Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 115-118).

CHAPITRE XXI.

De messire Pierre de Craon, et comment il enchéy en l’indignation du roi de France et du duc de Touraine son frère, et depuis fut recueilli du duc de Bretagne.


En ce temps dont je parle étoit trop grandement bien un chevalier de France, de la nation d’Anjou et de Bretagne, et moult gentil homme et de noble extraction, lequel chevalier on nommoit messire Pierre de Craon, du duc de Touraine. Et par lui étoit tout fait, et sans lui n’étoit rien fait devers le duc. Celui chevalier tenoit grand état de-lez le duc, et aussi grand l’avoit-il tenu lez le duc d’Anjou, qui s’étoit escript roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem ; et avoit finance grande sans nombre ; et couroit esclandre sur lui et commune renommée parmi le royaume de France, et aussi en autres terres et pays, qu’il avoit dérobé le duc d’Anjou. Pour laquelle renommée et doute le dit messire Pierre de Craon s’étoit absenté du jeune roi de Sicile et de la roine, sa mère, qui femme avoit été au duc d’Anjou et ne se véoit point volontiers en leur présence. Néanmoins tant avoit-il fait que du roi de France et du duc de Touraine il étoit très bien. Or savez vous que messire Olivier de Cliçon, pour ces jours connétable de France, d’autre part étoit aussi moult bien du roi de France et du duc de Touraine, son frère ; et cil l’avoit acquis par les beaux et bons services que il leur avoit fait en armes, tant à eux ès besognes de France et ailleurs, comme au roi Charles leur père ; et si savez que la fille à messire Olivier de Cliçon avoit à mari Jean de Bretagne, frère germain à la roine de Jérusalem. Messire Olivier de Cliçon, pourtant principalement que il s’étoit allié de ce mariage à Jean de Bretagne, étoit si mal au duc qu’il le héoit à mort et le tenoit pour son ennemi couvertement, et Jean de Bretagne, aussi ; et se repentoit trop le duc que quand il eut en son danger dedans le chastel de l’Ermine messire Olivier de Cliçon, qu’il ne le fit mourir. Cil messire Pierre de Craon étoit tant bien du duc de Bretagne comme il vouloit, car il étoit son cousin ; et eût, au temps qu’il étoit si prochain du roi et du duc de Touraine, volontiers troublé par aucune incidence, s’il pût, le connétable devers le roi et le duc de Touraine. Ainsi les envies, qui toujours couvertement ont régné en France, se couvroient et dissimuloient tant qu’elles vinrent à mauvaise conclusion.

Le connétable de France avoit toujours été trouvé si loyal chevalier en tous ses faits envers la couronne de France que tous l’aimoient, réservé le duc de Bourgogne. Cil l’avoit grandement contre courage ; et la haine parfaite venoit de par la duchesse de Bourgogne, sa femme, laquelle étoit et fut dame de haut courage, et ne pouvoit aimer ce connétable de France, car le duc de Bretagne lui étoit trop prochain de lignage ; et tout ce que son père, le comte de Flandre, avoit aimé, elle aimoit, et qu’il avoit haï elle héoit, et de celle condition fut-elle.

Cil messire Pierre de Craon, qui pour lors se tenoit en la cour de France, et le plus de-lez le duc de Touraine, escripsoit souvent de son état et de ses besognes amoureusement et secrètement devers le duc de Bretagne, et le duc vers lui. La forme ni substance de leurs rescriptions ne puis-je pas savoir. Mais toutefois, je, Jean Froissart, auteur de cette histoire, une fois que j’étois à Paris, et en ce temps que un grand meschef fut près avenu par nuit sur le corps messire Olivier de Cliçon, connétable de France, et par l’outrageuse et merveilleuse emprise de messire Pierre de Craon, si comme je vous recorderai et éclaircirai avant en l’histoire, quand temps et lieu sera de parler, pour ce que je véois les choses obscures et en grand trouble, et moult bien taillées de mal aller, mis grand’peine à ce que je pusse savoir l’introduction de celle matière, et pourquoi messire Pierre de Craon étoit et avoit soudainement été éloigné de la grâce, amour et faveur du roi de France et du duc de Touraine. Tant enquis et demandai à ceux qui en cuidoient et devoient savoir aucune chose, que on me dît la vérité de l’œuvre, si comme fame et renommée couroit. Et premièrement la haine vint du duc de Touraine au dit messire Pierre de Craon par sa coulpe, car il révéla ou dut révéler les secrets du dit duc de Touraine à madame de Touraine ; et si il fit ce, il forfit grandement.

Le duc de Touraine avoit pour lors tellement à grâce messire Pierre de Craon que il le tenoit pour son compagnon, et le vêtoit pareillement de ses draps, et le menoit partout où il alloit, et lui découvroit ses secrets. Cil duc de Touraine pour lors étoit jeune et amoureux ; et volontiers véoit dames et damoiselles, et se jouoit et ébattoit entre elles ; et par espécial, si comme il me fut dit, il aimoit très ardemment une belle dame de Paris, jeune et frisque. Ses amours furent sçues et ses secrets révélés, tant que la besogne tourna à grand’déplapisance pour le dit duc ; et n’en sçut le dit duc de la révélation qui proprement inculper, fors messire Pierre de Craon ; car il, de tous ses secrets, s’étoit découvert à lui, et l’avoit mené secrètement avec lui là où il avoit parlé à la jeune dame. Le duc, qui fort aimoit la dame, lui devoit avoir promis mille couronnes d’or, mais que il en pût avoir sa volonté. La dame les avoit refusées ; et disoit que elle n’aimoit pas le duc pour son or ni pour son argent, fors par bonne amour qui à ce l’avoit inclinée, et que Dieu mercy pour or ni pour argent elle ne vendroit son honneur. Toutes ces paroles, ces secrets et ces promesses furent sçues de la duchesse de Touraine, laquelle manda tantôt la jeune dame et la fit venir en sa chambre. Quand elle fut venue, elle la nomma par son nom et lui dit moult ireusement : « Comment ! me voulez faire tort de monseigneur ? » La jeune dame fut ébahie, et lui répondit tout en pleurant : « Nennil, madame, si Dieu plaît ; je ne vueil, ni je ne l’oserois penser. » Donc reprit la duchesse la parole, et dit : « Il est ainsi, car j’en suis tout informée, que monseigneur vous aime et que vous l’aimez aussi ; et ont les besognes allé si avant que, en tel lieu, il vous promit mille couronnes d’or, mais que il pût avoir sa volonté de vous. Vous les refusâtes. De ce fûtes-vous sage. Et pour celle fois je le vous pardonne ; mais je vous défends, si cher que vous aimez votre vie, que à monseigneur vous n’ayez plus de parlement, mais donnez-lui congé. »

La dame, qui se véoit accusée de vérité et en danger, répondit et dit : « Certes, madame, je m’en délivrerai le plus tôt que je pourrai, et ferai tant que jamais n’en orrez nouvelles qui vous déplaisent. » Sur cel état la duchesse lui donna congé, et elle retourna en son hôtel.

Or avint que le duc de Touraine, qui de tout ce rien ne savoit, et qui ardemment aimoit celle dame, se mit en lieu où la dame étoit. Quand elle le vit, si le fuit et ne lui fit nul semblant d’amour, mais tout au contraire de ce qu’elle avoit fait autrefois ; car elle n’osa, et aussi elle l’avoit juré et promis à la duchesse de Touraine. Quand le duc vit la contenance d’elle, si fut tout pensif, et voulut savoir à quelle fin elle se maintenoit ainsi. La jeune dame lui dit tout en pleurant : « Monseigneur, ou vous avez révélé les secrets de la promesse que vous me fîtes une fois à madame de Touraine, ou autres pour vous. Regardez en vous-même à qui vous vous en êtes découvert, car de madame de Touraine, et non d’autrui, j’en ai été en grand danger ; et lui ai juré et promis, réservé celle fois-ci, que je n’aurai jamais parlement à vous dont elle puisse entrer en jalousie. » Quand le duc ouït ces paroles, si lui furent trop dures et trop obscures à la plaisance, et dit : « Ma belle dame, je vous jure par ma foi, avant que j’eusse ce dit à la duchesse, j’aimerois plus cher à perdre cent mille francs ; et puisque vous l’avez juré, tenez votre parole, car, quoique il me coûte, j’en saurai le fond et qui peut avoir révélé nos secrets. »

Sur cel état se départit le duc de Touraine de la jeune dame, et la laissa en paix ; et pour l’heure n’en fit nul semblant. Mais, comme froid et attrempé de manières, se souffrit, et pour ce n’en pensa-t-il point moins : et vint ce soir de-lez madame de Touraine sa femme ; et soupa, et lui montra plus grand semblant d’amour que point au devant n’eût fait ; et tant fit, par douces paroles et traitantes, que la duchesse lui découvrit ces secrets, et lui dit comment elle le savoit par messire Pierre de Craon. Le duc de Touraine pour l’heure tourna tout en revel et n’en parla point moult. Celle nuit passa. Au lendemain, sur le point de neuf heures, il monta à cheval, et se départit de Saint-Pol et s’en vint au Louvre, où il trouva son frère le roi qui devoit ouïr sa messe. Le roi le recueillit doucement, car moult l’aimoit ; et s’aperçut le roi, aux, manières que le duc faisoit, que il étoit moult courroucé. Si lui demanda : « Ha, beau-frère ! quelle chose vous faut ? Vous montrez être troublé. » — « Monseigneur, dit-il, il y a bien cause que je le sois. » — « Pourquoi ? dit le roi, nous le voulons savoir. »

Le duc, qui rien ne lui voulut celer, lui conta tout mot à mot la besogne, en soi plaignant amèrement de messire Pierre de Craon, et dit : « Monseigneur, par la foi que je vous dois, si ce n’étoit pour l’honneur de moi, de tant l’ai-je bien enchargé, je le ferois occire. » — « Non ferez, dit le roi, mais nous lui ferons dire par nos plus espéciaux que il vide notre hôtel, et que de son service n’avons-nous plus que faire, et aussi vous le ferez départir du vôtre. » — « C’est bien notre entente, » répondit le duc de Touraine. Et se contenta assez de celle réponse.

Ce propre jour fut dit à messire Pierre de Craon, de par le seigneur de la Rivière et messire Jean le Mercier, venant de la bouche du roi, que on n’avoit plus que faire en l’hôtel du roi de son service, et que il quist ailleurs son mieux. Pareillement messire Jean de Beuil et le sire d’Erbaus, sénéchal de Touraine, lui dirent ainsi. Quand messire Pierre de Craon se vit ainsi licencié, si fut tout honteux ; et prit ce en grand’félonnie et dépit ; et ne savoit aviser ni imaginer pourquoi c’étoit, car on ne lui avoit point déclaré. Vérité est qu’il voult venir en la présence du roi et du duc de Touraine, demander en quelle manière il les pouvoit avoir courroucés, mais de rechef il lui fut dit que le roi ni le duc ne vouloient ouïr nulles de ses paroles. Quand il vit que on l’avoit ainsi adossé, il ordonna ses besognes, et se départit de Paris tout mélancolieux ; et s’en vint en Anjou, en un sien chastel que on dit Sablé, et là se tint une espace ; et moult lui ennuyoit, car il se véoit esloigné et chassé de l’hôtel de France, de Touraine et de l’hôtel de la roine de Naples et de Jérusalem. Si s’avisa, puisque ces trois hôtels lui étoient clos, que il se trairoit devers le duc de Bretagne, son cousin, et lui conteroit et remontreroit toutes ses aventures. Si comme il le proposa il le fit ; et s’en vint en Bretagne ; et trouva le duc à Vennes qui lui fit bonne chère, et qui jà étoit informé de la plus grand’partie de ses besognes ; et de rechef lui conta de mot à mot toute l’affaire, et comment on l’avoit mené. Quand le duc de Bretagne l’eut ouï deviser et parler, il lui répondit et dit : « Beau cousin, confortez-vous, car tout ce vous a brassé Cliçon. »

Cette racine et fondation de haine multiplia puis trop grandement, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire. Messire Pierre de Craon demeura près le duc de Bretagne. On l’oublia en France ; car le connétable, messire Olivier de Cliçon, et le conseil du roi lui étoient tous contraires. Encore ne savoit-on gré au duc de Bretagne de ce que il l’avoit appelé et retenu de-lez lui. Mais le duc dessus nommé, à bon gré ou à mal gré, du conseil du roi n’accomptoit que un trop petit, et faisoit toujours pourvoir ses villes, ses cités et chasteaux grandement et grossement, et montroit qu’il avoit aussi cher la guerre que la paix. Tout ce que il faisoit étoit bien sçu en France et au conseil du roi ; et le tenoient ceux qui prochains étoient du roi pour orgueilleux et présomptueux, et le menaçoient fort. Celui duc de leurs menaces ne faisoit compte ; et disoit et promettoit, et les apparences on en véoit, que il feroit au comte de Pentièvre guerre, et à tous ses aidans, et sur forme de juste querelle, et disoit : « Celui comte de Pentièvre, notre cousin, s’écrit et nomme Jean de Bretagne et porte les armes de Bretagne, aussi bien comme s’il en fût héritier. Nous voulons bien que il se nomme Jean, car c’est son nom, et comte de Pentièvre, mais nous voulons que il mette jus les hermines, et s’escrive Jean de Blois ou de Chastillon et nulles autres. Et si il ne le fait, nous lui ferons faire, et lui touldrons sa terre, car il la tient en foi et hommage de nous ; et aussi à l’héritage de Bretagne il n’a que faire jamais de penser que il lui retourne, car nous avons fils et fille qui seront nos héritiers ; si se voise pourchasser ailleurs, car à notre héritage a-t-il failli. »

Ainsi se devisoit à la fois le duc de Bretagne à messire Pierre de Craon, lequel ne lui contredisoit nulles de ses volontés, mais lui augmentoit avant, et tout pour la grand’haine qu’il avoit au seigneur de Cliçon et à ceux du conseil du roi de France.

Nous nous souffrirons à parler de cette matière et parlerons d’une autre moult piteuse, voire pour le comte Guy de Blois, lequel en celle histoire et ailleurs je nomme et ai nommé seigneur et maître.