un peu, et puis dit : « Je le ferai. Au cas que je traite amoureusement à lui, toute conjonction d’amour y doit être. » Tantôt il escripsit devers le vicomte de Rohan, qui se tenoit au Caire, un châtel en la marche de Vannes. Quand le vicomte vit les lettres du duc, tantôt il vint à Vannes. Lui venu, le duc lui remontra toute son intention et lui dit : « Vicomte, vous et le comte de Montbourchier mènerez mon fils à Chastel-Josselin et le laisserez là, et m’amènerez messire Olivier de Cliçon, car je me veuil accorder avecques lui. » Le vicomte répondit, et dit que tout ce il feroit volontiers.

Depuis ne demeura guères de jours que le vicomte et le sire de Montbourchier et messire Yves de Treseguidy amenèrent l’enfant, qui pouvoit avoir environ sept ans, à Chastel-Josselin, à messire Olivier de Cliçon, qui les recueillit et honora grandement. Quand il vit l’enfant et la bonne affection du duc, il se humilia grandement, avec ce que les trois chevaliers lui dirent : « Sire, vous véez la bonne volonté du duc, il ne montre rien deforainement que le cœur et la bonne affectation n’y soit. » — « Je le vois bien, répondit messire Olivier ; et pourtant que je aperçois la bonne volonté de lui, je me mettrai si avant que tenu serai en son obéissance. Et vous, qui êtes assez prochains de lui et ès quels il a grand fiance, quand il vous a baillé son héritier pour moi amener et ici laisser en ôtage tant que je sois retourné, je ne sçais s’il vous a dit ce dont il m’a escript et scellé dessous son signet ? » Donc, répondirent les chevaliers et tous d’une voix : « Sire, il nous a bien dit qu’il a très grand désir de venir à paix et à concorde devers vous ; et de ce nous pouvez-vous bien croire, car nous sommes de votre sang. » — « Je vous en crois bien, » répondit messire Olivier. Et adonc alla quérir la lettre que le duc lui avoit envoyée et leur legit. Quand ils l’eurent ouï, ils répondirent et dirent : « Certes, sire, tout ainsi comme celle lettre contient le nous a-t-il dit, et sur cel état nous a-t-il mandés, et ici envoyés. » — « Or vaut mieux », répondit messire Olivier de Cliçon.

Depuis eux venus, les trois chevaliers qui l’héritier du duc de Bretagne avoient amené, messire Olivier de Cliçon s’ordonna et se mit en arroi ; puis se partit du Chastel-Josselin avecques les trois chevaliers et remit l’enfant en leur compagnie, et dit qu’il le ramèneroit à son père le duc ; car bien se fioit d’ores-en-avant au duc et en ses paroles, quand il l’avoit éprouvé si avant ; dont ce fut grand’humilité. Mais si comme il disoit : « En bonne paix, concorde et amour ne doit avoir nul ombre de trahison ni dissimulation ; mais doivent les cœurs concordans être tout d’une unité. »

Tant chevauchèrent tous ensemble qu’ils vinrent à Vannes. Et avoit le duc ordonné que messire Olivier de Cliçon descendroit en une église de frères prédicateurs, laquelle siéd au dehors de Vannes ; et là viendroit le duc parler à lui. Ainsi comme fut ordonné fut fait ; et quand le duc vit que messire Olivier avoit ramené son fils en sa compagnie, si le tint à très grand’courtoisie et s’en contenta grandement. Puis vint de son chastel de la Mote parler à messire Olivier de Cliçon en la maison de ces frères ; et s’enfermèrent ensemble en une chambre ; et là s’entre acointèrent de paroles ; et puis issirent hors par les jardins derrière, et vinrent sur un rivage qui répondoit à un courant qui entroit en la mer. Le duc vint sur le rivage, messire Olivier de Cliçon en sa compagnie, et entra en un batel, et fit messire Olivier entrer avecques lui ; et de là ils se remirent en une plus grosse nef qui gisoit à l’ancre à l’entrée de l’embouchure de la mer ; et quand ils furent là, éloignés de toutes gens, ils parlèrent moult longuement ensemble. Toutes leurs devises et paroles je ne pus savoir, mais l’ordonnance fut telle que je vous conterai Et cuidoient leurs gens qu’ils fussent encore en l’église parlans ensemble, mais non étoient, ainçois parlementoient en la nef, et ordonnoient et composoient leurs paroles, ainsi qu’ils vouloient qu’elles fussent et demeurassent. Et furent en cel état, si comme il me fut dit, largement deux heures ; et là firent-ils très bonne paix et le jurèrent de foi créantée l’un à l’autre à tenir sans nulle dissimulation ; et quand ils voulurent issir, ils appelèrent le batelier qui amenés les y avoit ; et les alla querre[1], et remit à son batel, puis les ramena où pris les avoit ; et rentrèrent tous deux par l’église derrière et par les jardins au cloître des frères ; et assez tôt après ils se départirent de là ; et amena le duc de Bretagne messire Olivier de Cliçon, tenant par la main, amont au chastel de Vannes que on dit la Motte. De cette acointance de paix et alliance furent grandement réjouis tous ceux qui si amiablement les virent ensemble ; et aussi furent ceux de Bretagne, quand les nouvelles en furent sçues et épandues parmi le pays ; et moult émerveillés de ce qu’ils avoient fait paix par la manière que dite vous ai.

À celle paix et ordonnance ne perdit rien Jean de Blois, comte de Penthièvre ; mais il gagna et augmenta ses revenues en Bretagne de vingt mille couronnes d’or de France par an, bien assises, prises et mises au los et entente de son conseil, à durer perpétuellement, à lui et à ses hoirs. Et fut adonc fait et ordonné un mariage du fils au comte de Penthièvre a la fille du duc de Bretagne, pour mieux confirmer et tenir en amour toutes alliances. Et qui plus avoit mis en la guerre plus y avoit perdu. De celle paix fut grands nouvelles en France et en Angleterre.

Vous avez ci-dessus ouï recorder comment messire Pierre de Craon chey en la haine et indignation du roi de France et du duc d’Orléans, pour la cause du connétable de France, messire Olivier de Cliçon, qu’il avoit voulu occire et meurtrir de nuit en retournant de Saint-Pol à son hôtel, et comment le duc de Bretagne avoit soutenu en ses forteresses messire Pierre de Craon ; pour laquelle soutenance le roi de France s’étoit entremis, et eût fait guerre au duc de Bretagne, si la maladie, qui soudainement le prit et assaillit sur les champs entre le Mans et Angers, ne lui fût venue ; et par celle incidence merveilleuse, l’armée du roi et l’assemblée se défit et rompit, et s’en retourna chacun en son lieu. Et si avez ouï comment le duc de Bretagne et le duc de Bourgogne allèrent au devant de cette besogne et accueillirent en grand’haine, telle qu’ils leur remontrèrent à ceux qui avoient conseillé le roi de France aller en Bretagne, tels que messire Olivier de Cliçon, le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier, Montagu, et autres qui en eurent depuis grand’pénitence de corps. Et eurent en gouvernement le royaume de France, tant que le roi fut en sa maladie, souverainement ses deux oncles les ducs de Berry et de Bourgogne. Si avez ouï comment messire Olivier de Cliçon et le duc de Bretagne se guerroyèrent de guerre mortelle et crueuse, et aussi comme ils firent paix, et de la délivrance du seigneur de la Rivière, de messire Jean le Mercier et de Montagu, lequel n’eut pas tant de peine à beaucoup près comme les autres ; car sitôt que le roi fut retourné en santé, il voulut avoir de-lez lui, comment qu’il fût, Montagu, et l’aida à excuser de moult de choses.

Vous devez savoir que la maladie du roi de France et les maladies, car il en eut plusieurs, qui lui sourdirent et où il renchut, dont on étoit tout émerveillé et troublé au royaume de France, abattirent grandement la puissance du roi et ses volontés à faire ; et en furent près perdus et menés jusques à mort les dessus dits. En ces vacations et tribulations messire Pierre de Craon, de toutes ces meschéances et peine que le roi et ses consaux avoient, n’étoit mie courroucé, mais réjoui ; et procuroit trop fort et faisoit traiter et prier qu’il pût retourner à la grâce et amour du roi et de l’hôtel de France ; et étoient les procureurs et les traiteurs le duc de Bourgogne et messire Guy de la Tremoille. Et trop légèrement fut venu à toute paix et accord, n’eût été le duc d’Orléans, qui à la fois empêchoit tous ses traités. Et tant que la haine eût duré entre le duc de Bretagne et messire Olivier de Cliçon, il ne fût venu à nulle paix ni accord. Mais quand la chose fut véritablement sçue, de la paix et accord du duc de Bretagne et du seigneur de Cliçon, la querelle messire Pierre de Craon en fut grandement adoucie. En ce temps l’avoit accueilli en plaid et en parlement, pour la somme de cent mille francs, la reine Jeanne de Naples et de Jérusalem et duchesse d’Anjou ; et se tenoit la dite dame toute coie à Paris pour mieux entendre à ses besognes. Messire Pierre de Craon, qui se véoit en ce danger, et traité en parlement, et ne savoit, ni savoir pouvoit, comment les besognes et arrêts de parlement se porteroient pour lui ou contre lui, et avoit à faire à forte partie, et prouvoit bien la dame sur lui que il avoit eu et reçu, vivant le roi Louis son mari, roi de Naples et de Jérusalem. Toutes ces choses imaginant et considérant, n’étoit pas bien aise ; car encore se sentoit-il en la malivolance et haine du roi de France et du duc d’Orléans. Mais le duc et la duchesse de Bourgogne le confortoient, aidoient et conseilloient tant qu’ils pouvoient. Il avoit grâce d’être à Paris, mais c’étoit couvertement ; et se tenoit le plus en l’hôtel d’Artois lez la duchesse de Bourgogne.

  1. Il est possible que la rencontre du duc et de Clisson ait eu lieu ainsi que Froissart le raconte ici ; les historiens de Bretagne se contentent de rapporter son récit ; mais le traité ne fut pas conclu à Vannes ; on le trouve dans les preuves de l’histoire de Bretagne, page 790. Il fut conclu à Aucfer, près Redon, le 19 octobre 1395. Olivier de Clisson, qui étoit présent au traité, le jura le 20 octobre et le scella de son sceau à Rieux. Les procureurs du comte de Penthièvre, inclus dans le traité, le ratifièrent en son nom, et il le jura lui-même depuis et le scella le 25 à Guingamp.