Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 99-103).

CHAPITRE XVII.

Comment, et par quelle incidence, le siége fut levé de devant la forte ville d’Auffrique, et comment chacun s’en r’alla en son lieu.


Vous avez ci-dessus moult bien ouï recorder comment les chrétiens avoient assiégé la forte ville d’Auffrique par mer et par terre, et grand’imagination mettoient et rendoient pour la conquerre et avoir ; car avis leur étoit, si comme ils disoient, si conquérir la pouvoient, à haut honneur et très grand’prouesse leur seroit converti ; et tiendroient bien une saison entière contre la puissance des mécréans, et là en dedans ils seroient confortés des chrétiens, du roi de France par espécial, qui étoit jeune et qui désiroit les armes et avoit avecques les Anglois trèves pour deux ans encore à venir. Car si les chrétiens, ainsi qu’ils disoient et proposoient là étant au siége, avoient de commencement à aide une telle ville comme Auffrique est, et entrée sur l’empire de Barbarie et les royaumes d’Auffrique et de Thunes, tout le pays trembleroit devant eux. Et bien sentoient et proposoient les mécréans cet état et affaire entre eux, et pour ce, de jour en jour ils se rafreschissoient et mettoient grand’entente à bien garder leur ville et rafreschir leur ost de nouvelles gens hardis et aventureux selon leur usage. Ainsi se passa la saison moult avant ; et depuis la grande perte qui fut faite, à petit de fait, des chevaliers et écuyers ci-dessus nommés, la greigneur partie de l’ost furent ainsi que tout découragés, car ils ne véoient pas que leurs ennuis et dommage ils pussent à leur honneur sur leurs ennemis contre-venger. Si commencèrent à murmurer les plusieurs et à dire : « Nous nous tenons en séjournant ici en vain. Par telles escarmouches que nous faisons, n’aurions-nous jamais cette ville d’Auffrique ; car pour un mescréant, si nous l’occions à l’aventure par le trait, il leur en revient dix. Ils sont sur leur pays, ils ont vivres et pourvéances à leurs aise et volonté, et nous les avons à grand danger. Que pensons-nous devenir ? Si nous nous tenons ici, l’hiver a froides nuits et longues, nous aurons trop dur parti par plusieurs raisons. Premièrement, en hiver, les mers sont défendues ; nul ne s’y ose mettre ni bouter pour la cruauté des vents et des tempêtes de mer, car les mers se tourmentent trop plus en hiver que en été ; et si nous avons deffaute huit jours tant seulement de vivres, et que la mer nous soit close, nous sommes morts sans remède. Secondement, or soit ainsi que nous ayons vivres et pourvéances à planté et sans danger, comment pourra le guet porter la peine et le travail de veiller toutes les nuits. Le péril et l’aventure nous y est trop grand, car nos ennemis, qui sont sur leurs terres et qui connoissent le pays, nous pourront de nuit escarmoucher et assaillir à leur grand avantage, et nous porter et faire trop grand dommage, et jà l’avons-nous vu. Tiercement, si par deffaute de bon air ou de douces viandes dont nous sommes nourris, mortalité se boutoit en notre ost, tous mourroient l’un pour l’autre, car nous n’avons rien pour remédier à l’encontre. Après et outre, si les Gennevois se tannoient de nous, qui sont dures gens et traîtres, ils pourroient de nuit rentrer en leur navie ; et si ils en étoient au dessus, il ne seroit pas en nous de conquérir sur eux, mais nous laisseroient ici et nous en feroient payer l’écot. Toutes ces doutes sont à considérer et imaginer, et nos seigneurs qui sont à leur aise n’y regardent ni visent. Et jà les Gennevois ne s’en peuvent taire, et disent les aucuns bourdeurs à nos gens : « Quels hommes d’armes vous faites-vous, entre vous François ? Quand nous partîmes de Gennève, nous espérions, que tantôt que vous seriez venus devant Auffrique, sur huit jours ou quinze jours vous l’auriez conquise ; et nous y avons jà été plus de deux mois ou environ, et encore n’y avez-vous rien fait. Pour tels assauts et escarmouches que vous y faites, n’a-t-elle garde de cel an ni de l’autre. À ainsi faire, vous n’auriez jamais conquis le royaume d’Auffrique ni de Thunes. »

Tant fut genglé et parlementé des Gennevois aux varlets et aux maîtres, que les plus grands de l’ost en eurent connoissance, et par espécial le sire de Coucy qui sage étoit et imaginatif, et sur lequel la greigneur partie de l’ost s’affermoit et inclinoit. Et quand il fut informé et avisé, si dit à soi-même : « Toutes ces doutes sont véritables. » Et afin que hâtivement on y mît ordre et pourvéance, il fit faire un parlement secret des plus hauts barons de l’ost et des plus usés d’armes, pour avoir avis et conseil comment on se gouverneroit, car l’hiver approchoit.

À ce parlement, qui fut en la tente du duc de Bourbon eut mainte parole proposée. La conclusion fut telle, que on se délogeroit pour celle saison, et retourneroit chacun en son lieu et par le chemin dont on étoit venu. Si se ordonnèrent tout secrètement les seigneurs sur ce ; et furent mandés devant eux les patrons des galées et les maîtres qui les avoient là amenés et leur fut dit ce que proposé étoit. Cils ne sçurent que répondre au contraire, fors tant qu’ils dirent : « Seigneurs, ne soyez en nulle doute ni suspeçon de nous, car vous avez nos fois et sermens. Si nous voulons loyaument acquitter envers vous en toutes manières ; et si nous voulsissions être inclinés ni avoir entendu aux traités des Auffriquans, ils nous en ont fait requerre. Mais nennil, car nous voulons tenir loyauté, puisque enconvenancé l’avons. » — « Nennil, seigneurs, répondit le sire de Coucy ; nous vous tenons pour bons, loyaux et vaillans hommes, mais nous avons considéré plusieurs choses. L’hiver approche ; nous serons enchus de pourvéances. Si retournerons par la grâce de Dieu au royaume de France, et nous là venus, nous informerons le roi de France, lequel est jeune et de grand’volonté, des manières et ordonnances de par deçà. Pour le présent il ne sait où employer et il est envis uiseux, car il a trèves aux Anglois, et les Anglois à lui. Moult tôt seroit-il conseillé et avisé de venir ici à puissance, tant pour voir et aider son cousin, le roi de Sicile, que pour faire aucunes conquêtes sur les Sarrasins. Si vous ordonnez et faites appareiller vos galées et vos vaisseaux, car nous voulons partir dedans briefs jours. »

Mal se contentoient les Gennevois des seigneurs de France, de ce que du siége de la ville d’Auffrique ils se vouloient partir et sans rien faire, mais ils n’en pouvoient autre chose avoir. Si eur convenoit souffrir et porter. Une générale renommée s’épandit parmi l’ost, et courut que les Gennevois devoient avoir marchandé aux Sarrasins de eux délivrer et trahir les chrétiens, et tant que la plus grand’partie des chrétiens le créoient ; et disoient ainsi plusieurs les uns aux autres : « Nos souverains capitaines, le duc de Bourbon, le comte Dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy, messire Guy de la Trémoille, messire Jean de Vienne et messire Philippe de Bar savent bien tout clairement et pourvument comment il en est, et pour ce nous départons-nous du siége si soudainement. »

Il fut un jour signifié et publié parmi l’ost de retraire tout bellement et par loisir ce qui sur terre étoit et qui leur faisoit besogne ès galées et vaisseaux. Donc vissiez varlets ensonniés de trousser et porter ès barges et ès vaisseaux, et de-là remettre ès galées qui gisoient à l’ancre en la mer. Quand tout fut délivré et chargé, les seigneurs rentrèrent ès galées et ès vaisseaux ès quels il étoient venus. Et jà avoîent plusieurs barons et chevaliers marchandé à leurs maîtres patrons de aller les uns en Naples, les autres en Sicile, les autres en Cypre et en Rhodes, et pour faire le chemin de Jérusalem. Quand ils furent tous montés, le soixante et unième jour que ils furent là venus, ils se partirent du siége d’Auffrique et se boutèrent en la mer à la vue des Sarrasins de la ville d’Auffrique, lesquels, quand ils aperçurent la manière, ne se tinrent pas cois de mener grand’noise et de bondir grands cors et férir sur tabours, et huer et crier ; et firent tant que ceux de l’ost des Sarrasins en eurent la connoissance. Lors vissiez les jeunes Sarrasins et les bien montés venir là où le siége avoit été, pour voir si rien ils trouveroient, Agadinquor d’Oliferne et Brahadin de Thunes tout devant ; et trouvèrent que les chrétiens étoient si nettement délogés que rien n’avoient laissé derrière que porter en pussent. Si allèrent les Sarrasins parmi leur ost et s’épartirent, et tinrent plus de deux heures pour concevoir la manière et contenance comment ils avoient été logés. Si prisèrent grandement entre eux leur subtilité de ce que ils avoient ainsi foui en terre pour trouver douces eaux ; et quand ils eurent là été une espace, et vu en la mer au loin les galées et les naves qui s’en alloient, si s’en allèrent les aucuns en la ville d’Auffrique pour voir leurs amis, et les autres s’en retournèrent en leurs logis et se donnèrent du bon temps de ce qu’ils avoient. Et disoient que les chrétiens n’avoient plus osé demeurer ni séjourner devant Auffrique, et que de leur puissance ce n’étoit nulle chose, et que les François et Gennevois ils ne douteroient jamais tant que ils faisoient en devant. De tout ce dirent-ils vérité, et je vous dirai comment et pourquoi.

Après ce que le siége eut été devant la ville d’Auffrique, en la forme et manière que je vous ai dit et recordé, comme j’en fus informé, les Sarrasins entrèrent en grand orgueil ; et virent bien que les Gennevois avoient fait et montré toute leur puissance pour eux grever, et ne pouvoient avoir fait ce voyage sans grands coûtages ; et si n’avoient rien conquêté. De ce disoient-ils vérité. Encore ne savoient rien les Sarrasins de la mort des chevaliers et écuyers chrétiens ; mais ils le sçurent en ce jour ; je vous dirai par quelle incidence. Ès logis des chrétiens fut trouvé un varlet gennevois, qui étoit couché en herbe, tout malade de fièvres et de chaleur, et ne put aller jusques aux vaisseaux quand les barges des Gennevois vinrent quérir leurs gens pour mener jusques aux galées. De la treuve d’icelui furent les Sarrasins moult réjouis, et le gardèrent bien de mal faire, et l’amenèrent devant les seigneurs de leur ost, et leur contèrent où ils l’avoient trouvé. On fit venir un drugemen avant pour parler à lui et examiner. De premier il ne voult rien dire, car il se comptoit pour mort, et requéroit aux Sarrasins que tantôt on le fît mourir. Les seigneurs de l’ost, tels que Agadinquor d’Oliferne, Brahadin de Thunes et plusieurs autres, l’avisèrent que de sa mort ils n’avoient que faire, mais que ils pussent savoir la vérité ; et lui firent dire, si il vouloit justement répondre à tout ce que on lui demanderoit et que il ne dît nul mensonge, ils lui sauveroient la vie, et lui promettoient de le renvoyer sain, sauf et en bon point en son pays, par la première galée ou nave qui de leur côté seroit envoyée, fût en la rivière de Genneves ou à Marseille, et à son département ils lui donneroient cent besans d’or. Le varlet qui se véoit en danger, quand il ouït ces promesses, se conforta et assura, car bien savoit que Sarrasins, de ce que ils promettent et jurent sur leur foi et sur leur loi sont véritables, ni jamais n’enfreindroient leur parole. Et vous savez par nature que chacun meurt du plus tard qu’il peut.

Si dit au drugemen : « Faites-les tous jurer sur leur foi et sur leur loi que ce que vous me dites ils me tiendront, et je penserai à mes besognes, et de tout ce que je serai interrogé et examiné, j’en répondrai volontiers selon ce que j’en saurai. »

Le drugemen remontra ce à ces seigneurs ; et lui convenancèrent à tenir sur leur foi fermement leur parole et promesse. « Or me demandez, dit le varlet, et je répondrai. »

Là fut-il interrogé dont il étoit. Il répondit de Portevances, et s’appeloit Simon Mollebin, et étoit fils d’un patron d’une galée de Portevances. Donc fut-il interrogé des noms des seigneurs de France qui là avoient été au siége. Il en nomma plusieurs, car il avoit trop volontiers accompagné les hérauts et bu avecques eux. Si les avoit ouï nommer à la fois, et pour ce avoit-il retenu leurs noms. Donc il fut interrogé s’il savoit pourquoi si soudainement ils étoient délogés et départis. À ce répondit-il assez sûrement et dit : « De tout ce ne sais-je rien, ni puis savoir fors par soupçon ; et selon ce que j’ai ouï recorder communément en notre ost, car je ne fus pas appelé au parlement des seigneurs, mais commune renommée couroit, que les François se doutèrent des Gennevois que ils ne les vendissent à vous par cautelle et trahison ; et les Gennevois de notre côté disoient que de tout il n’étoit rien et que les François avoient fait et bâti sans raison celle esclandre sur eux ; et se départoient pour ce que en l’hiver ne se vouloient bouter, ni recevoir ni attendre l’aventure et péril de prendre un si grand dommage que ils avoient eu une fois. » — « Quel dommage ont-ils eu ? dirent les seigneurs au drugemen. Demandez-lui ? » Il lui demanda. « Tel dommage que, le jour que la bataille se dut faire de dix des nôtres à dix des vôtres, ils perdirent de fait environ soixante chevaliers et écuyers tous de nom et d’armes, et pour ce départirent-ils, ce disent les Gennevois. »

De celle parole fut bien cru le varlet, et à ce qu’ils montrèrent, les seigneurs Sarrasins en eurent grand’joie ; et ne fut enquis plus avant, et lui tinrent bien tous ses convenances ; et depuis on le vit revenu à Portevances et à Genneves ; et recordoit tout ainsi que avenu lui étoit, et à tout ce dire ne prenoit-il point de blâme.

Bien disoient les Sarrasins entre eux que en trop grand temps ils n’avoient garde des Gennevois ni des François, et que devant Auffrique ils n’avoient pris nul profit, mais dès lors en avant ils se pourvoiroient et garderoient plus sagement ; et dirent que ils garderoient leurs ports et les bondes de mer de leurs royaumes ; car bien étoit en leur puissance ; et par espécial les détroits de Maroc ils feroient étroitement garder, si que Gennevois ni Vénitiens ne passeroient point pour aller autour des terres en Flandre mener leur marchandise, sans payer si grand treu que tous en seroient émerveillés ; et encore seroit-ce par grâce et par congé. Tout ce que les Auffriquans proposèrent, ils le firent ; et se allièrent ensemble tous les royaumes Sarrasins de ces bondes devers soleil, nonne et vespres, Auffrique, Thunes, Bougie, Maroc, Bellemare, Tramessaines et le royaume de Grenade[1] ; et entreprirent tous ces royaumes garder fort et soigneusement leurs ports et détroits ; et mirent galées armées sur la mer grand’quantité, pour être seigneurs et maîtres de la mer, et tout pour la grand’haine qu’ils eurent aux François et Gennevois pour le siége d’Auffrique ; et si contraignirent tous allans et venans par mer que moult de meschefs depuis en sourdirent. Et par celle très grande contrainte que les Sarrasins firent, qui furent seigneurs des mers, toutes marchandises qui venoient de Damas, du Caire, d’Alexandrie, de Venise, de Naples et de Gennes furent un temps tellement renchéries en Flandre, que de plusieurs choses on ne pouvoit recouvrer pour or ni pour argent, et espécialement toute épicerie fut trop malement renchérie.

Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le département se fit du siége d’Auffrique. Tous repassèrent la mer cils qui se départirent ; mais ce ne fut pas tout à un port, car il en y eut aucuns qui eurent des tourmens et tempêtes plusieurs sur mer ; si ne retournèrent fors à grand danger. Toutes voies la greigneur partie d’eux retourna à Gennèves. On faisoit en France processions pour eux, afin que Dieu les voulsist sauver, car on ne savoit qu’ils étoient devenus, ni on n’en oyoit nulles nouvelles. La dame de Coucy, la dame de Sully, la Dauphine d’Auvergne et toutes les dames de France qui aimoient leurs seigneurs et maris, étoient en grand ennui pour eux le terme que le voyage dura ; et quand les nouvelles leur vinrent que ils avoient jà passé la mer, si furent toutes réjouies. Le duc de Bourbon et le sire de Coucy retournèrent coiteusement et laissèrent tout leur arroy derrière, et vinrent à Paris environ la Saint-Martin en hiver. Le roi de France fut moult réjoui de leur venue, ce fut raison. Il leur demanda des nouvelles de Barbarie et du voyage, comment il s’étoit porté ; ils recordèrent tout ce qu’ils en savoient et que vu en avoient. Le roi en ouït volontiers parler ; aussi fit le duc de Touraine, son frère ; et à ce répondit le roi et dit : « Si nous pouvons tant faire que paix soit en l’Église, et entre nous et les Anglois, nous ferons volontiers un voyage à puissance par delà, pour exaulser la foi chrétienne et confondre les incrédules et acquitter les âmes de nos prédécesseurs, le roi Philippe de bonne mémoire et le roi Jean, notre tayon ; car tous deux, l’un après l’autre, ils prirent la croix pour aller outre mer en la sainte terre ; et y fussent allés, si les guerres ne leur fussent si très fortes venues sur les mains ; et si nous mettons bonne action, la paix en l’Église et nous en ordonnance de paix ou de longues trèves entre nos adversaires les Anglois et nous, volontiers entendrions à faire ce voyage. »

Ainsi se devisoit et parloit le roi de France à son oncle, le duc de Bourbon, et au seigneur de Coucy. Et demeura la chose en cel état. Si retournèrent petit à petit les voyagiers, qui au voyage de Barbarie avoient été, en leurs lieux ; et saison se coula aval.

Et le roi Charles de France se tenoit communément pour lors à Paris, une fois au chastel du Louvre et l’autre fois au bel hôtel de Saint-Pol, auquel hôtel madame Isabel la roine sa femme se tenoit. Or advint en celle saison, environ la Saint-André ensuivant, que tous chevaliers et écuyers furent retournés du voyage de Barbarie, que on ne savoit de quoi parler, promu fut en l’hôtel du roi de France, et ne vous saurois pas à dire dont la promotion vint premièrement, mais le roi de France, qui très grand’affection avoit aux armes, fut conseillé et enhorté, et lui fut dit ainsi : « Sire, vous avez dévotion et imagination très grande, et bien le véons, d’aller outre mer sur les mescréans et de conquerre la sainte terre. » — « C’est vérité, répondit le roi. Toutes mes pensées nuit et jour ne s’inclinent ailleurs. » Et trop est voir, selon ce que je fus pour lors informé, que ce furent le sire de la Trémoille et messire Jean le Mercier, car ils étoient trop bien de celui qui se nommoit pape Clément, lequel se tenoit en Avignon ; et tout ce que ces deux vouloient, il étoit fait sans nul moyen devers le roi. Donc répondirent ceux qui parloient et devisoient au roi pour lors, et dirent : « Sire, vous ne pouvez à conscience bonnement faire ce voyage, si l’Église n’est à un. Commencez au chef, si aura votre emprise bonne conclusion. » — « Où voulez-vous que je commence ? » dit le roi. « Sire, répondirent-ils, pour le présent vous n’êtes de rien chargé ; vous êtes à trèves aux Anglois pour un grand temps. Si pouvez faire, si vous voulez, la trève durant, un beau voyage, et nous ne véons plus bel ni plus raisonnable pour vous que vous alliez vers Rome, à puissance de gens d’armes, et détruisiez cel antipape Boniface, que les Romains ont de force et par erreur créé et mis au siége cathédral Saint Pierre. Si vous voulez, vous accomplirez trop bien tout ce fait ; et mieux vous ne pouvez employer ni plus honorablement votre saison. Et espoir, si cel antipape et ses cardinaux savent que vous veuilliez aller sur eux à main armée, ils se mettront et rendront tous à merci. »

Le roi pensa sur celle parole et dit que il y entendroit, car voirement, tout considéré, il se tenoit grandement tenu au pape Clément, car l’année passée il avoit été en Avignon, où le pape et les cardinaux très excellentement l’avoient honoré et donné plus que il n’eût demandé à lui, à son frère et à ses oncles. Si s’ensuivoit bien qu’il en remerist le guerdon. Et aussi, au département d’Avignon, il avoit dit et promis au pape que il pourverroit à ses besognes, et entendroit tellement que on s’en apercevroit ; car il s’y sentoit tenu et vouloit être.

Pour ces jours étoient à Paris les ducs de Berry et de Bourgogne. Si fut proposé et généralement dit et accordé que, tantôt à ce mars qui approchoit, le roi de France se départiroit de Paris et se mettroit au chemin pour aller vers Savoie et Lombardie, et envoieroit le comte de Savoie, son cousin germain, avecques lui ; et devoit avoir le roi de sa charge, son frère le duc de Touraine, et quatre mille lances, le duc de Berry deux mille lances, le duc de Bourgogne deux mille lances, le connétable de France deux mille lances de Bretons et de Xaintongiers et des basses marches, le duc de Bourbon mille lances, le sire de Saint-Pol et le seigneur de Coucy mille lances ; et devoient ces gens d’armes être payés et délivrés pour trois mois, et ainsi de terme en terme.

Quand les nouvelles en furent venues et sçues en Avignon au pape et aux cardinaux, si furent très grandement réjouis ; et leur fut bien avis que la besogne étoit jà ainsi comme achevée. Encore étoit proposé au conseil du roi et avisé pour le meilleur, pour ce que on ne vouloit pas le duc de Bretagne laisser derrière, que le roi le manderoit et le prieroit qu’il s’ordonnât pour aller en ce voyage avecques lui. Le roi lui manda et escripsit notablement, et lui envoya ses lettres par un sien huissier d’armes, homme d’honneur ; et lui signifioit par le contenu des lettres tout l’état et ordonnance du dit voyage.

Quand le duc de Bretagne eut lu les lettres que le roi lui envoyoit, il se tourna d’autre part et commença à rire, et appela le seigneur de Montbourchier qui étoit en sa présence, et lui dit : « Regardez et entendez que monseigneur m’écrit. Il a empris de partir à ce mars et d’aller vers Rome et détruire par puissance de gens d’armes le pape Boniface et les cardinaux. Si m’aist Dieu et les Saints, il n’en fera rien ; il aura en bref temps autres étoupes en sa quenouille : de ce que fol pense assez remaint. Et me prie que je lui veuille tenir compagnie à deux mille lances en ce voyage ; je le veuil bien de tant honorer et dois ; et lui escriprai joyeusement, afin que mieux se contente, que si il va au voyage dont il m’a écrit, il n’ira pas sans moi, puisque il veut que je lui tienne compagnie ; mais je vous dis, seigneur de Montbourchier, que je n’en travaillerai jà homme des miens ; car de tout ce qu’ils ont proposé et dit il n’en sera rien fait. »

Le duc de Bretagne rescripsit unes lettres moult belles et douces au roi de France ; et les apporta le huissier d’armes qui les autres avoit apportées, et retourna devers le roi et le trouva à Paris. Le roi les ouvrit et legit et se contenta assez sur celles et de la réponse du duc.

  1. Une partie de l’Espagne était encore entre les mains des Arabes.