Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 146-153).

CHAPITRE XXVIII.

Comment messire Pierre de Craon, par haine et mauvais aguet, battit messire Olivier de Cliçon, dont le roi et ses consaulx furent moult courroucés.


Vous avez bien ici-dessus ouï parler et proposer comment messire Pierre de Craon, lequel étoit un chevalier en France de grand lignage et affaire, fut éloigné de l’amour et grâce du roi de France et du duc de Touraine, son frère, et par quelle achoison. Si cause y avoit d’avoir courroucé si avant le roi et son frère, ce fut mal fait. Et si avez bien ouï recorder comment il étoit venu en Bretagne de-lez le duc, et lui avoit dit et conté toutes ses meschéances ; le duc y avoit entendu par cause de lignage et de pitié, et lui avoit ainsi dit que Olivier de Cliçon lui avoit tout promu et brassé ce contraire.

Or peuvent aucuns supposer que de ce il l’avoit informé et enflammé, pour tant que sur le dit connétable il avoit très grand’haine et ne le savoit comment honnir ni détruire ; et messire Pierre de Craon étant de-lez le duc de Bretagne, souvent ils parloient ensemble et devisoient de messire Olivier de Cliçon, comment ni par quelle manière ils le mettroient à mort ; car bien disoient que s’il étoit occis par quelque voie que ce fût, nul n’en feroit guerre ni contrevengeance. Et trop se repentoit le duc de Bretagne qu’il ne l’avoit occis, quand il le tint à son aise au châtel de l’Ermine de-lez Nantes. Et voulsist bien que du sien il lui eût coûté cent mille francs et il le tînt à sa volonté.

Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit lez le duc et considéroit ses paroles, et comment mortellement il héoit Cliçon, proposa une merveilleuse imagination en soi-même, car par les apparences se jugent les choses. Il s’avisa, comment que ce fût, que il mettroit à mort le connétable, et n’entendroit jamais à autre chose, si l’auroit occis de sa main ou fait occire, et puis on traiteroit de la paix. Il ne doutoit ainsi que néant Jean de Blois qui avoit sa fille, ni le fils au vicomte de Rohan qui avoit l’autre ; avecques l’aide du duc et de son lignage il se cheviroit bien contre ces deux ; car ceux de Blois étoient encore trop fort affoiblis, et si avoit le comte Guy de Blois vendu l’héritage de Blois, qui devoit retourner par succession d’hoirie à ce comte de Paintieuvre Jean de Blois, et viendroit au duc de Touraine ; là lui avoit-il montré petite amour et confidence et alliance de lignage. Et si ce fait étoit avenu, et Cliçon mort, petit à petit on détruiroit tous les marmousets du roi et du duc de Touraine, c’est à entendre : le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier, Montagu, le Bègue de Vilaines, messire Jean de Bueil et aucuns autres de la chambre du roi, lesquels aidoient à soutenir l’opinion du connétable ; car le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne les aimoient que un petit, quel semblant qu’ils leur montrassent. Avint que il persévéra en sa mauvaisté ; et tant considéra le dit messire Pierre de Craon ses besognes et subtilla sus, par mauvais argu et l’ennort de l’ennemi[1] qui oncques ne dort, mais veille et réveille les cœurs des mauvais qui à lui s’inclinent, et jeta tout son fait devant ses yeux avant qu’il osât rien entreprendre, en la forme et manière que je vous dirai ; et si il euist justement pensé et imaginé les doutes, les périls et meschefs, qui par son fait pouvoient venir et descendre, et qui depuis en descendirent, raison et attrempance y eussent eu en son cœur autrement leur lieu que elles ne eurent ; mais on dit, et il est vérité, que le grand désir que on a aux choses que elles aviennent, estaind le sens, et pour ce sont les vices maîtres et les vertus violées et corrompues. Car pour ce par espécial que le dit messire Pierre de Craon avoit si grand’affection à la destruction du connétable, il s’inclina et accorda de tous points aux consaulx de outrage et de folie ; et lui étoit avis, en proposant son fait, mais que sauvement il pût retourner en Bretagne devers le duc, le connétable mort, il n’auroit jamais garde que nul ne le vînt là querre, car le duc le aideroit à délivrer et à se excuser ; et au fort, si la puissance du roi de France étoit si grande que il en voulsist faire fait, et le vînt quérir en Bretagne, sur une nuit il se mettroit en un vaissel et s’en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en Angleterre. Là ne seroit-il point poursuivi, car bien savoit que les Anglois le héoient mortellement pour les grands cruautés qu’il leur avoit faites et consenti faire, depuis les jours que il s’étoit tourné François, car au devant il leur avoit fait plusieurs beaux et grands services, si comme ils sont contenus et devisés notoirement ici dessus en notre histoire.

Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez, pour accomplir son désir, avoit de long-temps en soi-même proposé et jeté son fait, et à nullui ne s’en étoit découvert. Je ne puis savoir si oncques il en avoit parlé au duc de Bretagne. Les aucuns supposoient que oil et les autres non. Mais la cause de la supposition de plusieurs est pour tant que, le délit fait par lui et par ses complices, le plus tôt comme il put et par le plus bref chemin, il s’en retourna en Bretagne, et s’en vint comme à sauf garant et à refuge devers le duc de Bretagne ; et oultre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses châteaux et héritages qu’il tenoit en Anjou au duc de Bretagne, et renvoyé au roi de France son hommage ; et se feignoit, et disoit qu’il vouloit voyager outre mer. De toutes ces choses je me passerai briévement, mais je vous éclaircirai le fait, car je, auteur et proposeur de cette histoire, pour les jours que le meschef avint sur le connétable de France messire Olivier de Cliçon, j’étois à Paris. Si en dus par raison bien être informé, selon l’enquête que je fis.

Vous savez, ou devez savoir, que pour ce temps le dit messire Pierre de Craon avoit en la ville de Paris, en la cimetière que on dit Saint-Jean[2], un très bel hôtel, ainsi que plusieurs grands seigneurs de France y ont, pour là avoir à leur aise leur retour. Cet hôtel, ainsi comme coutume est, il le faisoit garder par un concierge. Messire Pierre de Craon avoit envoyé, dès le Carême-Prenant, à Paris au dit châtel de ses varlets qui le servoient pour son corps, et par iceux fait l’hôtel pourvoir bien et largement de vins et de pourvéances, de farines, de chairs, de sel et de toutes choses qui appartiennent à un hôtel. Avec tout ce il avoit écrit au concierge que il lui achetât des armures, cottes de fer, gantelets, coiffette d’acier et telles choses, pour armer quarante compagnons ; et quand il en seroit pourvu il lui signifiât et il les envoieroit quérir, et que tout ce il fit secrètement.

Le concierge, qui nul mal n’y pensoit et qui vouloit obéir au commandement de son maître, avoit quis, pourvu et acheté toute cette marchandise. Tout ce terme pendant et ces besognes faisans, se tenoit encore en Anjou en un chastel de son héritage, bel et fort que on clame Sablé, et envoyoit compagnons forts, hardis et outrageux une semaine deux, l’autre trois, l’autre quatre, tout secrètement et couvertement à son hôtel à Paris. À leur département il ne leur disoit pas pourquoi c’étoit faire, mais bien leur enditoit : « Vous venu à Paris, tenez-vous des biens de mon hôtel tout aises ; et ce qui vous sera métier, demandez-le au concierge, vous l’aurez tout prêt ; et point ne vous montrez pour chose qui soit. Je vous ensonnierai un jour tout acertes et vous donnerai bons gages, » Ceux, sur la forme et état qu’il leur disoit, ouvroient et venoient à Paris ; et y entroient de nuit ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit et jour étoient ouvertes. Tant s’y amassèrent que ils furent environ quarante compagnons hardis et outrageux. D’autres gens n’avoit le dit messire Pierre que faire ; et de ce il y en avoit plusieurs que, si ils eussent sçu pourquoi c’étoit faire, là ils n’y eussent entré ; mais de découvrir son secret il se gardoit bien.

Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte en les fêtes, il vint secrètement à Paris et se bouta en son hôtel, non en son état, mais ainsi que les autres y étoient venus. Il manda le varlet qui gardoit la porte : « Je te commande, sur les yeux de ta tête à crever, dit messire Pierre de Craon, quand il fut venu en son hôtel, que tu ne mettes céans homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne te le commande. » Le varlet obéit, ce fut raison ; aussi fit le concierge qui avoit la garde de l’hôtel. La femme du concierge, ses enfans et la chambrière on faisoit tenir en une chambre sans point issir. Il avoit droit, car si femmes ou enfans fussent allés sur les rues, la venue de messire Pierre eût été sçue, car jeunes enfans et femmes par nature cellent envis ce que ils voient et que on veut celer. En tel état et arroi que je vous conte furent-ils là dedans cet hôtel enclos jusques au jour du Saint-Sacrement. Et avoit tous les jours, ce devez-vous croire et savoir, ce messire Pierre ses espies allans où il les envoyoit, et retournans vers lui, qui épioient sur son fait et lui rapportoient la vérité de ce que il vouloit savoir. Et n’avoit point encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du Sacrement, vu son heure ; dont il s’en ennuyoit bien en soi-même.

Or avint que, ce jour du Saint-Sacrement, le roi de France, en son hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit tenu de tous les barons et seigneurs, qui pour ce jour étoient à Paris, cour ouverte ; et fut ce jour le roi en très grand soulas, et aussi fut la roine et la duchesse de Touraine. Et pour les dames solacier et le jour persévérer en joie, après dîner, dedans le clos de l’hôtel de Saint-Pol[3] à Paris, les jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et tous armés pour la joute, la lance au poing, étoient là venus et avoient jouté fort et roidement ; et furent ce jour les joutes moult belles, et volontiers vues du roi, de la roine, des dames et des damoiselles, et ne cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix, pour le mieux joutant, par le record des dames, premièrement de la roine de France, de la duchesse de Touraine et des hérauts à ce ordonnés du donner et du juger, messire Guillaume de Flandre, comte de Namur. Et donna le roi le souper à Saint-Pol, à tous les chevaliers qui y voudrent être. Et après ce souper on dansa et carola jusques à une heure après mie-nuit. Après ces danses on se départit ; et se traist chacun en son logis ou à son hôtel sans doute et sans guet, l’un çà et l’autre là. Messire Olivier de Cliçon, connétable de France pour lors, se départit tout dernier. Et avoit pris congé au roi et s’en étoit revenu par la chambre du duc de Touraine, et lui avoit demandé : « Monseigneur, demeurez-vous ici ou si vous retournerez chez Poullain. » Ce Poullain étoit trésorier du duc de Touraine et demeuroit à la Croix du Tiroy assez près de l’hôtel au Lion d’argent. Le duc de Touraine lui avoit répondu et dit : « Connétable, je ne sçais encore lequel je ferai du demeurer ou de retourner. Allez-vous-en, il est meshui bien heure de partir pour vous. » Donc prit à celle parole le connétable congé au duc de Touraine en disant : « Monseigneur, Dieu vous doint bonne nuit ! » Et se départit sur cel état, et vint en la place devant l’hôtel de Saint-Pol, et trouva ses gens et ses chevaux qui le attendoient. Et tout compté il n’y en avoit que huit et deux torches, lesquelles les varlets allumèrent sitôt que le connétable fut monté ; et les torches portées devant lui se mirent au chemin parmi la rue pour rentrer en la grand’rue Sainte-Catherine.

Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien épié que il savoit tout le convenant du connétable, et comment il étoit demeuré derrière, et de ses chevaux qui l’attendoient. Si étoit parti, et issu hors de son hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et tous montés sur leurs chevaux, et n’y avoit de ceux de sa route pas six qui sçussent encore quelle chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le dit messire Pierre sur la chaussée au carrefour Sainte-Catherine ; et là se tenoit-il et ses gens tous cois et attendoient le connétable. Sitôt que le connétable fut issu hors de la rue Saint-Pol et tourné au carrefour de la grand’rue, et que il s’en venoit tout le pas sur son cheval, les torches sur son lez pour lui éclairer, et jangloit à un écuyer et disoit : « Je dois demain avoir au dîner chez moi monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles d’Hangiers, le baron d’Ivery et plusieurs autres ; or pensez que ils soient tous aisés et que rien n’y ait épargné ; » ces paroles disant, véez-cy messire Pierre de Craon et sa route qui s’avancent, et premièrement ils entrèrent entre les gens du connétable qui étoient sans lumière, sans parler ni sans écrier.

Tout premier on prit les torches ; et furent éteintes et jetées contre terre. En les prenant le connétable avoit parlé tout bas et dit ainsi, pour tant que quand il sentit l’effroi des chevaux qui venoient derrière, il cuidoit que ce fût le duc de Touraine qui s’ébattoit à lui et à gens : « Monseigneur, par ma foi, c’est mal fait ; mais je le vous pardonne, car vous êtes jeune ; si sont tous revaux et jeux en vous. » À ces mots dit messire Pierre de Craon, en tirant son épée hors du feurre : « À mort, à mort, Cliçon ! si vous faut mourir ! » — « Qui es-tu, dit Cliçon, qui dis telles paroles ? » — « Je suis Pierre de Craon votre ennemi. Vous m’avez tant de fois courroucé que ci le vous faut amender. Avant ! dit-il à ses gens, j’ai celui que je demande et que je veuil avoir. » Et en disant ces paroles, il fiert et lance après lui. Ses gens tirent épées et lancent après lui. Coups commencent à voler et à croiser sur le connétable ; et il, qui étoit tout nu et dépourvu, et ne portoit fors un coutel, espoir de deux pieds de long, trait le coutel et commence à estremir[4]. Ses gens étoient tous nus et dépourvus ; si se effrayèrent et furent tantôt ouverts et épars. Les aucuns des hommes de messire Pierre de Craon demandèrent : « Occirons-nous tout ? » — « Oil, dit-il, ceux qui se mettront à défense. » La défense étoit petite, car ils n’étoient que eux huit et sans nulle armure, et tous entendoient au connétable occire et aterrer ; ni messire Pierre de Craon ne demandoit autre chose que le connétable mort. Et vous dis, si comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut et emprise furent, les plusieurs, quand ils eurent la connoissance que c’étoit le connétable qu’ils assailloient, furent si eshidés que, en férant sur lui ou contre lui, leurs coups n’avoient point de puissance ; et aussi ce qu’ils faisoient, il le faisoient paoureusement ; car en trahison faisant nul n’est hardi. Le connétable contre les coups se couvroit de son bras et croisoit de son badelaire en soi défendant vaillamment. Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de Dieu ne l’eût gardé et défendu. Et tousdis se tenoit sur son cheval, et tant qu’il fut féru sur le chef d’une épée à plein coup moult vaillamment, duquel coup il versa jus de son cheval, droit à l’encontre de l’huis d’un fournier, qui jà étoit découché pour ordonner ses besognes et faire son pain et cuire ; et au devant il avoit ouï les chevaux fretiller sur la chaussée et plusieurs des paroles qui y furent dites ; et avoit le dit fournier un petit entr’ouvert son huis ; dont trop bien en prit et chéit au seigneur de Cliçon de ce que l’huis étoit entr’ouvert, car au cheoir que il fit contre l’huis il s’ouvrit, et le connétable chéy du chef par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne purent dedans, car l’huis n’étoit pas trop haut ni trop large, et si faisoient leur fait paoureusement. Vous devez savoir, et vérité est, que Dieu fit adonc grand’grâce au connétable, car si il fût aussi bien chéy dehors l’huis, comme il fit par dedans, ou que l’huis eût été fermé, il étoit mort ; et l’eussent tous défroissé et pietellé de leurs chevaux, mais ils n’osèrent descendre. De ce coup du chef duquel il étoit chu, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de Craon et ceux qui sur lui féru avoient, que du moins ils lui eussent donné le coup de la mort. Si dit messire Pierre de Craon : « Allons, allons, nous en avons assez fait. S’il n’est mort, si mourra-t-il du coup de la tête, car il a été féru de bon bras. » À cette parole ils se recueillirent tous ensemble, et se départirent de la place, et chevauchèrent le bon pas, et furent tantôt à la porte Saint-Antoine ; et vidèrent par là et prirent les champs ; car pour lors la porte étoit toute ouverte, et avoit bien été dix ans au devant, que le roi de France retourna de la bataille de Rosebecque et que le connétable dont je parle ôta les maillets de Paris et en châtia au corps et de leur chevance les plusieurs, si comme j’en traite ci derrière en notre histoire.

Ainsi fut messire Olivier de Cliçon en ce parti laissé comme homme mort chez le fournier, qui fut moult ébahi quand il vit et connut que c’étoit le connétable. Les gens du connétable auxquels on fit moult petit de mal, car tous avoient entendu au connétable occire, se remirent ensemble du mieux et du plus tôt qu’ils purent ; et descendirent devant l’huis du fournier, et entrèrent en la maison, et trouvèrent leur seigneur et leur maître blessé, navré et le chef durement entamé, et le sang qui lui couvroit le viaire. Si furent tous ébahis, ce fut raison. Là y eut grands pleurs et grands cris, car du premier ils cuidèrent bien qu’il fût mort. Si entendirent à lui.

Tantôt les nouvelles en vinrent à l’hôtel de Saint-Pol et jusques à la chambre du roi. Et fut dit au roi tout effrayement, et sur le point de l’heure qu’il devoit entrer dedans son lit : « Ha ! sire, nous ne vous osons celer le grand meschef qui est présentement avenu à Paris. » — « Quel meschef ? » dit le roi. « De votre connétable, répondirent-ils, messire Olivier de Cliçon, qui est occis. » — « Occis, dit le roi, et comment ? Qui a ce fait ? » — « Sire, nous ne savons, mais ce meschef est avenu sur lui et bien près d’ici, en la grand’rue Sainte-Catherine. » — « Or tôt, dit le roi, aux torches ! aux torches ! je le veuil aller voir. » On alluma torches ; varlets saillirent avant. Le roi tant seulement vêtit une houpelande. On lui bouta ses souliers aux pieds. Ses gens d’armes et huissiers, qui ordonnés étoient pour faire le guet et garder la nuit l’hôtel de Saint-Pol saillirent tantôt avant. Ceux qui couchés étoient, auxquels les nouvelles vinrent, s’ordonnèrent pour suivir le roi qui issit de l’hôtel Saint-Pol sans nul arroi, ni attendit homme fors ceux de sa chambre. Et s’en vint le bon pas les torches devant lui et derrière. Et n’y avoient de ses chambellans tant seulement que messire Guillaume Martel et messire Hélion de Lignac. En cet état et arroi s’en vint jusques à la maison du fournier et entra dedans. Plusieurs torches et chambrellans demeurèrent dehors.

Quand le roi fut venu, il trouva son connétable presque au parti que on lui avoit dit, réservé que il n’étoit pas mort. Et l’avoient ses gens jà dépouillé pour tâter, savoir et voir plus aisément les lieux où il étoit navré, et les plaies comme elles se portoient. La première parole que le roi dit, ce fut : « Connétable, comment vous sentez-vous ? » Il répondit : « Cher sire, petitement et faiblement. » — « Et qui vous a mis en ce parti ? » dit le roi. « Sire, répondit-il, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans nul défiance. » — « Connétable, dit le roi, oncques chose ne fut si comparée comme celle sera, ni si fort amendée. Or tôt, dit le roi, aux médecins et surgiens ! » Et jà les étoit-on allé quérir ; et venoient de toutes parts, et personnellement les médecins du roi. Quand ils furent venus, le roi en eut grand’joie et leur dit : « Regardez-moi mon connétable et me sachez à dire en quel point il est, car de sa navrure j’en suis moult dolent. » Les médecins répondirent : « Sire, volontiers. » Si fut par eux tâté, visité, regardé et appareillé de tous points, à son devoir ; et toujours le roi, qui trop fort étoit courroucé de cette aventure, demanda aux surgiens et médecins : « Dites-moi : y a-t-il nul péril de mort ? » Ils répondirent tous d’une sieute : « Certes, sire, nennil ; dedans quinze jours nous le vous rendrons chevauchant. » Cette réponse réjouit grandement le roi, et il dit : « Dieu en soit loué ! ce sont riches nouvelles. » Et puis dit au connétable : « Connétable, pensez de vous et ne vous souciez point de rien, car oncques délit ne fut si cher comparé ni amendé sur les traiteurs, comme cil sera, car la chose est mienne. » Le connétable répondit moult foiblement : « Sire, Dieu le vous puisse rendre, et la bonne visitation que faite m’avez ! » À ces mots prit le roi congé au connétable et s’en retourna à Saint-Pol ; et manda incontinent le prévôt de Paris, et sans séjourner vint à Saint-Pol ; et jà étoit-il jour tout clair. Quand il fut venu, le roi lui commanda : « Prévôt, prenez gens de toutes parts bien montés et appareillés, et poursuivez par clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traîtreusement a navré, blessé et mis en péril de mort notre connétable. Vous ne nous pourrez faire service plus agréable que le trouver, le prendre et nous amener. » Le prévôt répondit et dit : « Sire, j’en ferai toute ma puissance. Mais quel chemin peut-on supposer qu’il tienne ? » — « Informez-vous, dit le roi, et si en faites bonne diligence. »

Pour le temps de lors les quatre souveraines portes de Paris étoient tous-dis nuit et jour ouvertes ; et avoit celle ordonnance été faite au retour de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France déconfit les Flamands à Rosebecque, et les Parisiens se voulrent rebeller, et que les maillets furent restorés, et pour mieux aisément à toute heure châtier et seigneurir les Parisiens. Messire Olivier de Cliçon avoit donné ce conseil de ôter toutes les chaînes des rues et des carrefours de Paris pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent ôtés hors des gonds des souveraines portes de Paris les feuilles, et là couchées. Et furent en cel état environ dix ans ; et entroit-on à toute heure dedans Paris. Or considérez comme les choses aviennent et comment les saisons paient. Le connétable avoit cueilli la verge dont il fut battu ; car si les portes de Paris eussent été closes et les chaînes levées, jamais messire Pierre de Craon n’eût osé avoir fait ce délit et outrage qu’il fit, car il ne pût avoir issu de Paris. Et pour ce qu’il savoit bien qu’il istroit de Paris à toute heure, s’avisa-t-il de faire ce maléfice. Et quand il se départit du connétable, il le cuidoit avoir laissé mort. Mais non fit, si comme vous oyez dire ; dont depuis il fut moult courroucé.

Quand il issit de Paris il étoit une heure après mie-nuit ; et issit par la porte de Saint-Antoine ; et disent les aucuns qu’il passa la Saine au pont à Charenton ; et depuis il prit le chemin de Chartres ; et les aucuns disent que à l’issir de Paris il retourna devers la porte Saint-Honoré dessous Montmartre et vint passer la rivière de Saine au Ponçon. Par où qu’il passât la rivière, il vint sur le point de huit heures à Chartres, et aucuns des siens les mieux montés, car tous ne le suivirent pas, mais se désassemblèrent pour faire le moins de montre et pour les poursuites. Au passer il avoit ordonné jusques à vingt chevaux et laissé chez un chanoine de Chartres, lequel étoit un de ses clercs et l’avoit servi, dont mieux lui vaulsist que oncques ne l’eût connu, quoique de ce délit et forfait le dit chanoine ne sçût rien. Messire Pierre, quand il fut venu à Chartres, but un coup et se renouvela de chevaux ; et se partit de Chartres tantôt et prit le chemin du Maine ; et exploita tant et si bien qu’il vint en un fort chastel, qui encore se tenoit pour lui et que on dit Sablé ; et là s’arrêta et rafreschit ; et dit qu’il n’iroit plus avant, si auroit appris des nouvelles.

Vous devez savoir que ce vendredi dont le jeudi par nuit ce délit fut fait par messire Pierre de Craon et ses complices, il fut grandes nouvelles parmi Paris de cet outrage ; et moult grandement en fut blâmé messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy, qui se tenoit en son hôtel, sitôt qu’il sçut au matin les nouvelles, monta à cheval ; et se partit lui cinquième tant seulement, et vint à l’hôtel du connétable derrière le Temple où on l’avoit rapporté, car moult s’entre aimoient, et s’appeloient frères et compagnons d’armes. La visitation du seigneur de Coucy fit au connétable grand bien. Aussi tous autres seigneurs à leur tour le venoient voir. Et par espécial avecques le roi, son frère le duc de Touraine en fut grandement courroucé ; et disoient bien les deux frères que Pierre de Craon avoit fait ce délit et outrage en leur dépit, et que c’étoit une chose faite et pourpensée par traitours et pour troubler le royaume. Le duc de Berry, qui pour ces jours étoit à Paris, s’en dissimula grandement ; et à ce qu’il montra il n’en fit pas grand compte ; et je, auteur de cette histoire, fus adonc informé que de cette aventure il n’eût rien été, s’il voulsist, et que trop clairement l’eût brisée et allé au devant, et je vous déclarerai et dirai raison pourquoi et comment.

Ce propre jour du Sacrement étoit venu au duc de Berry, un clerc, lequel étoit familier au dit messire Pierre de Craon, et lui avoit dit ainsi et révélé en secret : « Monseigneur, je vous ouvrirois volontiers aucunes choses qui ne sont pas bien convenables, mais taillées de venir à très povre conclusion, et vous êtes mieux taillé de y pourvoir que nul autre. » — « Quelle chose, » avoit dit le duc ? « Monseigneur, avoit répondu ce clerc, je mets bien en termes que je ne vueil point être nommé, et pour obvier au grand meschef et eschever le péril qui peut venir de la matière, je me découvre à vous. » — « Dis hardiment, avoit répondu le duc de Berry, je t’en porterai tout outre. » Donc avoit parlé et dit le clerc ainsi : « Monseigneur, je me doute trop grandement de messire Pierre de Craon que il ne fasse murdrir ni occire monseigneur le connétable ; car il a amassé en son hôtel en la cimetière Saint-Jean, grand’foison de compagnons ; et les y a tenus couvertement depuis la Pentecôte ; et si il faisoit ce délit, le roi en seroit trop grandement courroucé, et trop grand trouble au royaume de France en pourroit avenir ; et pourtant, monseigneur, je le vous remontre, car je même en suis si eshidé que, quoique je sois clerc secrétaire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie mon serment à lui, je n’ose passer cet outrage : car si vous n’y pourvéez, nul n’y pourvoiera pour le présent ; et de ce que je vous dis et remontre, je vous supplie humblement que il vous en souvienne, si il me besogne ; car sur l’état où je vois que messire Pierre veut persévérer pour éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner vers lui. »

Le duc de Berry très bien en soi-même avoit glosé et entendu ces paroles, et répondit au clerc et dit : « Demeurez de-lez moi meshuy, et demain de matin j’en informerai monseigneur ; il est meshuy trop haut jour, je ne vueil pas troubler le roi ; et de matin sans faute, nous y pourvoirons, puisque messire Pierre de Craon est en la ville ; je ne lui savois point. » Ainsi se déporta le duc de Berry de cette chose et négligea, et cependant le meschef avint en la forme et manière que vous avez ouï recorder.

Le prévôt du Châtelet de Paris, à plus de soixante hommes à cheval tous armés, issirent hors de Paris par la porte Saint-Honoré, et suivit au pas les esclos de messire Pierre de Craon ; et vint à Chenevières passer outre au Ponçon la rivière de Saine, et demanda au pontonnier si du matin nul étoit passé. Il répondit : « Oil, environ douze chevaux ; mais je n’y vis nul chevalier ni homme que je connusse. » — « Et quel chemin tiennent-ils ? » demanda le prévôt. — « Sire, répondit le pontonnier, le chemin d’Évreux. » — « Ha ! dit le prévôt, il peut bien être ; ils s’en vont droit à Chierbourch. »

Adonc entrèrent-ils en ce chemin, et laissèrent le chemin de Chartres, et par cette manière perdirent-ils la juste poursuite de messire Pierre de Craon ; et quand ils eurent chevauché jusques au dîner le chemin d’Évreux, il leur fut dit par un chevalier du pays qui chassoit aux lièvres, à qui ils en demandèrent, qu’il avoit vu environ quinze hommes à cheval du matin traverser les champs ; et avoient, selon son avis, pris le chemin de Chartres, Donc entrèrent le prévôt et sa route au chemin de Chartres et le tinrent jusques au soir ; et vinrent là au gîte, et sçurent la vérité, que messire Pierre de Craon, sur le point de huit heures, avoit là été chez le chanoine et s’étoit déjeûné et renouvelé de chevaux. Il vit bien que il perdroit sa peine de plus poursuivir, et que messire Pierre s’étoit trop éloigné. Si retourna le samedi à Paris.

Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne pouvoit, quand le dit messire Pierre de Craon issit hors de Paris, quel chemin il tenoit, le roi de France et le duc de Touraine, qui trop grand’affection avoient à ce que messire Pierre fût attrappé, firent partir et issir hors de Paris, messire Jean le Barrois des Barres à plus de soixante chevaux. Et issirent hors par la porte Saint-Antoine ; et passèrent la rivière de Marne et de Saine au pont à Charenton ; et tournèrent tout le pays et vinrent devers Étampes ; et finablement le samedi au dîner, ils furent à Chartres et en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le Barrois sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien que en vain il se travailleroit de plus poursuivir et qu’il étoit jà trop éloigné. Si retourna le dimanche vers Paris et recorda au roi tout le chemin que il avoit tenu ; et tout aussi avoit fait le prévôt du châtelet de Paris.

Le samedi au matin furent trouvés des sergens du roi, qui poursuivoient les esclos, en un village à sept lieues de Paris, deux écuyers hommes d’armes, et un page des gens messire Pierre de Craon ; et étoient là arrêtés, et n’avoient pu suivir la route, ou ne vouloient. Toutefois ils furent pris par les dits sergens et amenés à Paris et boutés en Châtelet, et le lundi ils furent décolés. Et premièrement où le délit avoit été fait ils furent amenés, et là leur trancha-t-on à chacun le poing ; et furent décolés aux halles et menés au gibet et là pendus.

Le mercredi ensuivant le concierge de l’hôtel messire Pierre fut aussi exécuté et décolé. Et disoient plusieurs gens que on lui faisoit tort ; mais pour ce que point il n’avoit révélé la venue de messire Pierre de Craon, il eut cette pénitence ; aussi le chanoine de Chartres, où messire Pierre de Craon étoit descendu et rafreschi et renouvelé de chevaux, fut accusé, pris et mis en la prison de l’évêque ; on lui ôta tout le sien et ses bénéfices, et fut condamné en chartre perpétuelle au pain et à l’eau ; ni excusation qu’il montrât ou dît ne lui valut rien ; si avoit-il renommée en la cité de Chartres d’être un vaillant prud’homme[5].

Trop fut courroucé messire Pierre de Craon qui arrêté s’étoit au chastel de Sablé, quand les nouvelles véritables lui vinrent que messire Olivier de Cliçon n’étoit point mort et n’avoit plaie ni blessure, dont dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors s’avisa-t-il, tout considéré que en ce chastel de Sablé il n’étoit pas trop sûrement, et quand on sauroit la vérité sur le pays et en France que il se seroit là enclos et bouté, on l’enclorroit de tous points, tellement qu’il ne s’en départiroït pas quand il voudroit. Si le rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit secrètement et couvertement, et chevaucha tant par ses journées qu’il vint en Bretagne et trouva le duc au Suseniot. Le duc le recueillit qui jà savoit toutes les nouvelles du fait, et comment le connétable n’étoit point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de Craon : « Vous êtes un chétif quand vous n’avez sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus. » — « Monseigneur, répondit messire Pierre, c’est bien diabolique chose : je crois que tous les diables d’enfer, à qui il est, l’ont gardé et délivré de mes mains, car il y eut sur lui lancé et jeté plus de soixante coups que d’épées et de grands couteaux ; et quand il chéy jus du cheval, en bonne vérité je cuidois qu’il fût mort ; et la bonne aventure que il eut pour lui de bien cheoir, ce fut de l’huis d’un fournier qui étoit entr’ouvert ; et par ce que il chéit à l’encontre, il entra dedans, car si il fût chu sur les rues, nous l’eussions partué et défoulé de nos chevaux. » — « Or, dit le duc, pour le présent il ne sera autrement ; je suis tout certain que j’en aurai de par le roi de France prochainement nouvelles, et aurai pareillement la guerre et la haine que vous aurez ; si vous tenez tout coiement de-lez moi, car la chose ne demeurera pas ainsi ; et puisque je vous ai promis sauf garant à tenir, je vous le tiendrai. »

  1. L’esprit malin.
  2. Aujourd’hui le marché Saint-Jean.
  3. L’emplacement de l’hôtel Saint-Paul s’étendait depuis la rue Saint-Antoine jusqu’au cours de la Seine, et depuis la rue Saint-Paul jusqu’aux fossés de l’Arsenal et de la Bastille. (Dulaure, Histoire de Paris, t. iii, p. 358.)
  4. Jouer de l’épée.
  5. On fit aussi faire le procès par contumace à Pierre de Craon. Tous ses biens furent confisqués, ses maisons rasées, ses meubles apportés au trésor du roi, et ses terres distibuées au duc d’Orléans et autres courtisans. Le moine anonyme de Saint-Denis rapporte que l’amiral de France, Jean de Vienne, qui fut chargé de la saisie de la terre de la Ferté-Bernard, se déshonora par la conduite la plus infâme. Après s’être emparé de tous les trésors qu’il y trouva, il chassa de leur maison, en chemise, et après avoir outragé leur pudeur de la manière la plus lâche, Jeanne de Chastillon, femme de Pierre de Craon, et sa fille, qui était un des belles personnes de son temps.