Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 140-146).

CHAPITRE XXVII.

De la grand’assemblée qui se tint a Amiens du roi de France, de ses oncles et de son conseil, et des oncles et conseil du roi Richard d’Angleterre sur forme de paix.


Il m’est avis, et aussi pourroit-il sembler à aucuns, que des besognes de Foix et de Béarn j’ai pour le présent assez parlé et traité ; si m’en voudrai départir et rentrer en autre procès. Car de démener au long la matière, il y faudroit trop de paroles et d’escripture, et je me sais bien de quoi autre chose ensonnier. Tout conclu, le vicomte de Chastelbon demeura comte de Foix et sire de Béarn, en la forme et manière que le comte Gaston de Foix de bonne mémoire l’avoit tenu ; et lui firent foi et hommage tous ceux qui faire lui durent[1]. Et départit ses cousins les bâtards de Foix, messire Yvain et messire Gratien, bien et largement des héritages et des meubles, tant qu’ils s’en contentèrent[2] ; et rendit au roi de France, c’est à entendre à ses commis, tout l’argent entièrement dont la comté de Foix étoit chargée. Ces besognes ne furent pas sitôt achevées ; et demeurèrent jusques en l’été bien avant l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière à Toulouse et là en la marche, et point partir ne s’en vouloient jusques à tant que toutes les choses seroient en bon état et fussent mises au profit et honneur du royaume de France et de eux, car de ce faire ils étoient chargés.

Or parlerons de l’assemblée des seigneurs de France et d’Angleterre, qui se fit en la bonne cité d’Amiens sur forme de paix et de trèves ; en celle saison que on compta pour lors en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et onze, au mi-carême. Vous devez savoir que les pourvéances y furent faites grandes et grosses, avant que les seigneurs y vinssent, pour le roi premièrement, pour son état et pour ses trois oncles, et aussi pour aucuns hauts barons de France et prélats qui ordonnés y étoient à être. Moult y étoît l’apparant grand, et s’efforçoient tous seigneurs de là être ; car commune renommée couroit que le roi Richard d’Angleterre en personne y seroit. Si le désiroient à voir ceux qui point ne l’avoient vu, mais il n’y fut point. Si vint-il jusques à Douvres, sur l’entente de passer la mer, et ses trois oncles avecques lui, le duc de Lancastre, le duc d’Yorch et le duc de Glocestre. Quand ils furent là venus, ils eurent plusieurs imaginations à savoir si il seroit bon que le roi passât la mer. Tout regardé et considéré, le conseil d’Angleterre se tourna à ce que le roi demeureroit à Douvres au chastel avec le duc de Glocestre qui demeureroit de-lez lui. Si s’ordonnèrent au passer le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, le comte de Hostidonne, le comte Derby, messire Thomas de Percy, l’évêque de Durem, l’évêque de Londres et tous ceux du conseil ; et ne passèrent pas tous en un jour, mais les pourvéances devant ; et puis passèrent les seigneurs, et vinrent en la ville de Calais, et là se logèrent.

Quand le jour approcha que on dut être ensemble à Amiens en parlement, les dessus dits seigneurs et leurs gens se départirent de la ville de Calais ; et étoient plus de douze cens chevaux, qui étoit belle chose à voir ; et chevauchèrent ordonnément et en bon arroi.

Or étoit ordonné, de par le roi de France et son conseil, que les Anglois partis de Calais et venans leur chemin à Amiens et retournans d’Amiens à Calais, et eux étant à Amiens le parlement durant, ils seroient délivrés et défrettés de toutes choses. C’est à entendre des frais de bouche et de leurs chevaux.

En la compagnie du duc de Lancastre et du duc d’Yorch venoit leur cousine, fille de leur sœur et du seigneur de Coucy, une jeune dame qui s’appeloit madame d’Irlande, car elle avoit épousé le duc d’Irlande, ainsi que vous savez. Cette jeune dame venoit voir son père le seigneur de Coucy à Amiens, car je suppose que, en devant ce, elle l’avoit petit vu ; si avoit très ardent désir de le voir, et c’étoit raison ; et venoit en bon arroi, ainsi comme une dame veuve, qui petit de joie avoit eu en son mariage.

Ordonné étoit, de par le roi de France et son conseil, que les ducs et les seigneurs, lesquels étoient issus hors d’Angleterre et venus à Calais pour venir à Amiens, en instance de tenir le siége et ordonnance de parlement et traité de paix, seroient honorés si étoffément comme on pourroit, et que les quatre ducs de France, qui jà à Amiens étoient venus, c’est à savoir le duc de Touraine, frère du roi, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, istroient tous hors sur les champs, en recueillant et conjouissant et en honorant les seigneurs d’Angleterre qui au parlement venoient. Et advint que, pour accomplir l’ordonnance faite, à l’heure que les deux ducs d’Angleterre frères approchoient la cité d’Amiens, les quatre ducs dessus nommés et tous les hauts barons de France qui là étoient issirent hors de la cité d’Amiens en grand arroi ; et tout premièrement sur les champs le jeune duc Louis de Touraine chevauchoit en grand arroi et le premier encontre des ducs d’Angleterre ses cousins. Et se recueillirent entre eux très honorablement, ainsi que seigneurs pourvus et nourris en ce le savent bien faire. Quand ils orent un petit parlé ensemble et conjoui l’un l’autre, le duc de Touraine prit congé à eux et s’en retourna arrière, et sa route, laquelle étoit belle et grande ; et rentra dedans la cité d’Amiens, et s’en alla au palais de l’évêque où le roi étoit, et là descendit et se tint en la chambre du roi avecques lui ; et les autres trois ducs ses oncles, Berry, Bourgogne ef Bourbon, chevauchèrent depuis le département du duc de Touraine, chacun en son arroi, et encontrèrent sur les champs ces ducs d’Angleterre. Si les recueillirent de chère et de parole grandement et honorablement ; et là furent les connoissances et accointances de ces ducs belles à voir. Après ce que les ducs se furent ainsi recueillis et conjouis, le gentil comte Dauphin d’Auvergne, qui du temps qu’il fut ôtage en Angleterre avoit eu grand amour et compagnie au duc de Lancastre, et pour ce temps assez s’entre aimoient, s’avança et vint tout à cheval incliner et conjouir le duc de Lancastre. Et quand le duc l’eut reconnu et avisé, si l’accolla moult étroitement et lui fit grand’signifiance d’amour et de bon cœur ; et quand ils eurent une espace parlé ensemble ils cessèrent, car le duc de Berry et le duc de Bourgogne vinrent, qui reprirent la parole au duc de Lancastre et le duc à eux ; et le duc de Bourbon, le sire de Coucy et le conte de Saint-Pol, s’approchèrent du duc d’Yorch, messire Aimon, du comte de Hostidonne et de messire Thomas de Percy, et se conjouirent et entre accueillirent de paroles traitables et amoureuses. Et tousdis approchoient-ils la cité d’Amiens.

À entrer dedans la cité d’Amiens furent les honneurs moult grands ; car le duc de Lancastre chevauchoit entre le duc de Berry et le duc de Bourgogne ; mais quand leurs chevaux mouvoient, c’étoit tout d’un pas ; aussi avant étoient les têtes des chevaux les unes comme les autres ; et bien entre eux trois y prenoient garde. Et passèrent tous trois, et de front ainsi, dessous la porte d’Amiens en chevauchant tout le petit pas, en honorant l’un l’autre jusques au palais de l’évêque où le roi et le duc de Touraine étoient, et là descendirent et montèrent les degrés ; et tenoient les deux ducs de Berry et Bourgogne par les mains, en montant les degrés du palais et en allant devers le roi, les deux ducs frères d’Angleterre ; et tous les autres seigneurs venoient par derrière.

Quand ils furent venus devers le roi, les trois ducs de France qui les adextroient, et les autres barons de France, s’agenouillèrent devant le roi. Mais les deux ducs d’Angleterre demeurèrent en leur estant ; un seul petit s’inclinèrent pour honorer le roi. Le roi vint tantôt jusques à eux et les prit par les mains, et fit lever ses oncles et les autres seigneurs, et puis parla moult doucement à eux, et eux à lui ; et s’entre accointèrent de paroles, et ainsi tous les autres barons de France parloient aux barons et chevaliers d’Angleterre ; et ces accointances premières faites, les seigneurs d’Angleterre, qui là étoient pour l’heure, prirent congé au roi, à son frère et à leurs oncles. On leur donna. Si issirent hors de la chambre et furent aconvoyés bien avant, et descendirent les degrés du palais ; puis montèrent sur leurs chevaux, puis s’en vinrent bien accompagnés à leurs hôtels, et les aconvoyèrent le connétable de France, le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol, messire Jean de Vienne et plusieurs autres barons de France ; et quand ils les eurent mis à leurs hôtels, ils prirent congé et retournèrent devers le roi ou à leurs hôtels. La fille au seigneur de Coucy, madame d’Irlande, fut logée avecques son père et toutes ses gens aussi.

Ordonné étoit, de par le roi de France et son conseil, avant que les seigneurs d’Angleterre vinssent en la cité d’Amiens, et l’ordonnance on l’avoit signifiée et publiée à tous, afin que nul ne s’en pût par ignorance excuser et que chacun selon son état se gardât de mesprendre, que nul ne fût si outrageux, sur peine d’être décollé, qu’il eût parole rigoureuse, débat ni riote en la cité d’Amiens, ni au dehors aux Anglois ; et que nul chevalier ni écuyer, sur peine d’être en l’indignation du roi, ne parlât d’armes faire ni prendre à chevalier ni écuyer d’Angleterre ; et que tous chevaliers et écuyers de France conjouissent, fût ès champs, au palais ou ès églises, de douces paroles et courtoises les chevaliers et écuyers d’Angleterre ; et que nuls pages ni varlets des seigneurs de France, sur la tête perdre, n’émût débat ni riote hors de son hôtel à qui que ce fût ; et que tout ce que chevaliers et écuyers demanderoient, il leur fût donné et abandonné ; et que nul hôte, sur se forfaire, ne demandât ni prît de leur argent pour boire, ni pour manger, ni pour autres communs frais. Item étoit ordonné que nul chevalier ni écuyer de France ne pouvoit aller de nuit sans torches ou torchis, mais les Anglois y pouvoient bien aller, si ils vouloient ; et fut ordonné qui si un Anglois étoit de nuit trouvé ni encontré sur les chaussées, que on le devoit doucement et courtoisement reconvoyer et remettre à son hôtel ou entre ses gens. Item étoient ordonnés à quatre carrefours à Amiens quatre guets, et en chacun guet mille hommes ; et si feu se prenoit en la ville de nuit par aucune incidence, les guets ne se devoient mouvoir de leur place, mais au son d’une cloche se devoient autres gens avancer pour remédier au feu. Item étoit ordonné que nul chevalier ni écuyer, pour quelconque besogne qu’il eût, ne se devoit ni pouvoit avancer pour parler au roi, si le roi même ne l’appeloit. Item fut ordonné que nul chevalier ni écuyer de France ne pouvoit parler ni deviser ensemble, tant que chevaliers et écuyers d’Angleterre seroient en place, et sur eux ils adressassent ou tournassent leur parole. Item fut ordonné, sur amende très grande, que nul hôtelain en son hôtel ni autre ne forcellât ni mît hors de voie, par manière de convoitise, arcs ni sagettes qui fussent aux Anglois ; mais si les Anglois, par courtoise, leur vouloient donner, ils les pouvoient bien prendre.

Vous devez savoir que toutes ces choses et autres étoient promues, faites et ordonnées, pour bien et par grand’délibération de bon conseil, pour mieux garder et honorer les Anglois ; car sur grand’confidence de paix et d’amour ils étoient là venus. Et étoient ces ordonnances faites par si détroite condition que qui les eût enfreintes ni brisées par manière de mauvaiseté, sans nul déport ou excusation, il eût payé l’amende. Tous les jours petit s’en falloit. Par le terme de quinze jours étoient ces seigneurs de France et d’Angleterre en parlement ensemble et rien ne mettoient à conclusion ; car ils étoient en trop grand différend. Les François demandoient à avoir Calais abattue et renversée par terre, tellement que nul n’y habitât jamais ; les Anglois, étoient à ce moult contraires, car jamais n’eussent passé ce traité ; car vous devez croire et savoir que Calais est la ville au monde que la communauté d’Angleterre aime le mieux ; car, tant comme ils seront seigneurs de Calais, ils disent ainsi qu’ils portent les clefs du royaume de France à leur ceinture. Et quel différend que les seigneurs François ou Anglois eussent ensemble de leurs offres, et de leurs requêtes et demandes, et comme longuement que ils y missent, si se départoient-ils toujours, les parlemens finés, moult amiablement ensemble ; et disoient les deux chevaliers, cils de France et cils d’Angleterre : « Vous retournerez demain sur cel état et procès, et espoir, parmi la peine et diligence que nous y mettrons et rendrons, auront nos besognes bonne conclusion. »

Et donna le roi de France à dîner par trois fois moult notablement au palais à Amiens aux seigneurs d’Angleterre ; et aussi firent le duc de Touraine, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon. Le sire de Coucy et le comte de Saint-Pol, chacun par lui, donnèrent à dîner une fois à tous les chevaliers d’Angleterre qui au parlement étoient venus. Et quant que les Anglois prenoient, tant que de vivres, tout étoit payé et délivré ; et étoient clercs ordonnés, de par le roi et son conseil, qui tout escripvoient ; et cils qui créoient étoient remis à la chambre des deniers.

Vous devez savoir que le duc Jean de Lancastre et son frère le duc d’Yorch, quoique ils fussent là venus, avoient leur charge du roi d’Angleterre et du conseil, tellement que pour nul traité proposé ni à proposer ils n’y pouvoient rien prendre ni mettre. Plusieurs gens ne voudroient point croire ce que je vous dirai. Il est ainsi que toute la communauté d’Angleterre s’incline toujours et est inclinée plus à la guerre que à la paix ; car du temps du bon roi Édouard de bonne mémoire et son fils le prince de Galles, ils eurent tant de belles et hautes victoires sur les François et tant de grands conquêts et rançons et de rachats de villes et de châteaux, que les povres en étoient devenus riches, et ceux qui n’étoient pas gentils hommes de nativité, par eux aventurer hardiment et vaillamment ès guerres, avoient tant conquêté que, par puissance d’or et d’argent, ils étoient anoblis ; et vouloient les autres qui venoient ensuivir cette vie, quoique depuis le temps du roi Édouard et de son fils, le prince de Galles, par le fait et emprise de messire Bertrand de Glayquin et de plusieurs autres bons chevaliers de France, si comme il est contenu en notre histoire ci derrière, les Anglois étoient moult reculés et reboutés.

Le duc de Glocestre mains-né fils du roi Édouard, s’inclinoit assez à l’opinion de la communauté d’Angleterre et d’aucuns princes, chevaliers et écuyers d’Angleterre qui désiroient la guerre pour soutenir leur état ; et pour ce étoient les différends et les traités de paix trop forts à faire et à trouver, quoique le roi le voulsist bien et le duc de Lancastre. Et par leur promotion, encore étoient ces journées de parlement de paix assignées et ordonnées en la cité d’Amiens ; mais au fort ils n’osassent courroucer la communauté d’Angleterre. Bien vouloient les Anglois paix, mais que on leur restituât toutes les terres données et accordées au traité de la paix fait à Bretigny devant Chartres, et que les François payassent quatorze cent mille francs, qui étoient demeurés à payer, quand ils renouvelèrent la guerre.

En celle saison dont je parle furent les parlemens moult grands en la cité d’Amiens sur forme et état de paix, si on lui pût avoir trouvé ; et grand’peine et diligence y rendirent les seigneurs qui là étoient. On se peut émerveiller à quoi la deffaute fut que la paix ne se fît, car par espécial le duc de Bourgogne y entendoit très fort de la partie des François, et le duc de Laucastre de la partie des Anglois, réservé que la charge il n’eût osé passer. Quand on vit que on traitoit et parlementoit et que rien on ne faisoit, si se commencèrent les seigneurs à tanner et lasser ; et pour adoucir les Anglois, parquoî ils eussent cause d’eux incliner à raison, il leur fut offert en Aquitaine à tenir tout ce que ils y tenoient paisiblement, et neuf évêchés quittes et délivrés et sans ressort ; mais on vouloit avoir Calais abattue ; et la somme des quatorze cent mille francs on les payeroit sur trois ans. Le duc de Lancastre et le conseil d’Angleterre répondirent à ces offres et dirent ainsi : « Nous avons ici séjourné un grand temps et n’avons rien conclu, ni conclure ne pouvons, tant que nous aurons retourné en Angleterre, et ce remontré au conseil du roi notre sire et aux trois états du royaume ; et soyez sûrs et certains que toute la diligence que moi et mon frère d’Yorch y pourrons mettre, et nos consaulx qui ici avons été, nous l’y mettrons volontiers, réservé de la ville de Calais abattue. Nous n’oserions parler de ce ; car si nous en parlions, nous serions en la haine et indignation de la greigneur partie du royaume d’Angleterre : si nous vaut mieux taire et cesser que dire chose où nous puissions recevoir haine ni blâme. »

Encore suffisit assez celle réponse au roi de France et à ses oncles ; et dirent que sur traité de paix, eux retournés en Angleterre, ils se missent en peine ; et que du côté du royaume de France ils n’estraindroient point pour grand’chose, car la guerre avoit trop duré ; si en étoient trop de maux avenus au monde.

Or fut regardé entre ces parties, pour tant que les trèves faîlloient à la Saint-Jean-Baptiste entre France et Angleterre, que on les allongeroit encore un an tout entier, à durer et à courir sans nulle violence, par mer et par terre, de tous leurs conjoins et leurs adhers, sans enfreindre ; et de ce que les consaulx d’Angleterre répondroient, on leur bailleroit en leur compagnie deux chevaliers, et cils rapporteroient la parole et l’état du pays d’Angleterre. À tout ce faire et tenir s’accordèrent le duc de Lancastre et le duc d’Yorch son frère, et le conseil du roi d’Angleterre qui là étoient. Il me fut dit en ce temps, et on en vit grandement les apparences, que le roi de France désiroit moult venir à conclusion de paix, car grandes nouvelles couroient pour lors, parmi le royaume de France et ailleurs, que l’Amorat-Baquin[3] étoit entré atout grand’puissance de Turcs au royaume de Honguerie, et ces nouvelles avoient rapportées messire Boucicaut l’aîné, maréchal de France et messire Jean de Carouge, lesquels étoient revenus et retournés des parties de Grèce et de Turquie ; pourquoi le roi de Franee, en sa jeunesse, avoit très grand’affection pour mettre sus un voyage et aller voir cet Amorat-Baquin et recouvrer le royaume d’Arménie que les Turcs avoient conquis sur le roi Léon d’Arménie ; lequel roi d’Arménie avoit été présent à Amiens à ce parlement et avoit remontré ses besognes au duc de Lancastre et au duc d’Yorch, qui bien le connoissoient, car jà l’a voient-ils vu en Angleterre, et aussi y fut-il une fois pour traiter de paix, quand le roi de France fut à l’Écluse[4]. Donc, en considérant ces besognes, et en confortant les paroles du roi d’Arménie, le roi de France, sur la fin du parlement, et au congé prendre, en parla moult doucement au duc de Lancastre ; et furent les paroles telles : « Beau neveu, si paix pouvoît être entre nous et le roi d’Angleterre, nous pourrions ouvrir un passage en Turquie en confortant le roi d’Honguerie et l’empereur de Constantinople[5], auxquels l’Amorat-Baquin donne assez à faire, et recouvrerions le royaume d’Arménie que les Turcs tiennent. On nous a bien dit que l’Amorat-Baquin est un vaillant homme et de grand’emprise ; et sur tels gens qui sont contraires à notre créance et la guerroyent tous les jours, nous devrions incliner au vouloir défendre. Si vous prions, beau neveu, tout acertes, que vous y vueilliez entendre, et promouvoir ce voyage au royaume d’Angleterre, quand vous y viendrez. » Le duc de Lancastre lui promit qu’il s’en acquitteroit, et si bien en feroit son devoir que on s’en apercevroit ; et sur cel état furent pris les congés ensemble.

Les parlemens qui se tinrent en la cité d’Amiens durèrent environ quinze jours. Et se départirent tout premièrement les seigneurs d’Angleterre qui là étoient venus ; et en rapportoient par écrit tous les traités qui là avoient été faits, pour remontrer au roi d’Angleterre et à son conseil. La duchesse d’Irlande se départit d’Amiens, et prit congé à son père, le seigneur de Coucy, et se mit au retour avecques ses oncles. Tous les Anglois se départirent. Et devez savoir que, depuis qu’ils issirent hors de la ville de Calais, venans à Amiens et eux retournans là, et étans à Amiens, ils ne dépendirent rien, si ils ne voulrent ; car le roi de France les fit toutes parts défretter eux et leurs chevaux. Le duc de Bourgogne s’en retourna en Artois et en la cité d’Arras, et là trouva la duchesse sa femme, qui avoit visité le pays de Flandre. Le duc de Touraine, le duc de Berry et le duc de Bourbon demeurèrent de lez-le roi. Et étoit l’intention du roi de venir à Beauvais et à Gisors, et là jouer et ébattre ; et par ce chemin retourner à Paris.

Vous devez savoir que avecques le duc de Lancastre et le duc d’Yorch se mirent en leur compagnie chevaliers de France, par l’ordonnance du roi et du conseil. Ce furent messire Jean de Chastel-Morant et messire Taupin de Cantemerle pour aller en Angleterre, et pour rapporter nouvelles et réponses des traités que les Anglois emportoient. Et vinrent à Calais, et jusques là aconvoyèrent messire Regnault de Roye, le sire de Mont-Caurel et le sire de la Vieu-Ville, les ducs d’Angleterre ; et là prirent congé et puis retournèrent, et les Anglois passèrent outre quand il leur plut et vinrent à Douvres, et là trouvèrent le roi et le duc de Glocestre qui les attendoient.

Quand le roi et ces seigneurs se virent, si eurent grand parlement ensemble sur l’état et ordonnance du parlement d’Amiens. Trop bien plaisoit au roi tout ce que fait en avoient ses oncles. Mais le duc de Glocestre, qui toujours a été dur et rebelle à ces traités, proposa sus ; et dit que là ils ne pouvoient faire, dire, proposer ni accepter nulle bonne proposition de paix ; et convenoit que ces traités et procès fussent apportés au palais de Westmoustier à Londres, et le conseil général des trois états d’Angleterre tous là mandés ; et ce que ils en feroient et conseilleroient, on en feroit, et non autrement.

La parole du duc de Glocestre fut tenue et ouïe ; on n’eût osé aller à l’encontre, car il étoit trop grandement en la grâce et amour du pays. Adonc fut dit aux deux chevaliers de France qui là venus étoient : « Il vous en faut venir avecques nous à Londres, autrement ne pouvez-vous avoir réponse. » Les deux chevaliers obéirent ; ce fut raison ; et se mirent au chemin, quand le roi d’Angleterre et les seigneurs se mirent. Et exploitèrent tant que la greigneur partie des seigneurs vinrent à Londres. Le roi Richard d’Angleterre, quand il vint à Dardeforde[6], prit la voie et le chemin de Eltem[7], un très beau manoir, et là se tint et rafreschit, car la roine sa femme y étoit ; et depuis vinrent-ils à Cenes[8], et de là ils s’en allèrent pour la Saint-George à Windsor ; et là furent les chevaliers de France répondus. Mais avant que je vous die la réponse qu’ils eurent, je vous parlerai un petit du roi de France.

Après ce que le parlement eut été à Amiens, le roi de France eschey, par incidence et par lui mal garder, en fièvre et en chaude maladie, dont lui fut conseillé à muer air. Si fut mis en une litière et vint à Beauvais ; et se tint, tant qu’il fût gary, au palais de l’évêque, son frère de Touraine de-lez lui, et ses oncles de Berry et de Bourgogne. Et là tinrent ces seigneurs leur Pâque. Et depuis, quand le roi fut tout fort et en bon point, et que bien il pouvoit chevaucher, il s’en vint à Gisors, à l’entrée de Normandie, pour avoir le déduit des chiens, car il y a environ grand’foison de beaux bois. Le roi étant à Gisors, messire Bernard d’Armignac, qui frère avoit été du comte Jean d’Armignac, vint là en bon arroi, le comte Dauphin d’Auvergne que il trouva à Paris en sa compagnie, et releva la comté d’Armignac, la comté de Comminge et la comté de Rodez du roi, et lui en fit hommage, aux us et aux coutumes que les seigneurs sujets du roi de France relèvent leurs fiefs. Et de ce que il devint homme du roi, on en leva lettres tabellionnées, grossoyées et scellées, et puis prit congé. Aussi fit le comte Dauphin. Et retournèrent ensemble à Paris, et de là en leurs pays d’Auvergne et de Languedoc.

Environ l’Ascension, retourna le roi de France à Paris en bon point et en bon état, et se logea en son hôtel de Saint-Pol, lequel on avoit tout ordonné pour lui ; et jà y étoient la roine de France et la duchesse de Touraine venues.

Or conterons de messire Jean de Châtel-Morant et de messire Taupin de Cantemerle, qui attendoient la réponse du roi d’Angleterre et des Anglois. Ils furent à la fête de Saint-George à Windsore, où le roi d’Angleterre, ses oncles et ses frères, et grand nombre de seigneurs d’Angleterre, furent. Si parlèrent ensemble ces seigneurs, sur l’état de ce que ils avoient enconvenancé et promis à faire, et tenir au roi de France et à ses oncles, quand ils se départirent du parlement d’Amiens, et pour délivrer aussi les deux chevaliers de France qui étoient là, et qui les poursuivoient pour avoir réponse. Conseillé fut entre eux, et répondirent ainsi aux chevaliers françois : « Vous, Châtel-Morant, et vous, Cantemerle, sachez, considérées toutes choses, vous ne pouvez avoir autre réponse ni délivrance maintenant, car trop fort seroit à assembler pour le présent les consaulx sur les trois états du royaume d’Angleterre, jusques à la Saint-Michel, que tous viennent par ordonnance aux parlemens et aux plaids à Westmoutier ; et de ce pour nous acquitter et vous tenir excusés, nous en escriprons par delà ; et si adonc vous, ou aucun de la partie de France, vous voulez, ou veulent tant travailler que vous retournez ici, on en fera réponse due et raisonnable, telle que généralement le conseil des trois états du royaume d’Angleterre répondra. »

Quand les deux chevaliers virent que ils étoient répondus, et autre chose n’en auroient, si répondirent : « De par Dieu, nous nous contenterons assez de tout ce que vous dites. Faites, écripsez et scellez, et puis nous nous mettrons au retour. »

Il fut fait. Lettres furent escriptes et scellées. On leur bailla ; et eurent congé du roi et des seigneurs, et puis se mirent au retour et vinrent à Londres, et s’ordonnèrent pour partir. Le roi d’Angleterre les fit par tout délivrer de tous coûtages et conduire à Douvres ; et leur fit le bailli de Douvres avoir un vaissel passager pour eux, leurs gens et leurs chevaux ; mais ils séjournèrent là cinq jours en deffaute de vent. Au cinquième ils équipèrent et eurent vent à volonté, et vinrent prendre terre à Boulogne. Là issirent-ils hors du passager, et quand la mer fut retraite on mit hors les chevaux. Depuis ils se départirent de Boulogne et prirent le chemin d’Amiens ; et chevauchèrent à petites journées, et firent tant que ils vinrent à Paris. Si trouvèrent là le roi et les seigneurs, car ce fut par les fêtes d’une Pentecôte. Ils montrèrent leurs lettres. On les lisit ; on vit l’ordonnance des Anglois. Il m’est avis que le roi et les seigneurs n’en firent pas trop grand compte, car dedans briefs jours ils eurent moult grandement ailleurs à entendre.

  1. Mathieu de Castelbon ne fut reconnu comme souverain de Béarn, par les états assemblés à Orthez, que le 5 juillet 1393. Il avait épousé, à son retour de l’expédition de Barbarie avec les Génois, la fille unique de D. Juan, roi d’Arragon.
  2. Gratien fut marié a Isabelle de la Cerda, née du roi de Castille, et seule héritière du duché de Médina Céli. Il se fixa en Espagne, et ses descendans y existent encore.
  3. Amurat Ier mourut cette même année et eut Bajazet pour successeur.
  4. Voyez, sur le roi Léon d’Arménie, la note première du livre iii de Froissart.
  5. Emmanuel Paléologue.
  6. Dartfort.
  7. Eltham.
  8. Richemond.