Les Chroniques de la Canongate (Montémont)/Histoire de M. Croftangry

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 2p. 17-93).



LES CHRONIQUES


DE


LA CANONGATE.




CHAPITRE PREMIER.

histoire de m. croftangry racontée par lui-même.


Sic itur ad astra.
Virgile.


« C’est ici le chemin du ciel. » Telle est l’ancienne devise attachée aux armoiries de la Canongate : elle est inscrite avec plus ou moins de convenance sur tous les édifices publics, depuis l’église jusqu’au pilori, dans l’ancien quartier d’Édimbourg, lequel est, ou plutôt était autrefois, à la Bonne Ville ce que Westminster est à Londres ; possédant encore le palais des souverains et ayant eu l’honneur d’être la résidence de la haute noblesse et de la petite. Je puis donc, avec quelque droit, mettre la même devise en tête de l’œuvre littéraire par laquelle j’espère illustrer le nom ignoré jusqu’ici de Chrystal Croftangry.

Le public peut être curieux de connaître un auteur qui place aussi haut ses espérances. L’indulgent lecteur (car pour tout autre je ne consentirais point à m’étendre si loin, étant fort de l’humeur du capitaine Bobadil[1]), l’indulgent lecteur, dis-je, apprendra donc, avec quelque satisfaction, que je suis un gentilhomme écossais de l’ancienne école, et possesseur d’une fortune, d’un caractère et d’un physique auxquels le temps n’a pas laissé de faire quelque tort. Je suis dans le monde depuis quarante ans, et je puis m’intituler homme, presque depuis cette époque. Je ne pense pas que le monde se soit beaucoup amélioré depuis lors : mais je garde cette opinion pour moi, quand je suis avec des jeunes gens ; car je me rappelle que, dans ma jeunesse, je me moquais des sexagénaires qui reportaient leurs idées de perfection, à l’égard de l’état de la société, au temps des habits galonnés et des triples manchettes, et, quelques-uns, à l’époque des exploits de 1745, et des coups donnés et du sang répandu[2]. Aussi est-ce avec prudence que j’exerce le droit de censure acquis à tout homme arrivé, ou sur le point d’arriver, à cette mystérieuse période de la vie où les nombres de sept et de neuf, multipliés l’un par l’autre, forment ce que les sages ont appelé la grande climatérique[3].

Tout ce qu’il est nécessaire de dire sur la première partie de ma vie, c’est que les pans de ma robe balayèrent le parquet de la chambre du Parlement[4] pendant le nombre ordinaire d’années que, dans mon temps, les jeunes lairds avaient coutume de consacrer à l’étude du droit. Je ne gagnais point d’honoraires ; mais je passais mon temps à rire, à faire rire les autres, à boire du bordeaux chez Bayle, chez Walker, à l’enseigne de la Fortune[5], et à manger des huîtres à Covenant-Close[6].

Devenu mon maître, je fis voler ma robe à la tête de l’huissier de la barre, et je commençai à mener une joyeuse vie pour mon propre compte. Je me lançai dans la société la plus dispendieuse qui existât alors à Édimbourg. Pendant tout le temps que je passais chez moi, dans le comté de Lanark, je faisais des dépenses qui égalaient celles des personnes les plus riches : j’avais mes chevaux de chasse, ma meute, mes coqs de combat et les gens qui accompagnent tout cela. Je puis me pardonner plus aisément ces folies que d’autres d’un genre encore plus blâmable, et qui étaient si peu cachées, que ma pauvre mère se crut obligée de quitter ma maison, et de se retirer dans une petite habitation fort peu commode, qui faisait partie de son douaire, et qu’elle occupa jusqu’à sa mort. Je pense cependant que je ne fus pas le seul à blâmer dans cette séparation, et que ma mère elle-même se reprocha plus tard d’avoir agi avec trop de précipitation. Grace au ciel, l’adversité qui vint m’enlever les moyens de poursuivre ma vie dissipée me rendit à la tendresse de cette bonne mère, qui seule m’était restée de toute ma famille.

Ce genre de vie ne put durer. Je courais trop vite à ma ruine pour courir long-temps ; et lorsque j’aurais voulu m’arrêter dans ma carrière imprudente, j’étais trop près du précipice pour le pouvoir. Ma propre folie m’avait préparé des malheurs ; d’autres les suivirent et fondirent sur moi à l’improviste. J’engageai mon domaine[7] et je le mis entre les mains d’un gros homme d’affaires qui étouffa l’enfant chéri que je lui avais confié, au lieu de me le rendre plein de force et de santé. Bref, après une vive querelle avec cet honnête homme, je vis, en habile général, que le meilleur parti était de prendre position près de l’abbaye d’Holy-Rood[8]. Ce fut alors que je fis pour la première fois connaissance avec le quartier auquel mon petit ouvrage donnera, je l’espère, quelque célébrité, et que j’étudiai les détours de ces bois magnifiques où chassaient jadis les rois d’Écosse : ils n’avaient alors d’autre mérite à mes yeux que celui d’être inaccessibles à ces êtres métaphysiques que les lois d’un pays voisin appellent John Doe et Richard Roe[9].

La lutte entre mon ancien agent et moi fut terrible : pendant ce temps, tous mes mouvements, semblables à ceux d’un démon conjuré par quelque sorcier, furent circonscrits dans un cercle qui, commençant à la porte septentrionale de King’s Parck[10] et s’étendant vers le nord, est borné sur la gauche par le mur du jardin du roi et le ruisseau ; cette ligne traversant High-Street[11], vers la Water-Gate[12], et coupant l’égout, est bornée par les murs de Tennis-Court et de Physic-Garden, etc. : là, suivant le mur du cimetière, elle va joindre le mur nord-est de St.-Ann’s yards[13] ; enfin gagnant le moulin vers l’est, elle rejoint, du côté du sud, le tourniquet du mur de King’s Parck, et renferme ainsi tout ce parc dans le Sanctuaire privilégié.

Ces limites que j’abrège, d’après le récit du véridique Maitland[14], marquaient jadis la ceinture ou asile appartenant à l’abbaye d’Holy-Rood : comme séjour royal, ce lieu conserve encore le privilége de protéger les débiteurs. On croirait cet espace d’une étendue suffisante pour qu’un homme y étendît ses jambes ; car, indépendamment d’une portion raisonnable de terrain uni (considérant que la scène se passe en Écosse), il renferme dans son enceinte la montagne d’Arthur’s Seat[15] ainsi que les rochers et les pâturages appelés Salisbury-Crags[16]. Et pourtant il est inconcevable combien, après un certain laps de temps, j’aspirais au dimanche qui me permettait d’étendre des excursions au-delà de ses limites. Pendant les six autres jours de la semaine, je sentais un malaise, un serrement de cœur que j’aurais pu difficilement supporter sans la prompte arrivée de ce jour hebdomadaire de liberté. J’éprouvais l’impatience d’un mâtin de basse-cour qui tiraille vainement sa chaîne pour étendre les limites qu’elle lui impose.

Chaque jour, je me promenais le long du ruisseau qui sépare le Sanctuaire de la partie non privilégiée de la Canongate[17] ; et, quoique ce fût au mois de juillet, et que le théâtre de cette promenade fut la vieille ville d’Édimbourg, je préférais ce lieu à l’air frais et à la brillante verdure dont j’aurais pu jouir dans King’s Park, et à l’ombre fraîche et solennelle du portique qui entoure le palais. Pour un être indifférent, ce côté de ruisseau aurait eu à peu près le même aspect que l’autre : l’extérieur des maisons était aussi misérable ; les enfants étaient aussi sales et aussi déguenillés, les charretiers aussi grossiers : tout offrait ce tableau déplorable de la vie du peuple dans un quartier désert et appauvri d’une grande ville. Mais pour moi ce ruisseau, ou plutôt cet égout, était ce qu’avait été pour Sémeï le torrent de Cédron. Sans doute, quand la sentence de mort avait été prononcée contre lui s’il le traversait, l’être qui portait cette condamnation voyait dans sa sagesse, qu’à dater de ce moment, le désir de transgresser la défense deviendrait irrésistible pour cet homme, et qu’inévitablement il attirerait sur sa tête le châtiment déjà mérité par une malédiction proférée contre l’Oint du Seigneur. Pour moi, je croyais voir tout l’Élysée ouvert de l’autre côté du ruisseau, et j’enviais le sort de tous les petits polissons qui, pour arrêter les eaux du courant, formaient des espèces de digues avec de la boue, et avaient le droit, pendant cette opération, de se tenir de tel ou tel côté du sale bourbier, selon leur bon plaisir. Je poussais même l’enfantillage jusqu’à oser quelquefois faire une courte excursion au delà de mes limites ordinaires ; et ne fût-elle que de quelques pas, j’éprouvais toute la joie d’un écolier qui, après avoir pénétré dans un verger, prend la fuite, enchanté de son triomphe, palpitant de joie et de terreur, et flottant entre le plaisir d’avoir réussi dans son entreprise et la peur d’être attrapé ou découvert.

Je me suis quelquefois demandé ce que j’aurais fait dans le cas d’une réclusion réelle, puisque je ne pouvais supporter sans impatience une simple restriction qui n’est, comparativement, qu’une pure bagatelle ; mais jamais je n’ai pu répondre à cette question d’une manière satisfaisante. J’ai détesté toute ma vie ces expédients perfides appelés mezzo termine[18], et il est possible qu’avec cette disposition d’esprit j’eusse pu supporter une privation absolue de liberté plus patiemment que les restrictions moins sévères auxquelles m’assujettissait ma résidence dans le Sanctuaire. Si pourtant les sensations que j’éprouvais alors avaient dû augmenter d’intensité en proportion de la différence qui existe entre un cachot et la situation où je me trouvais, je me serais certainement pendu, ou je serais mort de chagrin : il ne pouvait y avoir d’autre alternative.

Mes nombreux amis me négligèrent et m’oublièrent, comme d’usage, dans l’adversité : mais il m’en restait un véritable, et cet ami était un avocat qui connaissait parfaitement les lois de son pays, et qui, les reportant à l’esprit de justice et d’équité, véritable fondement de toute législation, avait, par ses efforts mâles et bienveillants, empêché plusieurs fois la ruse et l’égoïsme de triompher de l’innocence et de la faiblesse. Il se chargea de ma cause, et il fut secondé dans cette affaire par un procureur, homme d’un caractère semblable au sien. Mon ancien homme d’affaires s’était enfoncé jusqu’au menton dans les retranchements de la procédure, dans ses ouvrages à cornes et ses chemins couverts ; mais mes deux défenseurs parvinrent si adroitement à s’emparer de ses positions, que je recouvrai enfin la liberté d’aller ou de rester partout où je le désirerais.

Je quittai mon habitation avec autant de promptitude que si la peste y eût été ; je ne m’arrêtai même pas pour attendre quelque argent qui m’était redû sur le compte que je venais de régler avec mon hôtesse, et je vis la bonne femme arrêtée sur sa porte, me regardant fuir précipitamment et secouant la tête, tandis qu’elle enveloppait dans un morceau de papier l’argent qu’elle devait me rendre, et qu’elle serrait son petit trésor dans une bourse de peau de taupe. C’était une honnête montagnarde que Jeannette Mac Evoy, et elle méritait une meilleure récompense, si j’avais eu le moyen de la lui donner ; mais le sentiment de ma joie était trop vif pour qu’il me fût possible de m’arrêter et d’entrer en explication avec Jeannette. Je passai rapidement au milieu de ce groupe d’enfants dont j’avais si souvent observé les jeux et les folies. D’un saut, je franchis le ruisseau comme s’il eût été le Styx fatal, et moi une ombre qui, fuyant le pouvoir de Pluton, se fût échappée du lac des Limbes. Mon ami eut beaucoup de peine à m’empêcher de courir comme un fou dans la rue, et, en dépit de l’hospitalité qu’il me donna, et de l’amitié dont il me combla pendant un jour ou deux que je restai chez lui, je ne fus tout à fait heureux que quand je me trouvai à bord d’un petit bâtiment de Leith, descendant le cours du Frith par un vent favorable, et faisant claquer mes doigts à mesure que je voyais disparaître de l’horizon la montagne d’Arthur’s Seat, dans le voisinage de laquelle j’avais été si long-temps prisonnier.

Mon dessein n’est pas d’entrer dans les détails des événements successifs de ma vie. J’étais parvenu, ou plutôt mes amis étaient parvenus à me tirer des ronces et des épines des hommes de loi ; mais il m’était arrivé, comme au mouton de la fable, de me laisser manger sur le dos la plus grande partie de ma laine. Une ressource me restait cependant : j’étais dans l’âge de l’activité et du travail ; et, comme ma bonne mère avait coutume de dire : « Il y a toujours de la vie pour le vivant. » La nécessité sévère me donna tout à coup la raison qui jusque-là avait été étrangère à ma jeunesse. Je fis face au danger, je supportai la fatigue, je m’expatriai, et je prouvai à l’étranger que j’allais visiter, que j’appartenais à une nation[19] qui, comme le dit le proverbe, est persévérante dans le travail, et facile à prodiguer sa vie. L’indépendance, comme la liberté pour le berger de Virgile[20], vint un peu tard ; mais enfin, elle vint, sans amener, il est vrai, un grand train à sa suite, mais de manière à m’assurer assez d’aisance pour figurer le reste de ma vie d’une façon convenable dans le monde, et de manière surtout à rendre un pauvre parent très-poli à mon égard, et à faire dire aux commères : « Je voudrais bien savoir qui le vieux Croft nommera son héritier ? il doit avoir amassé quelque chose, et je ne serais pas surprise que ce quelque chose finît par être plus considérable qu’on ne le pense. »

Mon premier mouvement, quand je revins dans mes foyers, fut de voler à la maison de mon bienfaiteur, le seul être dont j’eusse reçu des marques d’intérêt dans le moment de ma détresse. Il était grand preneur de tabac, et mon cœur avait mis une sorte d’orgueil à lui consacrer ipsa corpora[21] de la première vingtaine de guinées que j’avais pu amasser, et à les métamorphoser en une tabatière aussi soignée et aussi recherchée que Rundell et Bridge[22] pourraient en inventer. Pour plus de sûreté, je l’avais serrée dans la doublure de ma veste, et, impatient de l’offrir à celui auquel je la destinais, je volai à sa maison située dans… Square. À l’aspect de la façade, un sentiment de crainte s’empara de moi et m’arrêta. J’avais été pendant bien long-temps absent de l’Écosse ; mon ami avait quelques années de plus que moi, il pouvait avoir été appelé dans l’assemblée des justes. Je restai immobile et contemplai la maison, comme si son extérieur eût pu m’aider à former quelque conjecture sur la situation de ceux qui l’habitaient. Je ne sais pourquoi toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient fermées, et, nul mouvement ne se faisant remarquer, mes sinistres pressentiments s’en augmentèrent. Je regrettai alors de n’avoir pas fait prendre des informations avant de quitter l’auberge où je m’étais arrêté en descendant de la voiture publique. Mais il était trop tard ; et je hâtai le pas, impatient de connaître ce qui m’attendait d’heureux ou de malheureux.

La plaque de cuivre sur laquelle étaient gravés le nom et la profession de mon ami était encore sur la porte ; et, quand elle s’ouvrit, l’ancien domestique qui se présenta me parut beaucoup plus vieux que, selon mes idées, il ne devait l’être depuis mon absence.

« Monsieur est-il chez lui ? demandai-je, en m’avançant pour entrer.

« Oui, monsieur, » répondit John en se plaçant de manière à me barrer le passage ; « il est à la maison, mais…

— Mais il n’y est pas, repris-je ; je me rappelle votre phrase d’autrefois, John. Eh bien, je monterai dans sa chambre et je lui écrirai quelques lignes. »

John parut évidemment étonné de mon air familier. Il voyait bien que j’étais une personne dont il aurait dû se souvenir ; mais il n’en était pas moins certain qu’il ne me reconnaissait nullement.

« Mais… monsieur… mon maître est chez lui ; mais… »

Au lieu de l’écouter, j’entrai, et pris le chemin de l’appartement qui m’était si bien connu. Une jeune dame en sortit alors l’air un peu troublé, à ce qu’il me sembla, et dit : « Qu’y a-t-il, John ?

— C’est monsieur qui insiste pour voir mon maître, miss Nelly.

— Oui, repris-je, c’est un ancien ami qui lui a de grandes obligations, et à qui il tarde, à son retour des pays étrangers, de revoir son cher et respectable bienfaiteur.

— Hélas ! monsieur, répondit la jeune dame, mon oncle serait sans doute heureux de vous revoir ; mais… »

En ce moment on entendit dans l’intérieur de l’appartement un bruit qui paraissait provenir de la chute d’une assiette ou d’un verre, et immédiatement après, la voix de mon ami appela sa nièce avec l’accent de la colère. Elle rentra sur-le-champ dans la chambre, et je la suivis ; mais ce fut pour voir un spectacle si triste, que la vue de mon bienfaiteur étendu dans sa bière aurait produit sur moi, en comparaison, une impression moins pénible.

Le grand fauteuil garni de coussins, les jambes alongées et enveloppées de flanelle, l’ample robe de chambre et le bonnet de nuit annonçaient bien une maladie ordinaire ; mais cet œil terne, autrefois si plein du feu de la vie, cette bouche maintenant flétrie et déformée, qui jadis, par un sourire fin, donnait tant d’expression à sa figure animée, le tremblement convulsif de ces lèvres qui jadis avaient versé les flots d’une éloquence capable de gouverner l’opinion des sages, tous ces tristes symptômes prouvaient que mon ami était tombé dans cette affreuse situation où le principe de la vie animale a survécu à celui de l’intelligence. Il me regarda un moment, mais il parut bientôt ne plus s’apercevoir de ma présence, et continua, lui qui autrefois était le plus poli, le plus courtois des hommes, à balbutier, en termes presque inintelligibles, des reproches violents à sa nièce et à son domestique, parce que lui-même avait laissé tomber une tasse à thé, en essayant de la poser sur une table à côté de lui. Ses yeux s’animèrent momentanément du feu de la colère ; mais vainement il s’efforçait de proférer les mots qui pouvaient la peindre, et, ses regards se fixant alternativement sur sa nièce, sur son domestique et sur la table, il faisait les efforts les plus pénibles pour faire entendre qu’ils avaient placé ce meuble beaucoup trop loin de lui, bien qu’il touchât son fauteuil.

La jeune personne, dont la physionomie avait naturellement cet air de douceur et de résignation que l’on donne aux figures de la Vierge, écoutait ses reproches impatients avec la plus humble soumission : elle réprimanda le domestique qui, ne possédant pas cette extrême délicatesse, avait entrepris de se justifier ; et peu à peu sa voix douce et insinuante parvint à calmer l’irritation sans motif du pauvre malade.

Alors elle jeta sur moi un regard qui sembla me dire : « Vous voyez tout ce qui reste de celui que vous appelez votre ami. » Elle parut me dire aussi : « En demeurant ici plus long-temps, vous ne pourriez qu’augmenter notre affliction.

— Pardonnez-moi, jeune dame, » lui dis-je aussi distinctement que mes larmes purent me le permettre, « j’ai de profondes obligations à votre oncle : mon nom est Croftangry.

— Ah, mon Dieu ! comment ne vous ai-je pas reconnu, monsieur Croftangry ! s’écria le domestique ; oui, oui, je m’en souviens, mon maître eut fort à travailler dans votre affaire. Plus d’une fois il m’a ordonné de lui apporter de nouvelles bougies comme minuit sonnait, et même encore après. Vraiment, il a toujours bien parlé de vous, monsieur Croftangry, quoique les autres aient pu en dire.

— Taisez-vous, John, » dit la jeune dame un peu sévèrement ; et continuant de s’adresser à moi : « Je suis sûre, monsieur, qu’il vous est pénible de voir mon oncle dans ce cruel état. Je sais que vous êtes son ami. Je l’ai entendu souvent prononcer votre nom, et s’étonner de n’avoir jamais entendu parler de vous. » Ces paroles furent un nouveau trait qui perça mon cœur ; mais elle poursuivit : « Je ne sais réellement pas s’il est convenable que… Si mon oncle vous reconnaissait, ce que j’ai peine à croire, il serait vivement ému, et le docteur assure que toute agitation… Mais voici le docteur, il vous donnera lui-même son avis.

Le médecin entra. Lorsque je l’avais quitté, c’était un homme de moyen âge ; maintenant je voyais en lui un vieillard. Mais c’était toujours le même samaritain bienfaisant, répandant le soulagement et la consolation partout où il allait, et regardant les bénédictions du pauvre comme une récompense aussi réelle que l’or du riche.

Il me regarda avec l’expression de la surprise. La jeune dame dit un mot comme pour me présenter, et moi, qui avais eu autrefois des rapports avec lui, je m’empressai de me faire reconnaître. Il se ressouvint de moi parfaitement, et me fit comprendre qu’il connaissait les motifs que j’avais pour prendre un vif intérêt au sort du malade. M’ayant pris à part, il me rendit un compte bien triste de l’état de mon pauvre ami. « Le flambeau de la vie, me dit-il, est sur le point de s’éteindre ; il peut jeter encore quelque lueur passagère ; mais on ne peut espérer davantage. » Il s’avança vers le moribond et lui adressa quelques questions auxquelles celui-ci, tout en paraissant reconnaître cette voix bien connue, la voix d’un ami, ne répondit qu’en bégayant et d’une manière vague.

La jeune dame s’était retirée en voyant le docteur s’approcher du malade. « Vous voyez son état, me dit le docteur ; j’ai entendu notre malheureux ami, dans un de ses plus éloquents plaidoyers, peindre cette même maladie qu’il comparait aux tortures inventées par Mézence[23], quand il enchaînait les morts aux vivants. L’ame, disait-il, est enfermée alors dans une prison de chair : elle conserve encore ses facultés naturelles et inaliénables ; mais elle ne peut pas plus les exercer que le captif enfermé dans un cachot ne peut agir librement. Hélas ! qu’il est pénible de voir celui qui savait faire une peinture si énergique de cette maladie dans les autres, être lui-même la victime de cette horrible infirmité ! Jamais je n’oublierai l’expression et le ton solennel dont il dépeignait l’état déplorable du paralytique, la déchéance, l’anéantissement de ses facultés, son oreille désormais incapable d’entendre, son œil terne et obscurci, ses membres perclus, et, selon les nobles paroles de Juvénal :

Omni
Membrat um damno major dementia, quæ nec
Nomina servorum, nec vultum agnoscit amici[24]

Comme le docteur achevait de prononcer ces mots, une lueur d’intelligence sembla revivre sur la physionomie du moribond ; un feu subit brilla dans son regard ; tour à tour il parut s’éteindre, se rallumer, et tout à coup, parlant plus intelligiblement qu’il n’avait fait jusque-là, et du ton d’un homme pressé de dire quelque chose qu’il sait devoir lui échapper, s’il ne le dit à l’instant ;

« Une question de lit de mort, docteur ; une question de lit de mort ! prononça-t-il ; reductio ex capite lecti… Withering contre Wilibus… relativement au morbus sonticus… Je plaidais alors pour le plaignant, moi, et, et… Mais quoi ! oublierai-je jusqu’à mon propre nom ?… oui, moi et… et celui qui était le plus spirituel et le plus gai des hommes… »

Ces mots éclairèrent le docteur et lui donnèrent la possibilité de remplir la lacune ; le malade répéta alors, avec l’expression de la joie, le nom que le médecin venait de prononcer : « Oui, oui, c’était lui, Harry… pauvre Harry ! » s’écria-t-il, puis le feu de ses yeux parut s’éteindre ; il se laissa retomber sur le dos de son fauteuil.

« Eh bien ! vous avez vu de notre pauvre ami plus que je n’aurais osé vous promettre, monsieur Croftangry, me dit le docteur ; et à présent je dois user de l’autorité que me donne ma profession pour vous prier de vous retirer. Miss… consentira, j’en suis sûr, à vous faire prévenir, si quelque heureux hasard permet que vous puissiez voir son oncle. »

Que pouvais-je faire ? je remis ma carte à la jeune personne, et tirant de mon sein l’offrande destinée à mon ami ; « S’il demande d’où vient ceci, prononçai-je avec un accent presque aussi inintelligible que le sien, nommez-moi, et dites que cet objet lui est offert par l’homme le plus généreusement obligé et le plus vivement reconnaissant. Dites-lui que l’or qui compose cette boîte a été gagné grain par grain, et qu’il fut amassé avec autant de soin que jamais avare en mit à grossir son trésor. Pour lui apporter ceci, je viens de bien loin ; et dans quel état le trouvé-je, hélas ! »

Je posai la boîte sur la table, et je me retirais à pas lents. Dans ce moment, les regards du moribond se fixèrent sur cet objet comme ceux d’un enfant sur un jouet brillant ; et aussitôt, avec l’expression de l’impatience et de la curiosité, il adressa, en bégayant, plusieurs questions à sa nièce. D’une voix douce, elle lui répéta à plusieurs reprises qui j’étais, pourquoi j’étais venu, etc. Je me détournais et j’allais m’éloigner d’une scène trop pénible pour moi, lorsque le docteur posant sa main sur mon bras : « Arrêtez, me dit-il, j’observe en lui quelque changement. »

Cela était vrai, et un changement marqué. Une faible rougeur se répandit sur ses traits décolorés ; ils parurent s’animer de cette intelligence qui appartient à la vie ; ses yeux brillèrent de nouveau, ses lèvres se colorèrent ; quittant tout à coup le maintien languissant qu’il avait eu jusqu’alors, il se leva sans aucun secours. Le docteur et le domestique s’avancèrent précipitamment pour lui servir de soutien ; mais il les repoussa, et ils se bornèrent à se placer derrière lui, de manière à le préserver de tout accident, si cette force qu’il venait d’acquérir si subitement venait à l’abandonner de même.

« Mon cher Croftangry ! » s’écria-t-il du ton de notre vieille amitié, « je suis heureux de vous voir de retour… Vous me trouvez dans un pauvre état, n’est-ce pas ?… mais ma petite nièce que voici, et le docteur… ont pour moi tous les soins de l’amitié… Dieu vous protège, mon cher ami ! Désormais nous ne nous rencontrerons plus que dans un autre monde. »

Je portai à mes lèvres la main qu’il me tendit, et je la pressai sur mon cœur ; j’étais sur le point de me précipiter à genoux ; mais le docteur, abandonnant le malade aux soins de sa nièce et de John, qui, après avoir poussé son fauteuil près de lui, s’efforçaient de l’y replacer, m’entraîna hors de la chambre : « Mon cher monsieur, me dit-il, vous devez être content : vous venez de voir notre pauvre malade plus ressemblant à ce qu’il fut jadis, que je n’aurais pu l’espérer : il y a bien long-temps que je ne l’avais trouvé ainsi, et peut-être ne le verrons-nous plus dans cet état jusqu’au moment où tout sera fini pour lui ! Toute la faculté n’aurait pu vous promettre cet intervalle lucide. Je vais voir maintenant si je puis en profiter pour améliorer sa situation. Je vous en supplie, retirez-vous. »

Ce dernier argument me força de m’éloigner sur le champ, et je sortis agité par une foule de sentiments tous aussi pénibles les uns que les autres.

Quand je fus revenu du premier choc de ces émotions douloureuses, je songeai à renouer mes liaisons avec quelques anciens camarades qui, bien qu’ils me fussent moins chers que mon malheureux ami, soulagèrent un peu l’ennui de ma solitude : ils furent peut-être d’autant moins disposés à résister à mes avances, que j’étais célibataire, tant soit peu chargé d’années, nouvellement revenu des pays étrangers, et sinon très-riche, du moins indépendant.

Je fus regardé comme un objet passable de spéculation par quelques-uns, tandis que j’étais certain de ne pouvoir être à charge à qui que ce fût. Je fus donc, conformément aux règles ordinaires de l’hospitalité d’Édimbourg, un hôte bienvenu dans plusieurs familles respectables ; mais aucune d’elles ne pouvait me dédommager de la perte que j’avais faite de mon meilleur ami, de mon bienfaiteur. J’avais besoin de quelque chose de mieux que les plaisirs imparfaits de ces simples liaisons de société. Mais où chercher cet objet de mes désirs ? Était-ce parmi les restes dispersés de ceux qui avaient été jadis mes compagnons de dissipation et de folie ?

Les amis joyeux ne sont plus ;
La beauté n’a plus sa jeunesse…

D’ailleurs, les motifs de ces liaisons avaient cessé d’exister, et ceux de mes anciens amis qui étaient encore de ce monde, menaient une vie bien différente de la mienne.

Les uns, devenus avares, étaient aussi avides d’épargner six pence que jadis ils avaient été empressés de prodiguer une guinée… Les autres, devenus cultivateurs, ne pariaient que de leurs troupeaux, et ne fréquentaient plus que des nourrisseurs de bestiaux… Quelques-uns avaient conservé le goût des cartes ; et, quoiqu’ils eussent cessé d’être gros joueurs, ils aimaient mieux jouer petit jeu que de renoncer à cette occupation. J’avais un mépris extrême pour ce dangereux passe-temps. Hélas ! je n’avais que trop connu, dans le temps, cette funeste passion du jeu, passion violente, criminelle, qui agite, qui tourmente et qui, je le conçois, peut exercer un empire terrible sur les âmes ardentes. Mais user sa vie à échanger, autour d’un tapis vert, des morceaux de carton peints, pour le misérable plaisir de gagner quelques shillings, ne peut être excusable que dans l’extrême vieillesse ou dans la folie. Un pareil jeu est un cheval de bois, que tous les efforts du cavalier ne pourraient jamais faire avancer au delà de quelques pas ; c’est une espèce de machine intellectuelle, sur laquelle on peut grimper sans cesse, sans jamais parvenir à s’élever d’un pouce. D’après ces réflexions, mes lecteurs concevront facilement que je suis incapable d’apprécier l’un des plus grands plaisirs de la vieillesse, plaisir qui, bien que Cicéron n’en fasse pas mention, n’est pas la ressource la moins usitée de nos jours… c’est-à-dire le salon du club et la partie de whist.

Pour revenir à mes anciens amis, quelques-uns fréquentaient les assemblées publiques, semblables à l’ombre du beau Nash[25], ou de tout autre dandy qui, datant d’un demi-siècle, est mis de côté par la riante jeunesse, ou regardé en pitié par les hommes de son âge. Enfin, plusieurs étaient tombés dans la dévotion, selon l’expression française, et d’autres, je le crains fort entre les mains du diable. Un petit nombre trouvaient des ressources dans les sciences et les lettres ; un ou deux s’étaient faits philosophes en petit : ils passaient leur temps à regarder dans les microscopes, et s’étaient familiarisés avec les expériences à la mode ; d’autres, enfin, aimaient à lire, et j’étais du nombre de ces derniers.

Un certain éloignement pour le monde dont j’étais entouré, quelques pénibles souvenirs des fautes et des folies de ma jeunesse, une sorte de dégoût pour l’espèce humaine, me portèrent vers l’étude des antiquités, et principalement de celles de mon pays. Si je puis prendre sur moi de poursuivre le présent ouvrage, le lecteur jugera, en le lisant, si j’ai étudié avec fruit, et si j’ai recueilli quelques notions utiles sur ce qui concerne nos pères.

Je dus en partie mon goût pour ce genre d’étude à la conversation de mon digne et excellent homme d’affaires, M. Fairscribe, dont j’ai déjà parlé, comme ayant secondé les efforts de mon vieil ami dans la cause de la décision de laquelle dépendaient ma liberté et le reste de ma fortune. À mon retour, il m’avait accueilli de la manière la plus amicale. À la vérité, il était occupé trop exclusivement de sa profession pour que je fréquentasse sa maison sans craindre d’être indiscret ; et probablement son esprit était trop enfoncé dans l’étude des lois pour en sortir facilement. En un mot, ce n’était point un homme d’une instruction variée et étendue, comme celle que possédait mon pauvre ami ; c’était un homme de loi dans toute la force du mot, et un homme aussi habile qu’il était excellent. Lorsque je vendis ma propriété, il conserva plusieurs titres anciens, parce que, selon lui, ils devaient avoir plus d’intérêt pour les descendants de l’ancienne famille que pour le nouvel acquéreur. À mon retour à Édimbourg, je le retrouvai exerçant encore la profession dont il était l’honneur : il m’envoya, dès qu’il sut ma demeure, la vieille Bible de famille qui était toujours sur la table de mon père, deux ou trois autres volumes remplis de parchemins et de papiers dont l’aspect n’avait rien d’attrayant.

Le lendemain, en venant partager le dîner hospitalier de M. Fairscribe, je ne manquai pas de le remercier de son obligeante attention ; il est vrai que les remercîments que je lui adressai étaient bien plutôt proportionnés à l’idée qu’il attachait à la valeur de telles choses, qu’en raison de l’importance que j’y mettais moi-même. Mais la conversation étant tombée sur ma famille, qui jadis avait eu des possessions dans l’Upper-Ward de Clydesdale[26], un certain intérêt s’éveilla insensiblement dans mon esprit ; et, lorsque je fus entré dans ma demeure solitaire, la première chose que je fis fut de chercher une généalogie ou espèce d’histoire de la famille et de la maison de Croftangry, devenue depuis de Glentanner. Les découvertes que je fis alors enrichiront le chapitre suivant.




CHAPITRE II.

m. croftangry continue son histoire.


Quel est ce domaine, cher Swift ? Je le vois passer de vous à moi, de moi à Pierre Walter.
Pope.


« Croftangry, Groftandrew, Croftanridge, Croftandgrey, car telles sont les diverses manières dont ce nom a été écrit, est bien connu comme celui d’une des maisons de la plus haute antiquité ; et il est dit que le roi Milcolumb ou Malcolm[27], le premier de nos monarques écossais qui ait passé le firth du Forth[28], habita un palais à Édimbourg, et eut à son service un vaillant homme, dont l’emploi fut de surveiller le croft, c’est-à-dire les terres que l’on cultivait pour la maison du roi : de là son nom de Croft-an-ri, qui veut dire champ du roi. Cet emplacement, quoique couvert maintenant d’habitations, est appelé aujourd’hui Croftangry : il est situé près du palais du souverain. Comme quelques-uns de ceux qui portent cet ancien et respectable nom peuvent concevoir quelque mépris de ce qu’il tire son origine de la culture de la terre, occupation servile dans leur esprit, il est bon qu’ils sachent que nous devons honorer la bêche et la charrue, en considération de notre père Adam, de qui nous descendons tous, et qui fut condamné à cultiver la terre après sa chute et sa désobéissance.

Nous avons aussi des témoignages, tant dans les saintes Écritures que dans l’histoire profane, de l’honneur dans lequel fut tenue la profession du labourage dans les temps anciens, où l’on trouve des exemples de prophètes et de grands capitaines, qui, tirés de la charrue pour être élevés au rang de défenseurs de la patrie, comme Cincinnatus et d’autres, surent combattre l’ennemi commun avec autant de courage et de valeur que leur bras avait mis d’ardeur à tenir le manche de la charrue, et à conduire les chevaux et les bœufs.

Nous connaissons de même plusieurs familles respectables qui aujourd’hui font partie de notre noblesse écossaise, et qui, parvenues à de plus hautes dignités que cette maison de Croftangry, ne rougissent nullement de porter sur leur écusson et dans leurs insignes les outils et les instruments que leurs aïeux employèrent à labourer la terre, ou, comme dit d’une manière plus éloquente le poète Virgile, à dompter le sol. Il n’y a aucun doute que cette ancienne maison de Croftangry, tant qu’elle continua d’être appelée de ce nom, produisit un grand nombre de grands citoyens, dont je m’abstiendrai de citer les noms pour le moment, mon dessein étant, si Dieu me conserve la vie pour remplir la pieuse tâche que je me suis imposée, de reprendre la première partie de ma narration relativement à la maison de Croftangry, lorsque je pourrai joindre les preuves et les témoignages authentiques aux faits que j’alléguerai ; car les discours et les écrits, lorsqu’ils ne sont pas appuyés par des preuves, sont comme le grain semé sur des rochers arides, ou comme une maison construite sur le sable mouvant et trompeur. »

Ici je m’arrêtai pour reprendre haleine ; car le style de mon grand-père, auteur de cet excellent ouvrage, était tant soit peu long[29] et diffus, comme disent nos amis les Américains. Et, au fait, je réserve la suite de ce précieux morceau pour le jour où je serai admis au club Bannatyne[30], circonstance pour laquelle je me propose de mettre au jour une édition faite selon les réglements de cette société savante, avec un autographe du manuscrit orné des armoiries de la famille, blasonnées et entourées de tous quartiers, et portant cette pompeuse devise, qui exprime si bien une complète renonciation à tout orgueil de famille : « Hœc nos novimus esse nihil, ou Vix ea nostra voco[31] »

Au reste, à vrai dire, je ne puis m’empêcher de soupçonner fortement que, malgré tous les efforts de mon très-illustre aïeul pour enfler la dignité de sa famille, nous ne nous sommes jamais élevés réellement au-dessus du rang de propriétaires de la moyenne classe. Le domaine de Glentanner passa jusqu’à nous par suite du mariage d’un de mes ancêtres avec Tibb Sommeril, fille de la noble maison appelée par les habitants du Midi, Sommerville, mais née, je le crains fort, sur ce que mon grand-père appelle « le mauvais côté de la couverture[32]. » Son mari, Gilbert, fut tué en combattant, comme le dit l’inquisitio post mortem… sub vexillo regis, apud prœlium juxta Branxton, près Flodden Field[33]. »

Nous eûmes notre part dans les autres calamités nationales… Nous fûmes frappés de confiscation, comme sir John Colville of the Dale[34], pour avoir suivi des gens plus riches que nous à l’affaire de Langside[35] ; et pendant les guerres des derniers Stuarts, nous fûmes condamnés à des amendes sévères pour avoir donné asile à des ministres proscrits ; nous risquâmes même de donner un martyr au calendrier du Covenant dans la personne du père de l’historien de la famille. Cependant, comme dit le manuscrit, « il retira la gerbe à la jument[36], et accepta les conditions du pardon offertes par le gouvernement, s’engageant par écrit à ne plus donner à l’avenir d’autre motif de mécontentement. Mon grand-père glisse sur cette apostasie aussi légèrement qu’il le peut, et se console en attribuant ce manque de résolution à la répugnance que son père éprouvait à voir périr l’ancien nom de sa famille, et à laisser confisquer ses biens et ses héritages.

« Et en vérité, ajoute le vénérable compilateur, comme grace à Dieu, nous rencontrons rarement en Écosse de ces voluptueux qui, se faisant un dieu de leur ventre, sont assez dénaturés pour dévorer en folies et en débauches le patrimoine que leur ont légué leurs ancêtres, de manière à être obligés, comme l’enfant prodigue, à en revenir aux épluchures et à l’auge aux pourceaux ; et comme j’ai moins à redouter dans ma famille ces espèces de Nérons, capables de dévorer leur propre substance, à l’instar des bêtes brutes et par pure gloutonnerie, en conséquence, je n’ai besoin que de mettre mes descendants en garde contre toute tentation trop précipitée de se mêler des changements qui surviennent dans l’État, soit en matière de religion, soit en matière de gouvernement, imprudence qui, comme nous l’avons vu, faillit conduire la pauvre maison de Croftangry droit à sa perte. Et, à tout prendre, je ne voudrais pourtant pas que mes descendants restassent assis tranquillement chez eux lorsque les intérêts de l’Église ou du roi réclameraient leurs services ; mais je voudrais qu’ils attendissent, pour se lever, que les plus puissants et les plus riches fussent debout, de manière à avoir plus de chances de succès au jour du danger, et à s’assurer qu’en cas de défaite les vainqueurs, ayant une plus grasse proie, seraient comme les faucons bien repus qui dédaignent le menu gibier.

Il y avait dans cette conclusion quelque chose qui, à la première lecture, me piqua extrêmement, et je fus assez dénaturé pour maudire ces réflexions, comme autant de raisonnements pauvres, détestables, et de billevesées pitoyables, comme le radotage insignifiant d’un vieux fou. Mon premier mouvement fut donc de jeter le manuscrit au feu, d’autant plus qu’il me rappelait, d’une manière peu flatteuse, la perte que j’avais faite de l’un de ces biens de famille auxquels le compilateur de l’histoire était si vivement attaché, perte arrivée justement par suite de la conduite qu’il blâmait le plus sévèrement. Il me semblait même que, pour achever de m’aigrir, son regard prophétique sur l’avenir, regard qui n’avait pu certainement discerner d’aussi loin la prodigue folie de l’un de ces descendants, était une insulte qui s’adressait à moi personnellement, bien qu’elle eût été écrite cinquante ou soixante ans avant que je fusse né.

Un peu de réflexion me fit rougir de cet injuste ressentiment, et, tout en regardant l’écriture nette et régulière, bien qu’un peu tremblée du manuscrit, je ne pus m’empêcher de penser, selon l’opinion que j’ai entendu souvent soutenir, que l’on pouvait former des conjectures assez probables sur le caractère d’un homme, d’après la seule inspection de quelques lignes tracées par sa plume. Cette écriture, très-régulière, mais petite et serrée, indiquait un homme d’une conscience pure, sachant gouverner ses passions, et qui, selon sa propre expression, suivait le chemin le plus droit de la vie ; mais elle indiquait aussi un esprit étroit, imbu de préjugés invétérés, et susceptible jusqu’à un certain degré, d’une intolérance qui, opposée cependant à sa nature, provenait d’une éducation bornée. Divers passages des livres saints et des auteurs classiques, prodigués confusément plutôt qu’heureusement appliqués, et transcrits en caractères moyens, pour faire remarquer leur importance, attestaient cette espèce particulière de pédantisme qui regarde tout argument comme irrésistible lorsqu’il est appuyé d’une citation. Ensuite, les lettres capitales, de forme prétentieuse, qui ornaient le commencement de chaque alinéa, ainsi que les noms de nos fiefs et de nos ancêtres, n’exprimaient-elles pas, de la manière la plus positive, le sentiment d’orgueil nobiliaire dont l’auteur avait été tout pénétré en accomplissant sa tâche ? Je me persuadai que toutes ces particularités réunies offraient un portrait complet de l’homme, et détruire son manuscrit m’aurait paru un acte non moins irrespectueux que s’il se fût agi d’effacer la ressemblance de ses traits sur la toile, ou de troubler ses cendres dans son cercueil. Je songeai un moment à offrir ce manuscrit à M. Fairscribe ; mais ce maudit passage sur l’enfant prodigue et l’auge aux pourceaux me revenant à l’esprit, je conclus définitivement qu’il valait autant le renfermer dans mon secrétaire ; ce que je fis, avec la ferme résolution de ne jamais y jeter les yeux.

Mais je ne sais comment il se fit que le sujet de cet ouvrage excita dans mon cœur un intérêt auquel je ne me serais jamais attendu, et, à plusieurs reprises, je me surpris engagé dans l’énumération descriptive des fermes qui avaient cessé de m’appartenir, et des limites qui renfermaient maintenant les propriétés d’autrui. L’amour du natale solum, si toutefois Swift a eu raison de traduire ces mots par « biens de famille, » commença à s’éveiller dans mon âme : les souvenirs de ma jeunesse n’y ajoutaient guère que ce qui avait quelque rapport aux divertissements de la chasse. En effet, la dissipation est peu faite pour inspirer le goût des beautés de la simple nature, encore moins pour disposer l’ame à ces idées sentimentales qui nous attachent insensiblement aux objets inanimés qui nous entourent.

Je m’étais fort peu occupé de mes biens, tandis que j’en jouissais et que je les dilapidais, et je n’y songeais guère alors que comme à un matériel grossier sur lequel une certaine race inférieure, appelée fermiers, serait tenue de me payer, sur un pied plus élevé qu’elle ne le faisait réellement, un droit appelé rentes ou fermage, qui était destiné à fournir à mes dépenses. Telle était la manière générale dont j’envisageais cet objet. Je me souvenais que Garval-Hil était un terrain montagneux, couvert de pâturages, excellent pour élever les jeunes poulains et les habituer au galop ; que Minion-Burn fournissait les plus belles truites jaunes de tout le pays ; que Seggy-Cleugh était sans égal pour les bécasses ; que les marais de Ben-Gibbert étaient dans l’endroit le plus favorable pour la chasse des oiseaux aquatiques, et que les eaux limpides de la fontaine bouillonnante de Harper’s Well étaient la meilleure recette et le breuvage le plus efficace que je pusse prendre le matin, quand les chasseurs de renard du voisinage m’avaient conduit plus loin que de raison. Ces souvenirs rappelaient par degrés des tableaux dont je savais maintenant apprécier le mérite. Je revoyais les landes immenses s’élevant onduleusement en collines nues et arides, retraites solitaires, dont le silence n’était troublé que par le sifflement du pluvier ou le chant du coq de bruyère. Je contemplais en idée les sauvages ravins descendant le long des flancs des montagnes, et tout remplis de bois plantés par la nature. Suivant d’abord le sentier tracé par les bergers et par les enfants qui vont cueillir la noisette, ces gorges s’élargissaient graduellement, et devenaient assez profondes pour que chacune d’elles eût son ruisseau. Là, le courant de chaque source était bordé tantôt par des bancs de terre escarpés, tantôt par des roches nues, dont le sommet romantique s’élevait couronné de chênes, de frênes et de coudriers. Et tous ces frais tableaux flattaient d’autant mieux le regard, que, d’après l’aridité naturelle de tout le pays environnant, leur aspect était totalement imprévu.

Je me souvenais encore de ces belles et fertiles prairies qui s’étendaient, le long de la Clyde, entre les hauteurs bien boisées et son courant impétueux. Les eaux de la rivière, empruntant la couleur de l’ambre le plus pur, ou plutôt réfléchissant celle des rochers[37], se précipitent sur des brisants et des lits de sable, et inspirent une sorte de terreur, à cause des gués trompeurs qu’elles présentent, et du nombre fréquent des accidents funestes qui y arrivaient. (Le nombre de ces accidents est heureusement diminué depuis la construction de plusieurs nouveaux ponts.) Quant aux prairies formées de terre d’alluvion, elles étaient bordées, pour la plupart, de triples et de quadruples rangées d’arbres immenses, qui, formant une gracieuse ceinture, plongeaient leurs longs rameaux verts dans le torrent blanchi par l’écume. Ma mémoire retrouvait peu à peu le souvenir de bien d’autres lieux, que le vieux chasseur désignait comme le repaire de terribles chats sauvages, comme l’endroit où, selon la tradition, le noble cerf avait été mis aux abois, comme le théâtre enfin où tel héros, maintenant oublié, avait été tué, soit par surprise, soit dans un combat.

Il ne faut pas supposer que ces paysages devinssent visibles aux yeux de mon imagination, comme une décoration de théâtre, qu’on découvre subitement au lever du rideau. J’ai déjà dit que, pendant le temps de mes folies et de ma dissipation, je n’avais jamais regardé les campagnes qui m’environnaient qu’avec les yeux du corps, et non avec ceux de l’esprit. Ce ne fut donc que fragment par fragment, comme un enfant apprend sa leçon, que je commençai à me rappeler les beautés de cette nature, qui m’avaient jadis entouré dans le domaine de mes pères. Il faut qu’un goût naturel pour ces beautés fût resté secrètement caché au fond de mon cœur pour qu’il s’éveillât ainsi lorsque je fus exilé sur une plage lointaine : dès lors, ce goût devint peu à peu une passion, qui, agissant graduellement dans l’intérieur de mon ame, y puisait continuellement des trésors que ma mémoire avait involontairement tenus cachés, et qu’elle s’empressa de réunir et de compléter, dès qu’une fois elle fut mise en activité.

Dès lors, je regrettai plus amèrement que jamais d’avoir perdu par ma faute des biens dont le soin et l’amélioration, j’en suis convaincu maintenant, auraient été l’occupation la plus agréable d’un temps que je n’employais qu’à rêver aux malheurs passés et à me repentir inutilement de mes fautes. « Si seulement une ferme, quelque petite qu’elle fût, m’était restée, disais-je un jour à M. Fairscribe, il y aurait un lieu que du moins je pourrais appeler ma maison, et un genre d’occupation que je pourrais nommer mes affaires.

« Un pareil lieu aurait pu vous être conservé, répondit Fairscribe ; quant à moi, mon avis était de garder le manoir, ses dépendances, et quelques arpents des anciennes terres de la famille ; mais M. ***, et vous, vous fûtes d’avis alors que l’argent était préférable.

« C’est vrai, ce n’est que trop vrai, mon digne ami, repris-je ; j’étais un fou à cette époque, et je ne pus songer à m’abaisser jusqu’à être Glentanner avec deux ou trois cents livres par an, après avoir été Glentanner avec deux ou trois mille livres. J’étais enfin un laird de nos campagnes, hautain, sot, ignorant, dissipé, ruiné ; et, croyant mon importance imaginaire perdue sans retour, je m’inquiétais peu d’être promptement et complètement débarrassé de tout ce qui pouvait la rappeler à ma mémoire ou à celle des autres.

« Il paraît maintenant que vous êtes d’une opinion différente, dit Fairscribe. Oh ! la fortune est habile à nous prendre au mot en pareil cas ; mais je crois qu’ici elle vous permet de revenir sur ce que vous avez fait.

— « Comment entendez-vous cela, mon digne ami ?

— « Hum ! rien ne porte malheur comme de parler d’une chose sans être bien sûr de son fait. Il faut que je parcoure une liasse de journaux ; mais demain matin vous aurez de mes nouvelles. Allons, servez-vous ; je vous ai vu jadis mieux remplir votre verre.

« Et vous me verrez encore, repris-je en me versant le reste de notre bouteille de Bordeaux ; le vin est bon, il faut que notre toast lui réponde. À la paix de votre foyer, mon vénérable ami ! et maintenant nous demanderons une ballade écossaise, sans ornements étrangers, à ma petite sirène miss Kattie. »

Le lendemain, je reçus de M. Fairscribe un paquet renfermant un journal, et parmi les annonces que la feuille contenait, il y en avait une marquée d’une croix, pour attirer mon attention. Je lus avec surprise ce qui suit :


désirable domaine à vendre[38].


« Par ordre des lords du conseil et des sessions, il sera mis en vente, à la nouvelle chambre d’Édimbourg, le mercredi 25 novembre 18—, tous et chacun des biens composant la baronnie de Glentanner, nommée actuellement Castle-Treddles, situés dans le Middle-Ward de Clydesdale et comté de Lanark, avec dîmes, cure et vicariat, droit de pêche dans la Clyde, bois, marais, pâturages, etc., etc. » L’annonce vantait les avantages du sol, la situation du domaine, ses beautés naturelles, ses chances d’amélioration, sans oublier de dire que ce domaine était de franc-aleu, possédant, comme le polype, le privilége particulier d’être coupé en deux, trois, et même, avec un peu d’aide, en quatre subdivisions, de manière à donner autant de votes au propriétaire lors des élections ; et on laissait entrevoir que le poste de représentant de ce comté serait vivement contesté entre deux puissantes familles. La mise à prix de cesdites terres, baronnies et autres biens, était de trente fois la somme de leurs revenus annuels ; ce qui était un quart en sus de ce à quoi la dernière vente s’était élevée. Ceci, qui était rappelé, je suppose, pour prouver que le domaine était susceptible d’amélioration, aurait pu faire quelque peine à un autre ; mais, qu’il me soit permis de parler de moi avec vérité en bien comme en mal, cette lecture ne me fut point pénible. Je fus seulement blessé que Fairscribe, qui connaissait assez bien la modicité de ma fortune actuelle, m’eût réservé le supplice de Tantale, en m’informant que le domaine de ma famille était en vente et ne pouvait être recouvré, comme il le savait bien, qu’à un prix fort au-dessus de mes moyens.

Mais une lettre qui tomba du paquet sur le plancher attira mes regards et m’expliqua l’énigme. Un client de M. Fairscribe, un capitaliste, songeait à acheter Glentanner simplement pour placer son argent ; il était même peu vraisemblable qu’il visitât jamais ce domaine. Or le prix s’élevant de quelques mille livres au-dessus de la somme dont il voulait disposer, il était probable qu’il entrerait volontiers en arrangement avec quiconque désirerait racheter une des fermes dépendantes du domaine ; et il ne ferait même aucune difficulté de céder à son acquéreur conjoint la partie du domaine la plus désirable sous le rapport de la beauté, pourvu que le prix fut proportionné à sa valeur. M. Fairscribe s’engageait à défendre mes intérêts dans cette affaire, et me disait, dans sa lettre, que si réellement je désirais faire une telle acquisition, je n’avais rien de mieux à faire que de me rendre sur les lieux, me conseillant en même temps de garder sévèrement l’incognito, avis assez superflu, vu que je suis naturellement réservé et peu communicatif.






CHAPITRE III.

le domaine.


Chantez donc les messageries, et ne craignez point de reproches pour y être monté ; mais chaque jour, faites-vous y cahoter, tandis que sifflant et fouettant, fouettant et sifflant, le postillon court en avant.
Farquhar.


Enveloppé d’une redingote grise qui avait vu du service, un castor blanc sur la tête, et un gros bambou des Indes à la main, la semaine suivante me vit sur l’impériale d’une voiture publique roulant sur la route de l’ouest.

J’aime les diligences et je les déteste. Je les aime parce qu’elles sont commodes, mais je les déteste parce qu’elles changent tant de gens en coureurs de grands chemins, qui feraient beaucoup mieux souvent de rester tranquillement à leurs affaires, et de conserver l’empreinte d’originalité que la nature, ou l’éducation, peut avoir donnée à leur caractère. À peine partis, les voilà se heurtant les uns contre les autres dans cette bruyante machine, jusqu’à ce qu’il ne reste pas plus de différence entre eux qu’entre de vieux shillings usés par le frottement ; même avec leurs perruques et leurs grandes redingotes galloises, ils sont en tout les mêmes : nul d’entre eux n’a un caractère plus distinct qu’il ne convient à des êtres collectifs désignés sous le nom de voyageurs des messageries du Nord.

Digne monsieur Piper, le meilleur des entrepreneurs qui aient jamais fourni quatre rosses rétives aux besoins du public, je vous rends grâces quand je me mets en voyage : les voitures propres et commodes de votre établissement rendent le trajet, depuis Johnnie-Groat’s-House[39] jusqu’à Ladykirk et Cornhill-Bridge[40], sûr, agréable et peu coûteux. Mais, monsieur Piper, vous qui êtes un profond arithméticien, ne vous est-il jamais arrivé de calculer combien de têtes de fous, dont il serait peut-être sorti une ou deux idées dans le cours d’une année, si elles avaient pu rester en repos, sont frappées de stérilité en cahotant à droite et à gauche dans vos chars volants ? Combien d’honnêtes campagnards deviennent des rustres grossiers après avoir assisté à l’un de ces dîners qui précèdent les expositions de bestiaux dans la capitale, où, sans votre moyen de transport, ils n’auraient jamais pu se rendre ? Combien de modestes ministres de village reviennent déclamateurs et censeurs outrés, sous le prétexte d’importer d’Édimbourg le goût le plus nouveau ! Et comment votre conscience répondra-t-elle un jour au reproche d’avoir transporté tant de simples et innocentes filles à la foire métropolitaine de la vanité, pour y troquer leur modestie contre la frivolité et la coquetterie ?

Considérez aussi à quel taux vous rabaissez l’intelligence humaine. Je ne crois pas que vos habitués aient des idées beaucoup plus étendues que vos chevaux. Ils connaissent la route, comme le postillon anglais, et ils ne savent rien au delà. Ils datent de la mort de John Ostler[41], comme les messagers de Gadshill ; la succession des conducteurs de diligences forme une dynastie pour eux ; les postillons sont les ministres d’état ; et l’accident d’une voiture versée est pour eux une plus grande catastrophe qu’un changement de ministère. Toute leur occupation pendant le voyage est d’épargner le temps et de voir si la voiture peut arriver à l’heure. N’est-ce pas dégrader l’intelligence humaine de la manière la plus misérable ? Suivez mon avis, mon bon monsieur Piper, et soyez assez désintéressé pour faire en sorte que, deux ou trois fois par trimestre, un adroit coup de fouet renverse une voiture pleine de ces voyageurs superflus, in terrorem de tous ceux qui, comme dit Horace, se délectent de la poussière qu’élèvent les roues de vos voitures[42].

Vos voyageurs, vos habitués ordinaires deviennent aussi d’un égoïsme abominable, ne ruminant que projets et expédients pour obtenir la meilleure place, l’œuf le plus frais, la meilleure tranche d’aloyau. Le régime adopté pendant le voyage est la mort de la politesse et de toutes les douceurs de la vie sociale ; il pousse à grands pas le caractère national vers la démoralisation, et le fait rétrograder jusqu’à la barbarie. Vous nous permettez bien de nous asseoir en face d’un excellent dîner, mais pendant vingt minutes seulement. Et voyez quelle en est la conséquence : nous avons pour voisins, d’un côté, la timide beauté ; de l’autre, la faible enfance ; vis-à-vis de nous, la vieillesse respectable, et qui réclame notre protection : tous ayant des droits sacrés à ces égards, à cette politesse, qui doivent établir l’égalité parmi les convives. Mais nous autres, qui sommes les plus jeunes et les plus actifs de cette réunion, avons-nous le temps de remplir ces devoirs, et de faire les honneurs de la table aux êtres débiles et modestes auxquels ils sont dus ? Il faudrait prier cette dame de manger du poulet, servir à ce vieillard le morceau tendre qu’il préfère, à l’enfant quelque pâtisserie ; mais impossible, nous n’avons pas une seule fraction de minute à consacrer à d’autres qu’à nous-mêmes ; et le prut-prut, le tut-tut discordant du conducteur nous appellent à la voiture, les moins agiles sans avoir dîné, les plus habiles et les plus actifs, menacés d’indigestion pour avoir englouti leur repas comme un manant de Leicester avale son lard.

Dans la circonstance mémorable dont il est question maintenant, je perdis mon déjeuner, uniquement pour avoir obéi aux ordres d’une vieille dame d’un air fort respectable, qui me pria d’abord de tirer le cordon de la sonnette, puis de lui passer la bouilloire pour le thé. J’ai quelque raison de croire que c’était littéralement une vieille madrée, qui riait sous cape de ma complaisance ; de manière que j’ai juré vengeance, dans le secret de mon ame, à tout son sexe et à toute demoiselle errante, de quelque âge et de quelque rang qu’elle fût, que je rencontrerais dans mes voyages. Le tout, sans la moindre malveillance à l’égard de mon ami l’entrepreneur de voitures publiques, le regardant comme celui qui approche, autant que je crois possible d’y parvenir, de la réalisation parfaite du souhait modeste de l’Anatus et de l’Amata du Peri Bathos :

Dieux ! n’anéantissez que le temps et l’espace,
Et rendez heureux deux amants.

J’ai l’intention de donner à M. Piper une revanche complète, lorsque j’en viendrai à traiter du fléau bien plus énorme, bien plus récent des bateaux à vapeur : jusque-là, je me bornerai à dire de ces deux moyens de transport :

Qu’on ne peut vivre avec eux ou sans eux.

Je suis peut-être d’autant plus porté à critiquer la diligence en cette occasion, que je ne rencontrai pas, parmi les dignes voyageurs réunis alors dans la voiture de Sa Majesté, tous les égards auxquels je crois avoir droit. Je dois dire de moi-même que, du moins dans mon opinion, je n’ai pas l’air commun. Ma figure a vu du service sans doute ; mais je possède encore de belles et bonnes dents, un nez aquilin, des yeux gris, pleins de vivacité, bien qu’un peu trop enfoncés sous les sourcils : tout cela orné d’une queue du genre de celles que jadis on appelait queues militaires ; ce qui peut servir à prouver que mes occupations civiles ont été parfois mêlés de travaux guerriers. Cela n’empêcha pas deux jeunes fainéants, placés dans la diligence, ou plutôt sur l’impériale, de s’amuser tellement de la réflexion et de la prudence que je mis à m’élever à cette même hauteur, que je me vis presque obligé de les morigéner un peu. Je ne me sentis pas de meilleure humeur, lorsque j’entendis l’insupportable éclat de rire qui accompagna ma descente, à l’angle où une route de traverse conduit à Glentanner, situé à près de cinq milles de distance.

C’était un de ces vieux chemins à l’usage des voyageurs qui, préférant les montées aux bourbiers, vont droit à leur but par les monts et les ravins, les vallées et les marécages. À mesure que j’avançais, chaque objet qui frappait mes regards me rappelait les jours passés, et leur contraste avec le présent étonnait mon esprit. Maintenant, je n’étais attendu par personne : seul, à pied, portant sous le bras un petit paquet, jugé à peine d’assez bonne compagnie par les deux freluquets près desquels j’avais été perché sur l’impériale de la diligence, je ne ressemblais guère au jeune prodigue, compagnon joyeux des élégants les plus distingués du pays, qui, vingt ans auparavant, parcourait ce même chemin, monté sur un cheval qui avait remporté le prix d’une course, ou commodément assis dans sa chaise de poste attelée de quatre chevaux, et fumant tranquillement son cigare. Mon esprit, mes idées n’avaient pas moins changé que ma situation. Aux jours d’une jeunesse inconsidérée, ma passion dominante était un désir extravagant de me faire remarquer dans tout ce que j’entreprenais : ainsi, je mettais de l’amour-propre à boire autant de bouteilles de vin que…, à être aussi bon connaisseur en chevaux que…, à avoir un habit coupé sur le modèle de… Tels étaient tes dieux, ô Israël ! Maintenant, je n’étais plus que le simple spectateur de ces folies et de ces vanités qui, tour à tour, excitaient dans mon ame des émotions de colère ou de pitié. Je sentais combien mon opinion était peu de chose aux yeux des hommes engagés dans la carrière turbulente du monde ; mais néanmoins j’usais du droit d’en avoir une, et je l’exerçais avec ce zèle, cette ardeur d’un vieux chicaneur qui, retiré du barreau, veut se mêler des affaires de ses voisins, et sème autour de lui des avis dont personne n’a besoin ; le tout, uniquement pour faire claquer son fouet.

Au milieu de ces réflexions, j’atteignis le sommet d’une colline d’où j’espérais découvrir Glentanner, séjour modeste, mais commode, dont les murs étaient couverts des espaliers les plus productifs du pays et abrités contre les vents et les orages par un épais et antique bois qui couronnait la montagne voisine. La maison avait disparu ; la plus grande partie du bois était abattue ; et à la place du manoir seigneurial, entouré de ses vieux arbres héréditaires, s’élevait maintenant Castle-Treddles, énorme masse de pierres de taille formant un carré d’une nudité absolue. À peine était-il entouré de quelques misérables arbustes exotiques, languissants et flétris ; à peine devant la porte voyait-on s’étendre une pièce de gazon appauvri : au lieu de se reposer sur un épais tapis de verdure émaillé de marguerites, de renoncules et de primevères, l’œil n’y trouvait qu’une étendue nue et monotone, bien ratissée, bien nivelée, il est vrai, mais où toute végétation avait été détruite par la sécheresse, et où le sol, conservant sa couleur naturelle, semblait presque aussi noir que s’il avait été retourné par la bêche.

La maison était un vaste édifice pour lequel on réclamait le titre de château, uniquement parce que chaque fenêtre de la façade formait une ogive gothique fort pointue (construction tout à fait opposée au style architectural qu’on avait prétendu reproduire, et parce que chaque angle était orné d’une tourelle grosse à peu près comme une poivrière. Sous tout autre rapport, cet édifice ressemblait à une grande maison de ville : on eût dit un bon bourgeois bien replet qui, après s’être promené dans la campagne par un beau jour de fête, grimpe sur une hauteur pour jouir de la perspective environnante. Le rouge brillant de la pierre de taille, les dimensions de l’édifice, la régularité de sa forme, étaient bien peu en harmonie avec l’aspect majestueux de la Clyde qui coule en face, et le murmure du ruisseau sur la droite : ainsi la taille épaisse d’un gros citadin, sa perruque, son habit marron, ses bas de soie, et sa canne à pomme d’or, feraient un étrange contraste au milieu du paysage sauvage et magnifique de Corra Linn[43].

Je m’avançai vers la maison. Elle était dans l’état d’abandon et de dégradation le plus pénible à contempler ; car elle tombait en ruines sans avoir été jamais habitée. Rien sur ces murs abandonnés n’indiquait la main du temps qui, dans sa marche lente et solennelle, imprime aux édifices, ainsi qu’aux formes humaines, tout en les dépouillant de leur force et de leur beauté, un caractère imposant et respectable. Les projets manques du laird de Castle-Treddles avaient ressemblé au fruit qui se gâte avant d’avoir mûri. Des vitres cassées, quelques-unes remplacées par du papier, d’autres par des planches de sapin, donnaient un air de désolation à tout cet édifice et semblaient dire : « Ici la vanité avait projeté de fixer son séjour, mais la misère l’a devancée. »

Après avoir cherché, demandé vainement pendant long-temps, je fus enfin admis dans la maison par un vieux jardinier. Elle possédait à l’intérieur tout ce que la commodité et le luxe peuvent inventer ; les cuisines pouvaient servir de modèle ; et il y avait sur l’escalier de l’office des bouches de chaleur, pour que les mets, comme le dit le proverbe écossais, pussent ne pas refroidir entre les fourneaux et la salle à manger. Mais au lieu du fumet exquis de la bonne chère, ces temples de Comus n’exhalaient que l’odeur humide des voûtes sépulcrales ; et ces vastes réservoirs de chaleur, construits en fer, ressemblaient aux cages de quelque bastille féodale. La salle à manger, le salon et le boudoir étaient magnifiques ; les plafonds étaient ornés de moulures et de sculptures en stuc, déjà brisées çà et là, ou gâtées par l’humidité ; le bois des panneaux avait travaillé et s’était fendu ; les portes, qui n’étaient posées que depuis deux ans, ne tenaient déjà plus sur leurs gonds ; enfin la désolation était partout où le plaisir n’avait jamais habité, bien que tout eut été préparé pour lui ; et le manque total de moyens de conservation avait devancé les ravages du temps et hâté l’œuvre de la destruction.

L’histoire de cet édifice n’avait rien d’extraordinaire ; peu de mots suffisent pour la faire connaître. M. Treddles, l’acquéreur de ce domaine, était un homme plein de prudence mondaine, ne songeant guère qu’à amasser de l’argent. Son fils, plongé également dans les spéculations commerciales, voulait tout à la fois jouir de son opulence et l’augmenter. Il fit d’énormes dépenses, dans le nombre desquelles on doit compter la construction de cette maison. Pour les soutenir il entreprit des opérations hardies, mais malheureuses. Là se termine toute cette histoire, qui peut s’appliquer à bien d’autres lieux qu’à Glentanner.

Des sensations aussi étranges que variées agitaient mon ame à mesure que j’errais dans ces appartements déserts, et j’entendais à peine ce que me disait mon guide sur la destination de chaque pièce. Le premier sentiment que j’éprouvai fut, je rougis de le dire, celui d’un dépit satisfait. Mon orgueil nobiliaire vit avec joie que le commerçant qui n’avait pas jugé le manoir des Croftangry assez digne de lui eût été frappé de ruine à son tour. Ma seconde pensée ne fut guère plus généreuse, quoiqu’elle fût moins haineuse. « Je vaux mieux que lui, me dis-je : si j’ai perdu ce domaine, j’en ai du moins dépensé noblement le prix, et M. Treddles a dissipé sa fortune dans de viles spéculations de commerce. »

« Misérable ! s’écria une voix secrète dans le fond de mon ame, oses-tu t’applaudir ainsi de ta honte ? Rappelle-toi comment ta jeunesse et ta fortune ont été prodiguées, dissipées pendant ces années de folie, et cesse de te glorifier d’avoir joui d’une existence qui t’a mis au niveau des brutes, dont rien ne doit survivre après la mort. Songe que la vanité de cet insensé a donné du moins du pain au laboureur, au paysan, à l’artisan, et que sa profusion, semblable à l’eau répandue sur la terre, a rafraîchi les plantes et l’humble verdure. Mais toi ! qui as-tu enrichi pendant ta carrière d’extravagance et de folies ? Personne, excepté ces agents du démon, taverniers, intrigants, joueurs et maquignons. » L’angoisse produite par ce reproche que je m’adressais à moi-même fut si vive, que, portant la main à mon front, je fus obligé de prétexter une migraine subite aux yeux de mon conducteur, étonné de ce brusque mouvement et du gémissement qui l’avait accompagné.

M’efforçant alors de donner à mes idées un tour plus philosophique je récitais à demi-voix, comme pour endormir mes pensées les plus pénibles, ces vers d’Horace :

Nunc ager Umbreni sub nomine, nuper ofelli
Dictus, erit nulli proprius ; sed cedet in usum
Nunc mihi, nunc alii. Quocirca vivite fortes,
Fortiaque adversis opponite pectora rebus.

Ce qui veut dire :

Ce champ n’est à personne : il fut jadis ma terre ;
On le nomme à présent la terre de Tibère.
Le ciel, quelques instants, nous permit d’en jouir :
Il passa dans nos mains sans nous appartenir.
Ainsi donc, mes enfants, d’une âme peu commune,
Opposez un front calme aux traits de la fortune[44].

Dans mon désir de graver ce précepte philosophique en mon esprit, je récitais tout haut le dernier vers, et qui, joint à l’agitation que j’avais montrée précédemment, me fit prendre, comme je le sus ensuite, pour un maître d’école en démence, venu d’Édimbourg, dans la folle idée d’acheter Castle-Treddles.

Comme je m’aperçus que mon conducteur avait grande envie de se débarrasser de moi, je lui demandai où je trouverais la personne entre les mains de qui était le plan du domaine, et de laquelle je pourrais obtenir tous les renseignements relatifs à la vente. Il me répondit que l’agent chargé de cette affaire habitait la ville de…, ajoutant, ce que je savais fort bien, que cet endroit était à une distance de cinq milles et quelque chose[45] ; ce qui peut passer, dans un pays où l’on est moins prodigue de l’espace, pour deux ou trois bons milles de plus. Tant soit peu effrayé de la longueur d’une pareille promenade, je lui demandai s’il y avait moyen de se procurer un cheval ou une voiture quelconque. Il me répondit d’une manière négative.

« Mais, ajouta mon cicérone, vous pouvez faire halte jusqu’à demain matin aux Armes de Treddles ; c’est une maison fort convenable, et qui n’est guère qu’à un mille d’ici.

— C’est un édifice nouvellement bâti, je suppose ? repris-je.

— Non, la construction en est très-ancienne, mais c’est une nouvelle auberge ; c’est la maison enfin qui appartenait autrefois à la dame douairière de Croftangry ; mais M. Treddles l’a fait arranger pour la commodité du pays. Pauvre homme, il songeait au bien général, et il ne manquait pas de bonnes idées lorsqu’il avait le moyen de les exécuter.

— Duntarkin transformé en auberge ! m’écriai-je.

— Oui, reprit le drôle, surpris de m’entendre donner à ce lieu le nom qu’il portait autrefois ; vous êtes donc déjà venu dans ce pays ?

— Il y a bien long-temps, répondis-je ; mais vous dites donc que je serai bien traité dans cette maison que vous nommez les Armes de Treddles, et que j’y trouverai un hôte poli ? » Je parlais ainsi pour dire quelque chose au bonhomme qui me regardait fixement et d’un air surpris.

« Vous serez très-bien ; et si vous pouvez vous passer de vin, vous trouverez de l’ale, du porter, de bon whisky ; puis ajouta-t-il en baissant la voix, vous aurez même du fairntosh[46], si vous savez gagner les bonnes graces de la maîtresse de la maison ; car il n’y a point de maître. On la nomme Christie Steele. »

Christie Steele ! Je tressaillis à ce nom. Christie Steele était la servante attachée à ma mère ; elle était son bras droit, et, entre nous, elle la gouvernait entièrement. Je me rappelais parfaitement cette femme, et bien que jadis elle n’eût point été ma favorite, son nom retentit à mon oreille comme celui d’un ami ; c’était le premier mot qui me parût en harmonie avec mes souvenirs et tous les objets qui m’environnaient. Je sortis de Castle-Treddles, déterminé à me rendre à pied à Duntarkin, et mon cicérone m’accompagna pendant une partie du chemin, pour satisfaire son besoin de parler, occasion que, comme sénéchal de ce château abandonné, il ne devait probablement pas rencontrer souvent.

« Bien des gens pensent, me dit-il, que M. Treddles aurait aussi bien fait d’établir ma femme aux Armes de Treddles que Christie Steele, qui a toujours été en service et jamais en rapport avec le public : aussi paraît-il qu’au lieu d’avancer dans le monde elle y marche à reculons, à ce que j’entends dire. Ma femme du moins a été vivandiére : elle sait ce que c’est que tenir un débit de comestibles.

— C’eût été certainement un grand avantage.

— Mais je ne sais trop si j’aurais permis à Eppie d’accepter cette auberge, dans le cas où on la lui aurait offerte.

— C’est différent.

— Cependant je n’aurais point voulu offenser M. Treddles ; il était un peu chatouilleux quand on le frottait à rebrousse-poil. Du reste, c’était un homme rempli des meilleures intentions du monde. »

Il me tardait d’être débarrassé de ce bavard oisif, et, me trouvant en ce moment à l’entrée d’un sentier qui pouvait couper court jusqu’à Duntarkin, je mis une demi-couronne dans la main de mon guide, et lui souhaitant le bonsoir, je m’enfonçai dans le bois.

« Grand merci, monsieur ! non, non, fi donc ! ce n’est pas d’un homme comme vous que je voudrais accepter… Attendez donc, ce n’est pas par là que vous trouverez le chemin. Mais, sur ma foi ! il a l’air de connaître la route aussi bien que moi… Qui diable est donc cet homme ? je voudrais bien le deviner. »

Telles furent les dernières paroles que me fit entendre la voix rauque et monotone de mon guide. Heureux d’être débarrassé de lui, je marchai rapidement, en dépit des grosses pierres, des trous et des ornières qui obstruaient la route. Tout en cheminant, je répétais mentalement quelques vers d’Horace et de Prior, ainsi que de bien d’autres poëtes, qui ont vanté les charmes d’une vie à la fois littéraire et champêtre. Je tâchais ainsi de rappeler à mon esprit les rêveries de la nuit précédente et celles du matin, pendant lesquelles je m’étais vu d’avance établi dans quelque ferme détachée du domaine de Glentanner,


Qu’enclot en un vallon le penchant des côteaux,
Couronnés de tilleuls, de chênes et d’ormeaux.


Dans ce paisible ermitage, muni d’une petite bibliothèque, d’un modeste cellier, d’un lit en réserve pour un ami, je devais vivre plus heureux, plus honoré qu’au temps où je possédais la baronnie entière. Mais la vue de Castle-Treddles avait fait évanouir tous mes châteaux en Espagne. La triste réalité, comme une pierre tombée dans une fontaine limpide, avait troublé l’image riante des objets qui se répétaient sur le cristal, et vainement j’essayai de reproduire les peintures gracieuses si brusquement effacées. Eh bien ! je tenterais un autre moyen : je tâcherais de déterminer Christie Steele à quitter son auberge, puisqu’elle n’y faisait pas de bonnes affaires ; elle avait été la gouvernante de ma mère, elle deviendrait la mienne. Je connaissais tous ses défauts : je me racontai son histoire.

Elle était petite-fille, à ce que je crois, ou au moins parent du fameux covenantaire de même nom, qui, dans le temps des persécutions, fut tué d’un coup de fusil, sur l’escalier de sa maison, par le capitaine Crichton, l’ami du doyen Swift ; et peut-être tirait-elle de cette souche ses bonnes et ses mauvaises qualités. Bien que, du temps de ma mère, elle dirigeât toutes les affaires de la maison, certes il eût été absurde de dire qu’elle était la vie et l’esprit de la famille. Son regard était sombre et sévère ; et lorsqu’elle n’était pas mécontente de quelqu’un, il ne pouvait s’en apercevoir qu’à son silence. S’il y avait quelque motif de plainte, alors elle n’épargnait pas les cris. Elle aimait ma mère avec l’attachement dévoué d’une jeune sœur ; mais elle était aussi jalouse de sa faveur que si elle eût été le vieux mari d’une jeune femme coquette, et aussi sévère dans ses réprimandes qu’une abbesse envers ses religieuses. L’influence que cette femme exerçait sur la douairière de Croftangry était, je le crains, celui d’une âme forte et déterminée sur un caractère faible et une constitution nerveuse ; et quoiqu’elle usât de cette influence avec rigueur, Christie Steele nourrissait la ferme croyance qu’elle l’employait dans le plus grand intérêt de sa maîtresse, et elle serait morte plutôt que d’en user autrement. Toutes les affections de son cœur étaient réunies sur la famille de Croftangry ; elle n’avait que très-peu de parents ; et un jeune débauché, son cousin, qu’elle avait pris pour mari à un âge déjà avancé, l’avait depuis long-temps laissée veuve.

Quant à moi, elle m’avait toujours détesté. Dès ma plus tendre enfance, elle était jalouse, quelque étrange que cela puisse paraître, de la place que j’occupais dans le cœur de ma mère ; elle voyait mes faiblesses et mes vices avec horreur, et ne supportait qu’avec déplaisir l’indulgence maternelle, même lorsque la mort de deux frères m’eut laissé le seul enfant d’une triste veuve. À l’époque où ma conduite désordonnée força ma mère à quitter le séjour de Glentanner, et à se retirer à Duntarkin, qui faisait partie de son douaire, j’eus lieu de reconnaître dans cette démarche décisive l’influence de Christie Steele. Ce fut elle qui l’empêcha d’écouter l’expression de mon repentir et mes promesses de changer de conduite, promesses qui étaient sincères, et qui auraient été suivies d’une réforme plus prompte si l’on y avait eu confiance. Mais Christie me regardait comme un enfant de perdition, condamné à poursuivre la carrière funeste dans laquelle il s’était jeté, et à y entraîner quiconque tenterait de lui prêter une main secourable.

Et pourtant, bien que je connusse les anciennes préventions de Christie contre moi, je pensais que le temps avait dû les détruire. À l’époque où le désordre de mes affaires avait plongé ma mère dans une gêne momentanée, Christie, se plaçant sur la brèche, avait vendu un petit héritage, et en avait apporté le prix à sa maîtresse, comme une chose toute naturelle, et avec un dévouement aussi profond que celui des chrétiens du premier siècle, lorsqu’ils se dépouillaient de leurs biens pour suivre les apôtres. N’ignorant point cette belle conduite, j’en conclus que nous pouvions, selon le proverbe écossais, « regarder comme passé ce qui était passé, » et recommencer un nouveau compte. Cependant, en général habile, je résolus, avant de me tracer un plan de campagne, de reconnaître le terrain et de garder provisoirement l’incognito.







CHAPITRE IV.

le manoir.


Hélas ! quel changement ! Le manoir s’était abaissé jusqu’au rang de misérable auberge.
Gay.


Après avoir marché d’un assez bon pas pendant une demi-heure, je me trouvai à la porte de Duntarkin. Cet édifice avait subi de son côté un changement considérable, quoiqu’il n’eût pas été entièrement démoli comme le manoir principal. Une cour d’auberge s’étendait devant la porte de l’ancienne demeure des douairières de Croftangry, et renfermait les restes de la haie de houx qui entourait autrefois le jardin. Une route neuve, large, mais raboteuse, avait envahi le petit vallon, et remplaçait le vieux chemin étroit, si rarement fréquenté qu’il était presque entièrement couvert d’herbe. C’est une faute dont se rendent quelquefois coupables ceux auxquels est confiée l’administration des grandes routes, que de donner à un simple sentier, qui doit conduire à quelque canton isolé et peu populeux, la largeur nécessaire à une avenue qui mène droit à la métropole. Je ne parle pas de la dépense qu’une telle entreprise entraîne ; c’est une affaire que les administrateurs et leurs employés doivent régler selon leur bon plaisir. Mais les beautés sauvages de la nature se trouvent complètement détruites là où l’on perce une route dont la largeur est hors de proportion avec la vallée qu’elle doit traverser : on ôte toute espèce de charme aux bois, aux eaux et aux terrains variés qui, autrement, auraient attiré les regards. La petite rivière, qui longe en murmurant l’une de ces modernes voies Appiennes ou Flaminiennes, n’est plus qu’un misérable ruisseau ; la montagne n’est plus qu’une colline, et la colline pittoresque n’est plus, à son tour, qu’une taupinière presque invisible à la vue.

Une faute de ce genre avait troublé la tranquille solitude de Duntarkin, et avait remplacé les charmes naturels de l’un des endroits les plus retirés de Middle-Ward de Clydesdale par une large route dont la poussière et le gravier tourbillonnaient sous les roues des chaises de poste et des diligences. La maison, vieille et délabrée, avait déjà par elle-même un air de tristesse, comme si elle eût éprouvé le sentiment de sa dégradation. Mais l’enseigne, large et neuve, était peinte en couleurs brillantes : elle représentait un écusson portant trois navettes sur un champ diapré ; une toile en partie déployée pour cimier, et deux énormes géants pour supports, chacun d’eux tenant à la main une ensouple de tisserand. On n’aurait pu placer ce monstrueux emblème sur la façade de la maison, sans risquer de faire écrouler une partie de la muraille, et sans boucher une fenêtre ou deux : aussi lui avait-on choisi une place indépendante de l’édifice. On l’avait suspendu dans un cadre de fer massif, entre deux poteaux, et le tout contenait autant de bois et de fer qu’il en aurait fallu pour construire un pont. Cette grotesque enseigne, criant et gémissant à chaque coup de vent, répandait l’effroi dans tous les nids de grives et de linotes à cinq milles à la ronde, et troublait par ce bruit discordant l’innocente paix de ces anciens habitants de la vallée.

À mon entrée dans ce séjour, je fus reçu par Christie elle-même, qui parut d’abord hésiter si elle me laisserait dans la cuisine, ou si elle m’introduirait dans un appartement séparé. Mais comme, en lui demandant du thé, je la priai d’y ajouter quelque chose de plus substantiel que du pain et du beurre, et que je parlai de souper et de coucher, elle me conduisit dans la chambre où elle avait l’habitude de se tenir, et qui était probablement la seule où l’on fît du feu, quoiqu’on fût en octobre. Ceci s’accordait avec mon plan ; et comme elle se disposait à emporter son rouet, je la priai de rester, et d’avoir la bonté de me faire mon thé, ajoutant que j’aimais le bruit du rouet et que je désirais ne déranger en rien ses occupations domestiques.

« Je ne sais trop si cela vous plaira, monsieur, » me répondit-elle d’un ton sec et revêche qui me fit tout à coup rétrograder de vingt années : « je ne suis pas du nombre de ces hôtesses engageantes qui cherchent à se rendre agréables en racontant les nouvelles et les bavardages du pays. J’allais vous allumer du feu dans la chambre rouge ; mais si vous préférez rester ici, celui qui paie a le droit de choisir son logement. »

Je m’efforçai d’entrer avec elle en conversation ; mais elle ne répondait à tout ce que je lui demandais qu’avec une sorte de politesse raide et contrainte : je ne pus l’engager dans aucune causerie franche et amicale ; et tour à tour elle regardait son rouet, puis la porte, comme si elle eût médité une retraite. Je fus donc obligé d’en venir à quelques questions spéciales, de nature à intéresser une femme dont les idées ne pouvaient se renfermer que dans un cercle fort étroit.

C’est dans l’appartement où nous nous trouvions que j’avais vu ma pauvre mère pour la dernière fois. L’historien de ma famille, dont j’ai déjà parlé, s’était fort étendu sur les embellissements qu’il avait faits à cette même maison de Duntarkin ; il racontait très-longuement comment, à l’époque de son mariage, lorsque sa mère avait pris possession de cette habitation en qualité de douairière, il avait fait à ses frais et dépens, recouvrir d’une boiserie les murs du grand salon, le même où j’étais assis alors ; comment il l’avait fait garnir de panneaux ; comment il avait fait couvrir les solives par un plafond en plâtre, décorer l’appartement d’une cheminée concave, de quelques tableaux, d’un baromètre, d’un thermomètre, etc. Il s’étendait particulièrement sur une chose que sa bonne mère, disait-il, prisait plus que toutes les autres : c’était son portrait à lui, placé comme trumeau de cheminée, et peint, selon lui, par une main très-habile. En effet, le portrait était encore à la même place, et il représentait assez bien les traits que j’avais supposés au bonhomme, d’après le caractère de son écriture. Son air était sérieux et austère, mais non sans quelque expression de malice et de résolution. Il était représenté couvert d’une armure, bien qu’il n’en eût jamais porté, à ce que je crois. Il avait une main appuyée sur un livre ouvert, et l’autre sur la poignée de son épée, quoique, j’ose le dire, il ne lui arrivât peut-être jamais de lire au point de se donner mal à la tête, et de s’escrimer de manière à se fatiguer les membres.

« Ce portrait est peint sur la boiserie, madame ? demandai-je.

— Oui, monsieur ; autrement ils ne l’auraient pas laissé là ; car, Dieu merci, ils ont emporté tout ce qu’ils ont pu.

— Qui ? les créanciers de M. Treddles sans doute ?

— Non, répondit-elle sèchement, non ceux-là, mais les créanciers d’une autre famille. Ils ont balayé la maison beaucoup mieux que ceux de ce pauvre homme, apparemment parce qu’il y avait moins à ramasser.

— Une ancienne famille, peut-être, dont on se souvient, et qu’on regrette plus que les derniers possesseurs. »

Christie se rassit alors sur sa chaise, et tira son rouet à elle. Je venais d’éveiller un sujet qui l’intéressait, et son rouet, en pareille occasion, était un accompagnement mécanique qui aidait singulièrement au développement de ses idées.

« Dont on se souvient, qu’on regrette plus, dites-vous ? Oh ! il y avait quelqu’un dans l’ancienne famille qui m’était cher, bien cher ; mais je ne pourrais en dire autant de tous les autres. Et pourquoi donc se souviendrait-on d’eux plutôt que des Treddles ? La filature de coton était une bonne chose pour le pays. Plus un pauvre paysan avait d’enfants, mieux cela valait : ils gagnaient leur vie dès l’âge de cinq ans, et une veuve, avec trois ou quatre enfants, était une femme riche du temps des Treddles.

— Mais la santé de ces pauvres enfants, ma chère dame, leur éducation et leur instruction religieuse ?

— Quant à la santé, répondit Christie en me regardant d’un air de mauvaise humeur, vous connaissez bien peu les hommes, monsieur, si vous ignorez que la santé du pauvre, ainsi que sa jeunesse et ses forces, sont au service du riche. Il n’y a jamais eu métier si malsain que les hommes ne fussent disposés à se battre pour avoir de l’ouvrage dès qu’il y avait à gagner deux sous par jour en sus du salaire ordinaire. D’ailleurs les enfants étaient raisonnablement soignés : ni l’air ni l’exercice ne leur manquaient ; et quant à leur instruction, un jeune homme très-recommandable était chargé de leur faire répéter leur catéchisme, et leur faisait lire des leçons dans Reediemadeasy[47]. Et que gagnaient-ils, dites-moi, auparavant ? Il arrivait de temps en temps que, par un jour d’hiver, on les faisait venir pour battre les bois, afin d’en faire sortir le gibier ; alors on donnait aux pauvres affamés un morceau de pain dur, et souvent rien : cela dépendait de l’humeur du sommelier. Voilà, monsieur, tout ce qu’ils gagnaient.

— Ce n’était donc pas une famille charitable pour le pauvre que celle des anciens propriétaires ? demandai-je avec un peu d’amertume ; car je m’étais préparé à entendre l’éloge de mes ancêtres, quoique certainement je n’espérasse pas que le mien vînt réjouir mon oreille.

— Ils n’étaient point méchants, monsieur, et cela est déjà quelque chose. C’étaient des gens auxquels on n’avait point de reproches à faire ; toute pauvre créature qui osait demander obtenait une aumône, et n’était jamais repoussée ; ceux qui ne l’osaient pas, n’avaient rien. Mais les Croftangry menaient une vie honorable devant Dieu et devant les hommes ; et, comme je le disais tout à l’heure, s’ils faisaient peu de bien, ils faisaient aussi peu de mal. Ils touchaient leurs revenus et les dépensaient, réclamaient leurs poulets de redevance et les mangeaient, allaient à la messe le dimanche, saluaient poliment ceux qui ôtaient leur bonnet devant eux, et jetaient un regard aussi noir que le péché sur ceux qui gardaient la tête couverte.

— Sont-ce leurs armes que vous avez sur votre enseigne ?

— Quoi ? sur cette planche barbouillée qui tourne et crie à la porte ? Non, non, ce sont les armes des Treddles… Dieu sait à quoi elles ressemblent, et j’ai toujours vu avec déplaisir une chose qui a coûté autant d’argent qu’il en aurait fallu pour réparer la maison depuis la cave jusqu’à la girouette. Mais si je dois rester ici, je ferai replacer l’enseigne beaucoup plus convenable du bol de punch.

— Est-ce qu’il est douteux que vous restiez ici, mistress Steele ?

— Ne m’appelez pas mistress, dit la vieille femme, dont les doigts accomplissaient leur tâche avec une sorte d’agitation nerveuse ; il n’y a pas eu de bonheur dans le pays depuis que Luckie est devenue mistress, et que mistress est devenue Milady[48]. Quant à rester ici, si cela vous intéresse, sachez que j’y resterai si je puis payer les 100 livres sterling de bail, et que je m’en irai si je ne le puis, et alors bon voyage, Christie. Et le rouet tourna avec un redoublement d’agilité.

— Est-ce que vous aimez l’état d’aubergiste ?

— C’est ce que je ne pourrais dire, répondit-elle ; mais l’honnête monsieur Prendergast dit que c’est un état permis par la loi : or, je m’y suis habituée, et j’y ai gagné une honnête existence, bien que jamais je n’aie enflé un mémoire ni donné à qui que ce soit les moyens de mettre sa raison en déroute.

— En vérité, repris-je, alors je ne m’étonne plus que vous n’ayez pas amassé les 100 livres sterling de bail.

— Et comment savez-vous, répondit-elle avec aigreur, si je n’ai pas 100 livres sterling de mon bien propre ? Au surplus, si je ne les ai pas, c’est ma faute ; et pourtant je n’appellerai point cela une faute, car cet argent a servi à celle qui avait bien droit à tout mon dévouement. Et de nouveau elle tira avec force ses étoupes, et le rouet tourna rapidement.

— Ce vieux gentilhomme, repris-je en fixant mes regards sur le trumeau de la cheminée, semble avoir fait peindre ses armes aussi bien que M. Treddles, si cette peinture qui est là dans ce coin est un écusson.

— Oui, oui, un coussin[49], c’est cela, il leur faut à tous un coussin : il n’y a si petit gentillâtre qui n’y prétende, et les armes de la maison de Glentanner, comme ils les nomment, peuvent encore se voir sur une vieille muraille, à l’extrémité occidentale de la maison. Mais pour leur rendre justice, ils ne firent jamais autant d’embarras à propos de cela que le pauvre M. Treddles : il est probable que c’est parce qu’ils y étaient plus habitués.

— C’est très-probable, en effet ; mais existe-t-il encore quelque membre de cette ancienne famille, bonne femme ?

— Non, répondit-elle… non… personne… que je sache, » ajouta-t-elle après un moment d’hésitation ; et le rouet, arrêté un instant, se remit à tourner.

« Quelqu’un d’eux n’est-il pas dans les pays étrangers ? »

Elle leva les yeux et fixa ses regards sur moi. « Non, monsieur, me dit-elle ; le dernier laird de Glentanner, comme ils l’appelaient, eut trois fils. John et William étaient deux jeunes gens pleins d’espérance, mais ils moururent jeunes, l’un d’une maladie de langueur, l’autre d’une fièvre maligne. Il eut été heureux pour bien des gens que Chrystal, le troisième, eût passé par la même porte.

— Oh ! c’est sans doute ce jeune dissipateur qui a vendu ce domaine. Mais vous ne devriez pas lui en vouloir autant. Souvenez-vous que la nécessité n’a pas de loi ; et d’ailleurs, bonne femme, il n’était pas plus coupable que M. Treddles qui vous inspire tant d’intérêt.

— Je voudrais pouvoir penser ainsi, monsieur, pour l’amour de sa mère. Quant à M. Treddles, il était dans le commerce ; et, quoiqu’il n’eût pas positivement le droit d’agir ainsi, on peut excuser celui qui dépense de l’argent quand il croit avoir découvert une mine d’or. Mais ce malheureux jeune homme a dévoré son patrimoine tout en sachant bien qu’il vivait comme un rat dans un fromage de Dunlap, et qu’il courait à sa perte. Tenez, je ne puis songer à cela. » En disant ces mots, elle se mit à fredonner le refrain d’une ballade ; mais il y avait bien peu de gaieté dans le ton et l’expression de son chant :

À force d’avoir dépensé,
Il vit bientôt la fin du trésor que ses pères
À grand’peine avaient amassé ;
Dépouillé de ses biens et de toutes ses terres,
Il resta nu comme les pierres.
Et depuis, au bonhomme on n’a jamais pensé.

— Allons, allons, bonne dame, c’est un chemin bien long que celui qui va toujours tout droit. Je ne vous cacherai pas que j’ai entendu parler de ce pauvre diable, Chrystal Croftangry. Il a semé son avoine sauvage, comme on dit, et il est devenu un homme sûr et respectable.

— Qui vous a donc appris ces nouvelles ? » me demanda-t-elle, en me jetant un regard perçant.

« Ce n’est peut-être pas le meilleur juge de son caractère, car c’est lui-même, dame Steele.

— Eh bien, s’il vous a dit vrai, c’est la première fois de sa vie ; car la vérité n’est pas sa vertu favorite.

— Comment diable ! m’écriai-je, un peu piqué intérieurement, tout le monde ne le regardait-il pas comme un homme d’honneur ?

— Oui, oui ! oh ! il aurait tué d’un coup de pistolet ou de fusil quiconque l’aurait traité de menteur. Mais, lorsqu’il promettait à un honnête marchand de le payer à un terme fixe, tenait-il sa parole ? Lorsqu’il promettait à une pauvre fille de réparer son déshonneur, lui disait-il vrai ? Et qu’est-ce que c’est qu’un tel homme, si ce n’est un menteur perfide ; un mauvais cœur par dessus le marché ? »

L’indignation me gagnait, mais je m’efforçais de la contenir ; et au fait, ma colère n’aurait servi qu’à ajouter au triomphe de mon interlocutrice. Je soupçonnais en effet qu’elle commençait à me reconnaître ; cependant elle témoignait si peu d’émotion que je ne pouvais croire ce soupçon fondé. Je continuai donc de l’air le plus indifférent que je pus prendre. « Eh bien, bonne femme, je vois que vous ne croirez aucun bien de ce Chrystal que lorsqu’il sera revenu, qu’il aura racheté quelque bonne ferme de ce domaine, et qu’il vous y aura établie comme sa femme de charge. »

La vieille femme laissa échapper le fil qu’elle tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel avec une expression de terreur. « Que le Seigneur nous garde de ce mal ! s’écria-t-elle, que le ciel dans sa miséricorde puisse le détourner de ce projet ! Oh ! monsieur, si réellement vous connaissez ce malheureux homme, persuadez-lui de ne s’établir que là où l’on voit le bien que vous dites de lui, et où l’on ne sait rien des sottises du temps passé. Il était passablement orgueilleux, je m’en souviens : en bien, pour l’amour de lui, ne le laissez pas venir ici… oui, certainement il avait de la fierté… oh ! je vous le répète, ne le laissez pas venir ! »

Ici elle rapprocha encore son rouet et se mit à en tirer le chanvre à deux mains. « Non, non, qu’il ne vienne pas pour être regardé avec mépris par ce qui reste encore de ses compagnons de débauche, et pour voir les honnêtes gens, qu’il regardait avec hauteur, le regarder à leur tour avec dédain, soit à l’église, soit sur la place du marché. Qu’il ne revienne pas dans son pays, pour servir de fable à tout le monde, pour que les voisins se le montrent au doigt, en disant ce qu’il est, ce qu’il fut, comment il ruina un beau domaine, comment il mangea une honnête fortune, et souilla la maison paternelle en y introduisant des femmes perdues qui forcèrent sa mère à en sortir ; comment une simple servante de sa propre maison prédit qu’il ne serait jamais qu’un enfant de perdition ; comment cette prophétie s’est accomplie ; comment…

— Arrêtez, bonne femme, s’il vous plaît, interrompis-je ; à peine pourrai-je me rappeler tout cela, et peut-être ne serait-il pas prudent de lui en répéter davantage. Je puis user de beaucoup de liberté avec celui dont nous parlons ; mais si quelque autre lui portait la moitié de votre message, je ne répondrais pas qu’il en revînt sain et sauf. Je vois maintenant que la nuit sera belle : je vais me remettre en chemin pour la ville de…, où je prendrai demain matin la diligence qui me conduira à Édimbourg. »

En disant cela, je payai mon modeste écot, et je pris congé de la vieille, sans avoir pu découvrir si son cœur prévenu et endurci soupçonnait qu’il y eût identité de personne entre son hôte et ce Chrystal Croftangry, contre lequel elle nourrissait tant de haine.

La nuit, en effet, était belle et froide ; mais, au moment où j’en avais parlé, il aurait fait un temps de déluge, que réellement je ne m’en serais point aperçu. Je n’avais pris ce prétexte que pour échapper à la vieille Christie Steele. Les chevaux de course qui parcourent le Corso de Rome sans être montés portent des espèces d’éperons pour les exciter ; ce sont de petites boules d’acier, garnies de pointes aiguës et attachées à des courroies de cuir. Ces boules, mises en mouvement par la rapidité de la course, poussent le cheval au galop. Les reproches de la vieille firent sur moi l’effet de ces éperons, et me firent prendre un pas accéléré, comme si c’eût été un moyen d’échapper à mes souvenirs. Lorsque, dans la vigueur de ma jeunesse, je faisais des marches forcées pour le plaisir de gagner une gageure, je doute fort que j’aie couru avec plus de vitesse que je ne le fis depuis l’auberge des Armes de Treddles jusqu’à la petite ville où je me rendais. Quoique la nuit fût très-froide, j’avais tellement chaud lorsque j’arrivai à l’auberge, qu’il me fallut, pour me rafraîchir, une pinte de porter et une demi-heure de repos. Jusque-là je ne pus prendre sur moi de ne plus songer à Christie, et de dédaigner ses opinions comme celles de toute autre vieille femme entichée de préjugés vulgaires. Enfin, je résolus de traiter la chose comme une pure bagatelle, et, ayant demandé ce qu’il me fallait pour écrire, je mis un billet de 100 livres sterling dans une feuille de papier, et je mis ces lignes sur l’enveloppe :

Chrystal, enfant de la perdition,
Que son destin a promis au démon,
À dame Steele offre aujourd’hui ce don.[50]

Et je fus tellement satisfait de cette nouvelle manière d’envisager la chose, que je regrettai qu’il fût trop tard pour trouver un commissionnaire disposé à porter cette lettre à sa destination.

Avec le frais matin vint la réflexion.

Je songeai que je devais réellement à Christie cette somme et peut-être davantage : car elle avait prêté tout ce qu’elle possédait à ma mère dans un moment de besoin urgent. Or, l’offrir d’une manière aussi leste serait vraisemblablement un moyen certain d’empêcher une femme aussi susceptible et aussi pointilleuse d’accepter le remboursement d’une dette légitime, et que j’avais à cœur d’acquitter. Sacrifiant donc sans beaucoup de regret mon premier projet, qui, au grand jour, me souriait beaucoup moins que la veille à la lueur d’une chandelle, et sous l’influence du porter, je résolus d’employer M. Fairscribe, comme intermédiaire, pour acheter le bail de la petite auberge, et l’assurer à Christie d’une manière plus convenable à sa délicatesse. Tout ce que j’ai besoin d’ajouter, c’est que mon plan réussit, et que la veuve Steele tient encore l’auberge des Armes de Treddles. Ne dites donc pas, lecteur, que j’ai manqué de sincérité envers vous ; car, si je n’ai pas dit le mal, tout le mal que j’ai pu faire, je vous ai indiqué une personne disposée à suppléer à mon silence, en vous racontant toutes mes fautes, ainsi que mes malheurs.

Quant à l’idée de racheter une portion du domaine de mes ancêtres, j’y renonçai totalement, et, comme le jeune Norval à l’égard de Glenalvon[51], je résolus de suivre le conseil de Christie Steele, bien qu’il m’eût été donné assez durement.






CHAPITRE V.

m. croftangry s’établit dans la canongate.


Si vous voulez connaître ma demeure, elle est ici tout près, où vous voyez ce bouquet d’oliviers.
Shakspeare. Comme il vous plaira.


C’est par une révolution d’idées que je ne puis expliquer, et par suite du désappointement raconté dans le chapitre précédent, que je changeai entièrement de plan de vie. Dès lors je commençai à trouver que la campagne ne me convenait nullement, que je n’avais plus le goût de la chasse, et que je n’avais aucun penchant pour l’agriculture, vocation ordinaire des gentillâtres campagnards ; que je ne possédais aucun des talents nécessaires pour être utile à l’un ou à l’autre des candidats qui pourraient se présenter dans l’élection prochaine ; je ne voyais rien d’agréable dans les fonctions d’un administrateur des routes, d’un percepteur d’impôts, même d’un magistrat. J’avais commencé à prendre quelque goût pour la lecture, et fixer mon séjour à la campagne était le moyen d’éloigner de moi les ressources dont j’avais besoin sous ce rapport ; car je ne pourrais avoir d’autre bibliothèque à mon service, dans ce pays, que le petit cabinet de lecture, où, comme dans tous les établissements de ce genre, vous êtes toujours sûr que l’ouvrage dont vous avez besoin est entre les mains d’un autre.

Je me déterminai donc à fixer ma résidence dans la métropole de l’Écosse, me réservant de faire de temps à autre une de ces excursions qui, en dépit de tout ce que j’ai dit sur les diligences, sont devenues si faciles, grâce au bon M. Piper. S’occupant de notre sûreté comme de nos loisirs, la vélocité de ses voitures nous préserve de la perte du temps, et leur solidité, la vigueur de ses chevaux et l’expérience de ses conducteurs préservent nos membres de tout accident. Il nous transporte, ainsi que nos lettres, d’Édimbourg au cap Wrath en aussi peu de temps qu’il en faut pour écrire une ligne.

Quand il me fut bien entré dans l’esprit d’établir mon quartier général à Auld Reekie[52], me réservant le privilége d’explorer tous les environs, je me mis à chercher avec soin une habitation convenable. Et où pensez-vous que j’allai pour cela ? comme dit sir Pertinax[53] dans la comédie anglaise, ce ne fut ni à George’s Square, ni dans la vieille New-Town, ni dans la nouvelle, ni à Calton Hill ; j’allai droit à la Canongate, et juste dans le même quartier où autrefois j’avais été claquemuré comme un chevalier errant prisonnier dans quelque château enchanté : par l’effet des maléfices, l’air qui l’environne est devenu tellement impénétrable, qu’il ne peut sortir d’un cercle étroit ; et pourtant, aux yeux de l’infortuné captif, il ne se présente aucun obstacle à sa fuite.

Pourquoi me prit-il envie de dresser ma tente en ce lieu ? c’est ce que je ne saurais dire. Peut-être était-ce par esprit de raffinement, pour jouir mieux des plaisirs de la liberté, là même où j’avais si long-temps souffert les amertumes de l’esclavage. Une pareille façon d’agir était assez conforme au principe de cet officier qui, retiré du service, donna ordre à son valet de continuer à l’éveiller tous les jours à l’heure de l’appel, seulement pour avoir le plaisir de dire : « Au diable l’appel ! » de se retourner de l’autre côté, et de se rendormir avec délices. Peut-être encore espérais-je trouver dans ce voisinage quelque petit manoir bâti dans un vieux style, ayant quelque chose du rus in urbe[54] dont j’avais l’ambition de jouir. Quoi qu’il en soit, je pris, comme je l’ai dit, le chemin de la Canongate.

Je m’arrêtai près du ruisseau dont j’ai parlé déjà. Mon esprit était alors plus calme, et mes organes plus délicats : aussi m’arriva-t-il alors de sentir mieux qu’auparavant que, comme le métier de Pompée, dans Ruse contre ruse[55], ce ruisseau exhalait en quelque sorte : — Pouah ! — Une once de civette, bon apothicaire, s’il vous plaît ! — Je m’en détournai promptement, et dirigeai naturellement mes pas vers mon ancien et humble appartement. Sur la porte j’aperçus ma petite hôtesse montagnarde, plus alerte, plus adroite que jamais ; car les femmes supportent cent fois mieux que nous les injures du temps. Elle fredonnait une chanson montagnarde, tandis qu’elle secouait, sur les marches de l’escalier placé devant la maison, une nappe, qu’elle plia ensuite avec soin pour qu’elle pût servir de nouveau.

« Comment vous portez-vous, Janet ? » lui demandai-je.

« Grand merci, mon beau monsieur, » me répondit ma vieille amie, sans me regarder ; « mais vous auriez pu dire tout aussi bien mistress Mac Evoy, ; car je ne suis plus Janet pour personne.

— Eh bien, malgré cela, vous devez être Janet pour moi. Quoi ! m’avez-vous oublié ? ne vous rappelez-vous plus Chrystal Croftangry ? »

La vive et bonne créature jeta la nappe dans la maison, dont la porte était ouverte, descendit l’escalier presque avec la légèreté d’une nymphe, trois marches à la fois, me prit les deux mains, me sauta au cou, et m’embrassa de tout son cœur. J’étais un peu interdit ; mais quel berger, arrivé presque à la soixantaine, résiste aux avances d’une belle contemporaine ? De part et d’autre, nous nous laissâmes aller à tout le plaisir de cette reconnaissance : honni soit qui mal y pense ! et Janet reprit sur-le-champ :

« Vous entrerez, j’espère, monsieur Croftangry ; sans doute vous viendrez voir notre ancien logement, et Janet vous remettra cette fois les quinze shillings qu’elle devait vous rendre, lorsque vous vous êtes mis à courir, sans me dire : adieu, Janet. Mais n’en prenez souci, » ajouta-t-elle en souriant ; « Janet voyait bien que le temps vous pressait et vous emportait. »

Nous étions alors dans mon ancien asile, et Janet, une bouteille d’excellent cordial dans une main et un verre dans l’autre, m’avait forcé de prendre quelques gouttes d’usquebaugh, distillé avec du safran et d’autres herbes, selon une ancienne recette montagnarde. Alors elle déplia plusieurs petits morceaux de papier, dans le dernier desquels se trouvait la somme de quinze shillings, que Janet gardait comme un trésor sacré depuis vingt ans et plus.

« Les voici ! » s’écria-t-elle d’un air de triomphe et d’honnêteté touchante, « les voici ! Ce sont exactement les mêmes que je tenais à la main, et que je vous présentai, lorsque vous vous mîtes à fuir comme si l’on vous eut jeté un sort. Janet a eu de l’argent, et Janet en a manqué bien des fois depuis ce temps. Le receveur des taxes est venu, et le boucher et le boulanger. Dieu nous bénisse ! on eût dit qu’ils voulaient déchirer en morceaux la pauvre vieille Janet ; mais elle a toujours pris soin de garder les quinze shillings de M. Croftangry.

— Mais si je n’étais jamais revenu, Janet ?

— Oh ! si j’avais entendu dire que vous étiez mort, j’aurais donné cet argent aux pauvres de la chapelle, afin qu’ils priassent pour M. Croftangry, » dit Janet en se signant, car elle était catholique. « Peut-être pensez-vous que cela ne vous eût pas servi à grand’chose, continua-t-elle ; mais n’importe, les bénédictions du pauvre ne peuvent jamais nuire. »

J’applaudis de bon cœur à cette conclusion. Prier Janet de considérer cette petite somme comme sa propriété aurait été peu délicat après une conduite si exemplaire ; je la suppliai donc d’en disposer comme elle l’avait résolu dans la supposition de ma mort, et, dans le cas où elle connaîtrait quelque infortuné à qui cette chétive somme pût être utile, de la lui donner.

« Si j’en connais ! » dit-elle en portant à ses yeux le coin de son tablier à carreaux : « si j’en connais, M. Croftangry ! oh, oui ! Il y a ces pauvres montagnards de Glenshee qui sont venus pour la moisson, et qui sont malades de la fièvre : cinq shillings pour eux et une demi-couronne pour Bessie Mac Evoy, dont le mari, pauvre créature, était porteur de chaises : il est mort de froid, malgré tout le whisky qu’il buvait pour réchauffer son estomac, et… »

Mais, interrompant tout à coup l’énumération des charités qu’elle se proposait de faire, elle prit un air grave et se pinça légèrement les lèvres ; puis elle ajouta d’un ton différent : « Mais, M. Croftangry, réfléchissez bien si vous n’aurez pas besoin vous-même de cet argent, et si vous ne regretterez pas de l’avoir donné ; car c’est un grand péché que de se repentir d’une œuvre de charité, cela porte malheur : et d’ailleurs, ce n’est pas une pensée digne du fils d’un gentleman comme vous, mon cher monsieur. Je dis cela pour que vous y regardiez à deux fois ; car le fils de votre mère sait que vous n’êtes pas toujours soigneux de votre bien : il y a long-temps que je vous l’ai dit. »

Je lui assurai que je pouvais, sans me gêner et sans aucun risque de regret pour l’avenir, donner cet argent ; et elle en conclut « que M. Croftangry était devenu riche dans les pays étrangers, et n’avait plus rien à craindre des huissiers, des officiers du shériff, et de toute la séquelle de la justice, et la fille de la mère de Janet Mac Evoy était bien aise de l’apprendre. Mais si M. Croftangry avait la moindre inquiétude, le moindre embarras de ce genre, il avait toujours là sa chambre, et Janet était toute prête à le servir, et il ne la paierait que lorsque cela lui conviendrait. »

J’expliquai à Janet la situation dans laquelle je me trouvais alors, et elle me témoigna une joie extrême. Je lui fis ensuite des questions sur l’état de ses propres affaires, et quoiqu’elle me répondît à cet égard sur le ton de l’enjouement et de la satisfaction, il me fut facile de voir que ses moyens d’existence étaient fort précaires. Si je lui avais payé plus que je ne lui devais, d’autres locataires étaient tombés dans un défaut contraire, et ne lui avaient pas même donné son strict salaire. Janet ignorait les moyens indirects de tirer de l’argent de ses locataires. D’autres qui louaient comme elle en garni, et qui avaient plus de malice que la pauvre et simple montagnarde, offraient leurs appartements à meilleur marché en apparence, de manière qu’ils lui enlevaient ses locataires : ceux-ci, à la vérité, ne tardaient point à se repentir du changement, en s’apercevant que, tout compte fait, ils payaient deux fois plus cher que chez la bonne montagnarde.

Déjà j’avais destiné ma vieille hôtesse à être ma femme de chambre et ma gouvernante, connaissant son honnêteté, son bon cœur, sa propreté et son excellent caractère, sauf ces courts accès d’emportement que les montagnards appellent un fuff[56]. Je lui fis donc part de mon projet, de manière à lui rendre ma proposition aussi agréable que possible. Quelque avantageuse qu’elle fût pour elle, Janet me demanda cependant un jour de réflexion, et, dans notre seconde entrevue, elle me fit cette objection assez singulière :

« Mon Honneur (car c’est ainsi qu’elle m’appelait), fixerait peut-être sa demeure dans quelque belle rue de la ville : ou Janet vivrait mal dans un endroit où les gens de police, les huissiers, les baillis et tous les recors du monde pourraient prendre à la gorge un pauvre homme, parce qu’il lui manquerait quelques dollars dans sa bourse. » Elle avait vécu dans la belle vallée de Temanthoulik, et Dieu sait que, si quelque vermine pareille avait osé s’y présenter, son père lui aurait lâché un coup de fusil ; c’était un homme qui pouvait abattre un daim à une aussi grande distance que le meilleur tireur de son clan. Le quartier qu’elle habitait était fort tranquille ; il était à l’abri de ces gens-là, et ils n’auraient osé alonger le nez au delà du ruisseau. Janet ne devait pas une obole à qui que ce fût ; mais elle ne pouvait supporter de voir de braves gens et d’aimables gentlemen traînés en prison bon gré, malgré ; et si alors Janet faisait tomber ses pincettes sur la tête de l’un de ces misérables ragamyffins[57], il arriverait peut-être qu’on lui ferait à son tour un mauvais parti.

J’ai appris une chose dans la vie, c’est qu’il ne faut jamais parler le langage du bon sens quand on peut parvenir à son but sans prendre ce soin. J’aurais eu la plus grande peine à convaincre cette admiratrice désintéressée, ce champion féminin de la liberté, que les arrestations ne se voyaient que rarement et même jamais dans les rues d’Édimbourg ; et lui prouver la justice et la nécessité de ces mesures aurait été aussi difficile que de la convertir à la foi protestante. Je lui assurai donc que mon intention, si je pouvais trouver une habitation convenable dans le quartier qu’elle habitait, était de m’y fixer.

Janet fit trois sauts sur le plancher et poussa trois exclamations de joie ; mais le doute revint presque aussitôt à son esprit, et elle insista pour savoir quelle raison je pouvais avoir pour fixer ma demeure dans un lieu que très-peu de gens choisissaient, à l’exception de ceux que l’infortune obligeait à y venir. Il me vint à l’esprit de lui répondre en lui racontant la légende relative à l’origine de ma famille, d’après laquelle nous tirions notre nom d’un endroit voisin du palais d’Holy-Rood. Cette raison, qui aurait paru on ne peut plus absurde à bien des gens, sembla tout à fait satisfaisante à Janet Mac Evoy,

« Oh ! sans doute ; si c’était un bien de famille de Son Honneur, il n’y a plus rien à dire. Il est seulement singulier que ce bien de famille fût situé justement à l’extrémité de la ville, et qu’il y ait maintenant des maisons là où les vaches du roi avaient coutume de paître. Dieu les bénisse ! ajouta-t-elle, cuir et cornes ! c’est un étrange changement ! » Puis, réfléchissant un instant, elle ajouta : « Mais ce changement, au surplus n’a pas été funeste à Croftangry, puisque d’un champ solitaire il est devenu un quartier populeux, ce qu’on peut dire de bien des endroits : car Janet connaît une vallée où il y avait des hommes aussi bien qu’il peut y en avoir à Croftangry ; et s’ils n’étaient pas aussi nombreux, ils valaient autant sous leurs tartans que les autres sous leurs habits de drap. Et là aussi se trouvaient des maisons, et si elles n’étaient pas construites de pierres et de chaux, et aussi hautes que les maisons de Croftangry, elles ne rendaient pas moins de services à ceux qui y vivaient. Et l’on voyait un grand nombre d’hommes avec de belles toques, et beaucoup de femmes avec des noods en soie et de beaux fichus blancs sortir de ces maisons pour aller à l’église ou à la chapelle le jour du Seigneur ; et des enfants couraient tout au tour. Mais à présent, hélas ! ô hellani ! honari[58] la vallée est désolée, et les toques et les beaux bonnets, tout a disparu ; et la maison du Saxon s’élève là, triste et solitaire, comme le rocher aride et escarpé que l’aigle choisit pour construire son nid, l’aigle farouche qui chasse de la vallée le coq de bruyère. »

Janet, comme la plupart des montagnards, était pleine d’imagination, et lorsque un sujet mélancolique se présentait à son esprit, elle s’exprimait dans un langage presque poétique : ce qui était dû au génie de la langue celtique, dans laquelle elle pensait et dans laquelle elle se serait probablement exprimée, si j’avais pu la comprendre. Mais, en un instant, le nuage de tristesse et de regret disparut de ses traits enjoués, et elle redevint la petite femme affairée, importante et assez bavarde, maîtresse incontestable d’une petite maison dans Abbey-Yard, et sur le point d’être élevée au rang de femme de charge d’un vieux garçon, Chrystal Croftangry, esq[59].

Janet ne perdit pas de temps dans ses recherches : elle trouva bientôt une maison telle que je la désirais, et nous ne tardâmes pas à nous y établir. Janet craignait d’abord que je ne fusse pas content, parce que cette habitation ne faisait pas positivement partie de Croftangry ; mais je la rassurai en lui disant qu’elle en avait été dépendante du temps de mes ancêtres, et la bonne femme en parut tranquillisée.

Mon intention n’est pas de donner à qui que ce soit une connaissance exacte de ma demeure, bien que, comme dit Bobadil peu m’importe qu’on le sache, puisque la cabane me convient. Mais je puis dire, en général, que c’est une maison toute en elle-même, ou, selon une expression nouvellement adoptée dans les annonces de biens à vendre, une maison contenue en elle-même[60]. Elle est située entre un jardin de près d’un demi-acre, et une cour plantée d’arbres. Elle contient cinq pièces, à part les chambres de domestiques : enfin elle a vue d’un côté sur la façade du palais ; et du côté opposé sur la montagne et les rochers de King’s-Park.

Heureusement, cette maison avait un nom qui, avec un léger changement, servit à appuyer l’histoire que j’avais faite à Janet, et peut être n’aurais-je pas été fâché de m’en imposer à moi-même à cet égard. On la nommait Little-Croft, j’en fis Little-Croftangry[61], et les gens de lettres appartenant à l’administration des postes ont si bien sanctionné ce changement, que toutes mes lettres me parviennent à cette adresse.

Ma maison se compose de Janet, d’une servante en sous-ordre, d’une jeune montagnarde, pour que Janet ne perde point l’usage de sa langue maternelle, et d’un garçon vigoureux et adroit pour servir à table et prendre soin d’un petit cheval que je monte pour me promener sur les sables de Porto-Bello[62], surtout lorsque la cavalerie y vient manœuvrer ; car, comme un vieux fou que je suis, j’aime encore le bruit d’une marche de cavalerie et l’éclat des armes, spectacle que j’ai vu souvent dans ma jeunesse, bien que jamais je n’aie servi. Pour les matinées pluvieuses, j’ai mes livres. Lorsque le temps est beau, je fais des visites, ou je vais errer sur les rochers, selon ma fantaisie. À dîner je suis un peu solitaire, il est vrai, mais pas tout à fait pourtant : car, tandis qu’André me sert à table, Janet, ou comme chacun l’appelle, à l’exception de son maître et de quelques vieilles commères, mistress Mac Evoy, reste dans la salle à manger pour surveiller tout et me raconter, Dieu nous bénisse ! toutes les nouvelles merveilleuses qui ont couru le palais pendant la journée. Quand la nappe est ôtée, que j’allume mon cigare, et que je commence à attaquer une bouteille de vieux Porto ou un verre de whisky coupé avec de l’eau, c’est la règle de la maison que Janet place une chaise à quelque distance, et là elle fait un somme où elle tricote, selon qu’elle y est disposée, toujours prête à parler, si je suis en humeur de l’écouter, et silencieuse comme une souris, si elle me voit disposé à la lecture de quelque journal. À six heures précises, elle prépare mon thé et s’éloigne pour me le laisser prendre. Alors vient l’intervalle de la journée que les vieux garçons trouvent ordinairement le plus long et le plus ennuyeux. Le théâtre est bien une excellente ressource ; mais il est fort éloigné, ainsi qu’un club ou deux dont je fais partie. D’ailleurs ces excursions du soir sont tout à fait incompatibles avec ces idées de mollesse et de repos qui naissent si naturellement dans ce bon fauteuil à bras, et qui font désirer quelque occupation propre à distraire l’esprit sans fatiguer le corps.

C’est sous l’influence de ces impressions que j’ai parfois songé à l’entreprise littéraire dont ces lignes font partie. Il faudrait que je fusse un véritable bonassus[63] pour me regarder moi-même comme un génie. Cependant j’ai autant de loisir et de faculté de réfléchir que mes voisins. Je suis placé entre deux générations, et je puis, mieux que d’autres peut-être, faire ressortir ces traces d’antiquités qui s’effacent de jour en jour. Je sais bien des événements modernes, bien des traditions anciennes, et je me demande :


Durant nos soirs brumeux ne pourrai-je fouiller
Dans le poudreux amas des contes de nos pères,
Oubliés en un coin de l’antique foyer,
Dont au jour de Noël on berçait nos grand’mères ?
Nul ne connaît le seuil de sa propre maison
Mieux que de nos vieux Scots je ne connais l’histoire,
De Brutus sur nos bords la première victoire,
La table ronde, Arthur, saint George et le dragon.


Nulle boutique n’est aussi facile à garnir que celle d’un antiquaire. Semblable à celle des brocanteurs du dernier ordre, une pacotille de vieilles ferrailles, un sac ou deux de gros clous, quelques boucles de souliers dépareillées, des pots cassés, des pelles et des pincettes hors de service suffisent pour cela. Pour peu qu’il ajoute quelques ballades à un sou, et quelques feuilles d’anciennes affiches, le voilà devenu un grand homme, un homme d’un commerce immense. Une fois à ce point, si, de même que le brocanteur désigné ci-dessus, il s’entend un peu en tours de main, il peut, en ramassant par ci, en dérobant par là, rendre l’intérieur de sa boutique beaucoup plus riche que l’extérieur, et se mettre dans le cas de montrer aux curieux des choses qui font que ceux qui ne connaissent pas le mode d’acquisition adopté par les antiquaires, se demandent comment diable il a pu se procurer tout cela.

On peut me faire observer que ces objets d’antiquité n’ont d’intérêt que pour un fort petit nombre de chalands, et que nous courons risque, avant qu’on nous ait demandé le prix de nos marchandises, de les crier jusqu’à ce que nous soyons devenus nous-mêmes aussi rouillés que les articles de notre commerce. Mais je ne fonde pas mes espérances sur cette seule ressource : je me propose d’avoir une boutique succursale pour le sentiment, les dialogues et dissertations ; boutique qui sera organisée de manière à captiver l’imagination de ceux qui n’ont aucun goût pour ce qu’on est convenu d’appeler la pure antiquité. Ce sera une espèce d’étalage d’herboriste-fruitier, érigé devant mes vieilles ferrailles, et dont les marchandises seront disposées de manière que le cresson, les choux, les poireaux et le pourpier puissent servir d’accompagnement et d’ornement aux souvenirs rouillés des anciens temps.

Comme j’ai quelque idée que tout cela est trop bien écrit pour être compris, je m’abaisserai jusqu’au style ordinaire, et je déclare, avec toute la modestie convenable, que je me crois capable d’entreprendre un ouvrage périodique en forme de mélanges, aussi semblable au Spectateur, au Gardien[64], au Miroir, ou au Flâneur[65], que mes talents me rendent capable de le faire. Non que j’aie dessein d’imiter Johnson, dont je ne nie pas les connaissances générales et la diction énergique ; mais la plupart de ses Rôdeurs[66] ne sont autre chose que des espèces de parades, où des maximes vulgaires et usées sont burlesquement amplifiées dans un langage pompeux et mystique, qu’on admire parce qu’il n’est pas facile à comprendre. Il y a certaines pages de ce grand moraliste que je ne puis jamais lire sans penser à une mascarade de second ordre, où les gens les plus communs et les moins estimés de la ville se promènent majestueusement en costume de héros, de sultans, etc. : grâce à leurs oripeaux et à leur clinquant, ils obtiennent quelque considération jusqu’à ce qu’ils aient été reconnus. Mais il n’est pas prudent de commencer par jeter des pierres, au moment où je vais mettre des vitres à mes propres fenêtres.

Je crois de plus, que la situation locale de Little-Croftangry peut être regardée comme favorable à mon entreprise. Il serait difficile d’imaginer un plus noble contraste que celui qu’offrent, d’un côté, cette vaste cité, noircie par la fumée des siècles, et retentissant des sons variés de l’industrie active et des plaisirs bruyants de l’oisiveté ; de l’autre, la montagne escarpée, silencieuse et solitaire comme le tombeau. La première, c’est le fleuve de la vie, dont les flots se pressent et se précipitent avec la force d’une cataracte ; l’autre, c’est le ruisselet coulant, sans bruit et presque inaperçu, au pied de la statue du saint anachorète[67] qui vécut lui-même dans la retraite et l’oubli. La cité ressemble à un temple vaste et bruyant, où les Comus et les Mammon du jour tiennent leur cour, et où la foule vient sacrifier devant leurs idoles le repos, l’indépendance et la vertu même. La montagne solitaire et voilée par les brouillards est le trône du génie majestueux et terrible de la féodalité, génie qui distribuait des domaines et des couronnes à ceux qui avaient un esprit capable de concevoir de grandes entreprises, et un bras assez hardi pour les exécuter.

J’ai, pour ainsi dire, les deux extrémités du monde moral aux deux portes de ma maison. Celle de devant me conduit en quelques minutes dans le cœur de la riche et populeuse cité ; par celle de derrière, je me transporte, dans le même espace de temps, en une solitude aussi complète que Zimmermann aurait pu la souhaiter. Certes, avec d’aussi puissants auxiliaires, je dois écrire beaucoup mieux que si j’habitais un logement somptueux dans New-Town[68], ou un grenier dans Old-Town[69]. « Vamos Carajo[70] ! » comme dit l’Espagnol.

Je n’ai pas voulu publier un ouvrage périodique, et deux raisons m’en ont détourné. Premièrement, je n’aime pas à être pressé ; j’ai eu trop de créanciers importuns dans la première partie de ma vie, pour ne pas répugner à la seule idée d’en voir ou d’en entendre parler, même sous la forme beaucoup moins redoutable d’un imprimeur. Secondement, la circulation d’un ouvrage périodique s’étend rarement au delà du quartier où il se publie. Cet ouvrage, si on le donnait par livraisons fugitives, s’élèverait à peine, sans de grands efforts de la part du libraire, à la hauteur de Netherbow[71], et jamais on ne pourrait s’attendre à le voir monter jusqu’au niveau de Princes Street[72]. Or, je suis jaloux que mes ouvrages, bien que nés dans la vallée d’Holy-Rood, puissent non-seulement s’élever jusqu’à ces hautes régions dont je viens de parler, mais encore qu’ils traversent le Forth[73], qu’ils jettent l’étonnement dans la longue ville de Kirkaldy[74], qu’ils enchantent les matelots et les charbonniers du comté de Fife[75], qu’ils se hasardent même jusqu’à pénétrer sous les arcades classiques de Saint-André[76], et qu’enfin ils s’avancent vers le nord aussi loin que le souffle des éloges pourra les porter. Quant à leur voir prendre une direction plus méridionale[77], je ne l’espère pas, même dans mes rêves les plus flatteurs. Je sais que la littérature écossaise sera toujours prohibée de ce côté, et soumise à un droit, comme le whisky écossais. Mais en voilà assez sur ce sujet. Si quelque lecteur est d’une intelligence assez épaisse pour ne pas comprendre les avantages qui rendent un format volumineux, préférable à une collection de feuilles fugitives, qu’il compare la portée d’un fusil chargé de chevrotines à celle de ce même fusil ayant reçu la même quantité de plomb sous la forme d’une balle.

D’ailleurs, il était beaucoup moins important pour moi de faire un ouvrage périodique, puisque je n’avais pas l’intention de solliciter, ni même d’accepter les articles communiqués, soit par mes amis, soit par des critiques moins favorablement disposés à mon égard. Malgré les excellents exemples que je pourrais citer, je n’établirai point chez moi un tronc à aumônes, sous la forme d’une tête de lion ou de celle d’un âne. Ce qui sera bon ou mauvais dans mes écrits sera la production de moi seul, ou de quelques amis particuliers. Autrement, il se pourrait que plusieurs de ceux qui me prêteraient volontiers le secours de leur esprit eussent plus de talent que moi : je verrais alors un brillant article paraître au milieu de mes pâles productions, comme un morceau de dentelle sur un manteau gris écossais de Galashiels[78]. Quelques-uns aussi pourraient fort bien être encore plus faibles que moi : alors, il me faudrait rejeter leur travail, au risque de blesser leur susceptibilité d’auteur, ou bien il faudrait m’en contenter, et me résoudre à rendre mes propres ténèbres plus opaques et plus palpables. « Que chaque hareng, » comme dit le vieux proverbe, « reste suspendu par sa propre tête. »

Je puis cependant désigner une personne qui a cessé d’exister, et qui, pendant sa longue carrière, m’honora de son amitié : nous étions parents à la façon écossaise, et Dieu sait combien de degrés il y avait entre nous ; de plus, nous étions amis, dans le sens de la vieille Angleterre. Je veux parler de feu l’excellente et regrettée mistress Bethune Baliol. Mais comme je destine cet admirable portrait du vieux temps à figurer dans mon ouvrage comme caractère principal, je me bornerai à dire ici qu’elle connaissait et approuvait mon projet ; et quoiqu’elle refusât d’y contribuer pendant sa vie, par un sentiment de réserve et de modestie qu’elle jugeait convenable à son âge et à son sexe, elle me laissa quelques matériaux, que je désirais vivement posséder depuis qu’elle m’en avait fait connaître une partie dans la conversation. Et à présent que je les ai en substance et écrits de sa propre main, je les estime bien au-dessus de ce que j’ai à offrir moi-même. J’espère que la mention de son nom joint au mien n’offensera aucun de ses nombreux amis ; car ce fut son propre désir, positivement exprimé, que je fisse des manuscrits qu’elle m’a légués l’usage auquel je vais les employer maintenant. Je dois ajouter néanmoins que dans beaucoup de circonstances, j’ai déguisé les noms, et que, dans quelques-unes, j’ai ajouté des ombres et des couleurs à sa simple narration.

La plus grande partie de mes matériaux, outre ceux dont je viens de parler, m’ont été fournis par des amis, les uns, morts aujourd’hui, les autres vivants. Ils peuvent, sous quelques rapports être inexacts, et dans ce cas, je serais heureux de recevoir des renseignements qui, puisés à bonne source, serviraient à corriger des erreurs qui se glissent inévitablement dans tout ce qui nous parvient par tradition. L’objet de cet ouvrage est de jeter quelque jour sur les mœurs de l’Écosse, telles qu’elles étaient jadis, en les opposant de temps à autre aux mœurs modernes de ce même pays. Quant à mon opinion, elle est tout en faveur du siècle actuel, sous beaucoup de rapports ; mais non pas au point de croire cependant qu’il offre plus de ressources à l’imagination, et plus de motifs d’intérêt que les siècles précédents. Je suis enchanté d’être auteur et lecteur en 1826 ; mais j’ai beaucoup plus de plaisir à lire ou à raconter ce qui est arrivé un demi-siècle ou un siècle avant moi. Nous y trouvons tous notre avantage : les scènes au milieu desquelles nos ancêtres donnèrent des preuves de génie, de bravoure et de courage sont pour nous, aujourd’hui, des histoires propres à dissiper l’ennui d’une soirée d’hiver, quand nous nous éloignons de la société, ou à charmer une matinée d’été, lorsqu’elle est trop brûlante pour nous promener à pied ou à cheval.

Je ne prétends pourtant pas que mes essais soient limités dans le cercle de l’Écosse. Je ne m’astreindrai particulièrement à aucun sujet, et je dirai, au contraire, avec Burns :

Peut-être sera-ce un sermon,
Ou bien, peut-être, une chanson.

Je dois seulement ajouter, par forme de post-scriptum, à ces chapitres préliminaires, que j’ai eu recours à la recette de Molière, et que j’ai lu aussi mon manuscrit à ma vieille ménagère, Janet Mac Evoy.

L’honneur d’être consultée enchantait Janet ; et Wilkie, ou Allan, aurait fait un excellent tableau en la représentant assise, droite sur sa chaise, et donnant aux aiguilles de son tricot un mouvement régulier, comme pour accompagner la cadence de ma voix. Je crains bien, de mon côté, de m’être trop complu dans cet ouvrage, et d’avoir pris, en le lisant, un ton d’importance que je ne me serais peut-être pas hasardé à prendre devant un auditeur dont je n’aurais pas été aussi assuré d’obtenir les suffrages. Le résultat de cette lecture ne fut pas très-encourageant pour le projet que j’avais conçu d’établir ainsi mon bureau de critique. Janet écouta avec beaucoup de gravité le récit de ma vie passée, et accompagna de quelques imprécations montagnardes, de quelques exclamations plus énergiques que courtoises, l’accueil que Christie Steele avait fait à un « gentleman dans la détresse, et au fils de sa propre dame. » Pour certaines raisons, j’omis ou j’abrégeai considérablement ce qui était relatif à elle-même. Mais quand j’en vins à l’endroit où je traite de mes vues générales au sujet de la publication de cet ouvrage, je vis la pauvre Janet totalement déroutée, bien que, comme un coursier haletant, soufflant et hors d’haleine, elle s’efforçât encore de suivre la chasse. Pour mieux dire, son embarras la faisait ressembler alors à un sourd qui n’entend pas un mot de ce que vous dites, mais qui, honteux de son infirmité, désire cependant vous faire croire qu’il comprend, et tremble que vous ne veniez à soupçonner combien il en est incapable. Lorsqu’elle croyait ne plus pouvoir se dispenser de faire une remarque quelconque, elle ressemblait exactement à cette dévote, qui ne trouvait à signaler que « le doux mot de Mésopotamie », comme le plus édifiant du sermon qu’elle venait d’entendre. Elle se hâtait de donner des louanges à tout ce que je lisais, s’écriant : « Que cela est beau ! » Elle appuya principalement sur ce que je disais relativement au philosophe allemand, qu’elle appelait M. Timmermann, supposant qu’il devait descendre du clan montagnard des Mac-Intyre, puisque ces deux noms, l’un en anglo-écossais, l’autre en gaélique, signifient charpentier : « et c’est un nom très-honorable, ajouta-t-elle, car la propre mère de Janet était une Mac-Intyre. »

Enfin, il était clair que la dernière partie de mon introduction était entièrement perdue pour Janet : par conséquent, d’après le système de Molière, j’aurais dû biffer le tout et récrire sur nouveaux frais. Mais je ne sais comment cela se fit : peut-être conservai-je encore une opinion tellement favorable de mon ouvrage, bien que Janet n’y comprît pas grand’chose, que je sentis une répugnance invincible à retrancher ces Dalilas[79] de l’imagination, comme les appelle Dryden, dont les troupes et les figures sont du caviar[80] pour la multitude. D’ailleurs, j’ai autant d’aversion pour écrire deux fois la même chose, que Falstaff[81] en avait pour rendre ce qu’on lui avait prêté. C’est double travail. Je résolus donc en moi-même de ne consulter Janet à l’avenir que sur des choses qui ne sortiraient pas des limites de son intelligence, et de livrer mes arguments et ma rhétorique au public dans son imprimatur. Je suis presque sûr de son approbation quand la chose sera faite. Quant aux narrations qui ne dépasseront pas les bornes de sa logique, et qui seront d’accord avec ses sentiments et ses idées, je profiterai, comme j’en ai eu l’intention d’abord, de son jugement impartial, c’est-à-dire, toutes les fois qu’il ne sera pas en opposition trop directe avec le mien ; car, après tout, je dis avec Almanzor[82] :

Je suis, sache-le bien, le seul roi de moi-même.

Le lecteur sait maintenant mon pourquoi et mon comment, c^est-à-dire, le plan de cet ouvrage et les circonstances qui me l’ont fait entreprendre. Il a aussi un échantillon des talents de l’auteur, et il peut juger par lui-même s’il doit poursuivre sa lecture ou renvoyer le livre chez le libraire ; que son goût en décide.







CHAPITRE VI.

mistress bethune baliol.


La lune, si elle était terrestre, ne serait pas plus noble.
Shakspeare. Coriolan.


Lorsque nous commençons à naviguer sur le beau fleuve de la vie, quelle brillante flotte nous environne ! comme nous déployons avec joie nos voiles neuves au souffle de la brise ! Notre navire est « gréé à la mode de Bristol[83] ; » les banderoles flottent dans les airs ; la musique fait entendre ses accords harmonieux : elle réjouit l’oreille à mesure que nous voguons, et chaque passager se sent plus disposé à rire qu’à s’alarmer, lorsque quelque maladroit compagnon de route vient à échouer, faute d’un bon pilote. Hélas ! quand le voyage est presque terminé et que nous regardons autour de nous, qu’il reste peu de chose de cette brillante flotte qui nous accompagnait ! Quelques bâtiments peut-être ; mais comme ils ont été battus par les tempêtes, comme leurs mâts sont brisés, leurs voiles déchirées ! comme ils s’efforcent, ainsi que nous, de lutter contre la vague et d’éviter, aussi long-temps que possible, la côte funeste contre laquelle un jour nous devons tous échouer !

Cette vérité assez banale, mais triste, se fit sentir à moi dans toute sa force, un jour où l’on venait de me remettre un paquet cacheté de noir. Il renfermait une lettre qui m’était adressée par feu mon excellente amie mistress Martha Bethune Baliol, et portait cette fatale inscription : « Pour être remis à son « adresse lorsque je ne serai plus. » Le paquet était accompagné d’un billet de son exécuteur testamentaire, qui me mandait qu’elle me léguait, par son testament, un tableau de quelque valeur, qui, disait-elle, conviendrait parfaitement pour remplir l’espace vide au-dessus du buffet, dans ma salle à manger : elle y ajoutait cinquante guinées pour m’acheter une bague. Avec ces dernières preuves d’un attachement qui s’était maintenu pendant tant d’années, je me vis séparé d’une excellente amie. Quoique assez âgée pour avoir été la compagne de ma mère, mistress Baliol était encore, par la gaieté de son esprit et la douceur enchanteresse de son caractère, capable d’être l’âme de toute une société, même parmi ceux qui peuvent encore se dire jeunes, avantage que, pour ma part, j’ai perdu depuis trente-cinq ans.

Je devinai sans peine ce que contenait le paquet, et j’en ai déjà dit quelque chose dans le chapitre précédent ; mais, pour instruire le lecteur de plusieurs particularités nécessaires, et satisfaire mon cœur, en rappelant les vertus et les qualités aimables de mon amie, je tracerai ici une courte esquisse de ses mœurs et de son caractère.

Mistress Martha Bethune Baliol était une femme noble et riche, qualités fort estimées eu Écosse, comme l’on sait. Sa famille était ancienne et ses relations toutes honorables. Elle ne se souciait pas beaucoup d’indiquer son âge d’une manière exacte et précise ; mais ses souvenirs de jeunesse remontaient jusqu’au delà de 1745, année si féconde en événements. Elle se rappelait l’époque où la capitale de l’Écosse était devenue la conquête des clans montagnards, bien que probablement ces événements ne se retraçassent à sa mémoire que d’une manière confuse, comme une vision vague du passé. Sa fortune, déjà indépendante par son héritage paternel, était devenue considérable par la mort de ses braves frères, tués successivement au service de leur pays. Par là, les biens de la famille se trouvèrent réunis sur la tête du seul enfant qui eût survécu de l’ancienne maison de Bethune Baliol. Mon intimité avec cette excellente femme date de moins loin, et d’une époque où elle était d’un âge avancé.

Comme elle avait l’habitude de passer régulièrement la saison de l’hiver à Édimbourg, elle habitait un de ces vieux hôtels, qui pendant très-long-temps subsistèrent dans le voisinage de la Canongate et du palais d’Holy-Rood, et qui, séparés de la rue par des cours pavées, des jardins d’une certaine étendue, rachetaient leur entrée assez mesquine par l’air de grandeur aristocratique que l’on trouvait dans l’intérieur. Maintenant la rue est sale et habitée par la populace : la maison a été détruite, et il est vraisemblable que les démolitions et les incendies feront disparaître avant peu tout ce qui reste des anciens monuments de la capitale de l’Écosse. Je m’arrêterai cependant sur les souvenirs de ce séjour ; et, puisque la nature a mis dans ma main une plume au lieu d’un pinceau, je tâcherai que l’art d’écrire remplace celui de la peinture.

Baliol’s Lodging (tel était le nom de ce vieux manoir) était un vaste bâtiment surmonté d’un rang de hautes cheminées, parmi lesquelles s’élevaient deux ou trois tourelles, et une de ces petites plates-formes avancées, appelées bartizanes. Ces cheminées et ces tourelles dominaient de beaucoup les bâtiments modernes et chétifs qui garnissent le côté méridional de la Canongate, vers l’extrémité inférieure de cette rue, et à peu de distance du palais. Une porte cochère, avec un guichet pour les piétons, était ouverte à deux battants, dans les grandes occasions, par un vieillard boiteux, d’une taille haute et mince, d’une figure grave, qui occupait une espèce de loge à côté de la porte, et qui remplissait les fonctions de concierge. C’était un vieux soldat que mistress Baliol avait investi de cet emploi, en partie par esprit de charité, et en partie à cause de la ressemblance qu’elle trouvait entre la tête de cet homme, une des plus belles qu’on pût voir, et celle de Garrick, dans le rôle de Lusignan[84]. Il était silencieux jusqu’à la taciturnité, grave et lent dans tous ses mouvements : jamais il ne pouvait prendre sur lui d’ouvrir la porte cochère à une voiture de louage ; se bornant à indiquer du doigt le guichet comme la seule entrée convenable pour quiconque se présentait dans un équipage aussi mesquin : un carrosse numéroté eût certainement offensé, dans son esprit, la dignité de Baliol’s Lodging. Je ne crois pas que cette particularité eût obtenu l’approbation de sa maîtresse, plus que le goût bien prononcé du seigneur Lusignan, ou Archy Macready, comme il s’appelait vulgairement, pour un verre de whisky. Mais mistress Martha Bethune Baliol sentait au fond de son cœur qu’elle ne pourrait jamais prendre sur elle de détrôner le roi de Palestine, c’est-à-dire, de le déplacer du banc de pierre sur lequel il restait des heures entières occupé à tricoter un bas[85] : en conséquence, elle refusait de croire aux accusations portées fréquemment contre lui, et rejetait bien loin toute idée de le mettre en jugement. Elle pensait avec assez de raison que, plus il croirait la dignité de son caractère à l’abri de tout soupçon et de tout châtiment humiliant, plus il serait de son devoir de s’observer avec sévérité et de s’abstenir de tomber dans son péché favori. « Et, après tout, disait-elle, ne serait-il pas cruel de renvoyer un vieux soldat montagnard, pour une peccadille si commune dans son pays et dans sa profession ? »

La grande entrée des équipages et la modeste porte des piétons conduisaient dans une allée courte et étroite, bordée de chaque côté par une rangée de tilleuls dont le vert feuillage, pendant le printemps, contrastait étrangement avec la couleur sombre des deux murs, le long desquels ils étaient plantés. Cette avenue aboutissait à la façade de la maison, qui se composait de deux corps de logis à pignons découpés ; et dont les croisées étaient décorées de lourds ornements d’architecture. Ils se joignaient à angles droits ; et une tour demi-circulaire, où se trouvaient la porte d’entrée et l’escalier, occupait le point de jonction et arrondissait le coude. L’un des deux côtés de la petite cour, qui n’offrait que tout juste l’espace nécessaire pour qu’une voiture pût y tourner, était occupé par des bâtiments peu élevés servant de cuisines, d’office, etc. L’autre côté formait un parapet entouré d’un grillage de fer d’un travail très-recherché. Autour de ce grillage s’enlaçaient des chèvrefeuilles et d’autres plantes grimpantes, au travers desquelles l’œil pouvait pénétrer dans un joli jardin, qui s’étendait jusque sur la route appelée le South Back de la Canongate[86], et qui étalait avec orgueil d’antiques arbres, des fleurs de toute espèce et même quelques fruits. Il ne faut point oublier de le dire, l’extrême propreté de cette cour prouvait que le mop[87] et le seau d’eau n’étaient point épargnés pour en bannir la boue et les ordures si communes dans tout le quartier.

Au-dessus de la porte étaient sculptées les armes de Béthune Baliol, entourées d’ornements et de devises. Les battants, en chêne noir, étaient garnis de gros clous ; et un morceau de fer[88], qu’on appelle rasp, y était attaché au lieu d’un marteau, afin d’avertir les domestiques. Celui qui se présentait ordinairement à cet appel était un jeune garçon couvert d’une belle livrée. C’était le fils du jardinier de mistress Martha à Mont-Baliol. De temps à autre, une jeune servante, vêtue simplement, mais proprement, et portant bas et souliers[89], s’acquittait de cette fonction ; et je me souviens même que, deux ou trois fois, je fus introduit par Beauffet lui-même, qu’à son extérieur on eût plutôt pris pour un ecclésiastique d’un certain rang que pour le sommelier de la famille. Il avait été valet de chambre de feu sir Richard Bethune Baliol, et il possédait toute la confiance de sa maîtresse. Un costume complet, de couleur sombre, des boucles d’or à ses jarretières, des cheveux arrangés symétriquement et bien poudrés, annonçaient qu’on voyait en lui un serviteur de confiance. Sa maîtresse avait coutume de dire de lui :

   · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · sérieux et poli,
   Ce serviteur convient très-bien à ma fortune.

Comme nul n’échappe à la médisance, certaines gens prétendaient que Beauffet tirait de sa place quelque chose de mieux que les gages modestes de l’ancien temps. Il fut toujours pour moi d’une politesse extrême. Il était depuis long-temps dans la famille : pendant ses années de service, il recueillit quelques héritages ; et il jouit maintenant avec dignité de son aisance (Otium cum dignitate), c’est-à-dire autant que le lui permet su nouvelle épouse, Tibbie Shortacres.

Baliol’s Lodging, donc… Mais, cher lecteur, si vous êtes fatigué de ces détails, passez, je vous prie, les quatre ou cinq pages qui suivent. Baliol’s Lodging, dis-je, n’était pas à l’intérieur aussi vaste que l’aspect du dehors pouvait le faire présumer. La distribution des appartements était gênée par la multiplicité des murs et par de longs passages ; et l’on remarquait dans toute la combinaison bizarre de ce bâtiment ce manque d’égard pour l’économie du terrain, qui caractérise l’ancienne architecture écossaise. Il s’y trouvait beaucoup plus de logements qu’il n’en fallait à ma vieille amie, même quand elle avait sous sa protection (ce qui lui arrivait souvent) quatre ou cinq jeunes cousines, et je crois qu’une grande partie de la maison était encore inhabitée. Je me souviens, à ce sujet, que mistress Bethune Baliol ne se montra jamais aussi offensée qu’un jour où une de ces personnes officieuses, qui se mêlent de tout, lui conseilla de faire murer les fenêtres des appartements inutiles pour ne pas en payer l’impôt. Elle répondit en colère que, tant qu’elle vivrait, la lumière du ciel entrerait dans la maison de ses pères par toutes les fenêtres, et que, tant qu’elle aurait un sou, elle paierait à son roi et à son pays ce qui lui était dû. Il est certain qu’elle était d’une loyauté scrupuleuse que rien ne pouvait ébranler, même quand il s’agissait d’impôts, la pierre de touche pour bien des individus. M. Beauffet m’a souvent raconté qu’il avait ordre d’offrir un verre de vin au percepteur chargé de recevoir la taxe sur les revenus, et que le pauvre homme, tout stupéfait d’une réception aussi généreuse et aussi peu ordinaire, faillit, la première fois, tomber en faiblesse.

Une antichambre, garnie de nattes, conduisait à la salle à manger, dont tout l’ameublement était à l’ancienne mode, et dont les murs étaient garnis de portraits de famille, et ces portraits, à l’exception d’un seul, celui de sir Bernard Bethune, fait par Jameson, sous le règne de Jacques VI, était à faire reculer d’effroi. Après cette salle à manger, venait une pièce longue et étroite, qui servait de salon de compagnie. Cet appartement était assez agréable, les fenêtres donnant sur le côté méridional du palais d’Holy-Rood, sur la montagne gigantesque d’Arthur’s Seat, et sur la chaîne de rochers appelée Salishury Crags, sites tellement sauvages, que l’esprit avait peine à concevoir qu’ils existassent dans le voisinage d’une ville populeuse. Les tableaux qui ornaient le salon venaient des pays étrangers, et quelques-uns d’entre eux avaient un mérite réel. Mais, pour voir les chefs-d’œuvre, il fallait être admis dans le sanctuaire même du temple, et avoir la permission de tirer un rideau de tapisserie qui séparait l’extrémité du salon du cabinet de toilette de mistress Martha. C’était un appartement charmant, dont il serait difficile de décrire la forme, tant il y avait de réduits, de renfoncements garnis de tablettes d’ébène, de bois orné moulu d’or ou de laque du Japon, les unes garnies de livres, dont mistress Martha avait une collection remarquable, les autres de porcelaine de la Chine, de coquillages et de curiosités de toute espèce. Dans une petite niche, à demi cachée par un rideau de soie cramoisie, était suspendue une armure complète d’acier brillant, et ornée d’argent, qui avait été portée à quelque affaire mémorable par sir Bernard Bethune, dont j’ai déjà parlé. Au dais même qui surmontait la niche était suspendue l’énorme épée avec laquelle le père de mistress Martha avait tenté, en 1715, de changer les destinées de la Grande-Bretagne, ainsi que l’esponton que portait son frère aîné, comme commandant d’une compagnie de la garde noire[90], à Fontenoy.

Il y avait là quelques tableaux de l’école italienne et de l’école flamande, dont l’authenticité était reconnue, des bronzes antiques, et d’autres raretés que ses frères où elles avaient recueillis pendant leurs voyages dans les pays étrangers. En un mot, ce cabinet était un lieu où la paresse était tentée de devenir studieuse, et l’étude de devenir paresseuse, où la gravité pouvait trouver mille sujets de s’égayer, et la gaieté mille sujets de devenir grave.

Je ne dois pas oublier de dire que cet appartement, pour soutenir dignement ses droits au nom du cabinet de toilette, était orné d’un superbe miroir entouré d’un cadre en filigrane d’argent, d’une belle toilette, dont la chemise était de dentelle de Flandre, et d’un assortiment de boîtes d’argent, dont le travail répondait en tout à celui du cadre du miroir.

Tout cet appareil n’était cependant qu’une affaire de parade. Mistress Martha Baliol remplissait toujours les devoirs réels de sa toilette dans un petit appartement intérieur qui correspondait à sa chambre à coucher par un escalier dérobé. Il y avait, je crois, plus d’un escalier de ce genre dans la maison, et, par leur moyen, chacun des grands appartements, qui communiquaient tous les uns dans les autres, avait une entrée séparée et indépendante. C’était dans le boudoir que je viens de décrire que mistress Martha recevait sa société intime. Chez elle la division du temps était pour ainsi dire à l’antique mode, et, si vous alliez la voir dans la matinée, vous ne deviez pas vous attendre à ce que cette partie du jour s’étendît au delà de trois ou quatre heures de l’après-midi. Cette habitude imposait quelque gêne aux faiseurs de visites ; mais ils en étaient amplement dédommagés par l’excellente société que l’on trouvait toujours chez elle, et les meilleures nouvelles que la capitale de l’Écosse pût fournir. Sans affecter le moins du monde d’être du nombre des bas-bleus[91] elle aimait la lecture ; les ouvrages nouveaux l’amusaient, et, lorsque les auteurs avaient du mérite, elle se croyait redevable envers eux d’une dette qu’elle se plaisait à acquitter par les politesses et les attentions les plus aimables. Lorsqu’elle donnait à dîner à un petit nombre d’amis, ce qu’elle faisait de temps à autre, elle avait le bon esprit de chercher et le bonheur de découvrir les personnes qui pouvaient se convenir le mieux, et elle choisissait ses convives comme le duc Thésée[92] choisissait ses chiens.

· · · · · · ·Matched in mouth like bells
Each under each.

Assortis en voix comme les cloches d’un carillon et rangés par étages.


De cette manière chacun pouvait faire sa partie dans le concert ; ce qui valait mieux assurément que de voir un gaillard à la voix de Stentor, comme le docteur Johnson, imposer silence à tous ceux qui l’entouraient, par le diapason terrible de sa voix. Dans ces occasions, la table de mistress Martha offrait une chère exquise, et, de temps à autre, on voyait paraître quelque ragoût à la française, quelques-uns même provenant de la cuisine écossaise : ce qui, joint aux nombreux assortiments de vins extraordinaires servis par M. Beauffet, donnait à ces banquets quelque chose d’antique et d’étranger qui les rendait encore plus recherchés et plus piquants.

On mettait un grand prix à être invité à ces dîners-là, ainsi qu’aux conversazioni ; car, à l’aide du meilleur café, du thé le plus exquis, et d’un chasse-café qui aurait rappelé un mort à la vie, mistress Baliol tenait un cercle dans ce salon dont j’ai parlé déjà, et l’assemblée commençait dès huit heures du soir, contre toutes les règles de la mode. Alors la joyeuse et aimable vieille paraissait si heureuse du plaisir de ceux qu’elle réunissait autour d’elle, qu’à leur tour ils s’efforçaient de prolonger ses amusements et les leurs ; et, de ce désir mutuel de contribuer à l’agrément général, il résultait un charme qui existe bien rarement dans ces sortes d’assemblées.

Mais, quoique ce fût un grand privilège d’être admis chez mon excellente amie, soit dans son intimité du matin, soit à ses dîners, soit à ses assemblées, j’estimais encore plus le droit, que m’avait acquis une amitié de longue date, d’arriver à Baliol’s Lodging sur les six heures du soir, au hasard de trouver la vénérable dame du logis sur le point de prendre son thé. Ce n’était qu’à deux ou trois vieux amis qu’elle accordait cette liberté, et jamais cette réunion accidentelle ne s’étendait au delà de cinq personnes. La réponse ordinaire à ceux qui arrivaient trop tard était que la partie se trouvait au complet : ce qui avait le double avantage de rendre plus ponctuels ceux qui venaient voir mistress Baliol ces jours de non-cérémonie, et d’ajouter à leur jouissance le piquant d’une petite difficulté vaincue.

Mais le plus fréquemment il ne se présentait qu’une personne ou deux à l’heure du thé. Si c’était un homme seul, mistress Martha, tout en n’hésitant pas à l’admettre dans son boudoir, selon la coutume française et écossaise, avait soin par égard pour les convenances, disait-elle, d’ordonner à sa première suivante, mistress Alice Lambskin, de lui faire compagnie. Cette mistress Alice Lambskin était une fille qui, par la gravité et l’austérité de toute sa personne, aurait pu servir de chaperon à un pensionnat complet de jeunes filles, aussi bien qu’à une vieille dame de quatre-vingts ans et plus. Mistress Alice se tenait convenablement assise à une certaine distance de la compagnie, soit auprès d’un des chambranles de la cheminée, soit dans l’embrasure d’une fenêtre, selon la saison, et s’occupait, avec une application extrême et dans un silence de vrai chartreux, d’un morceau de broderie qui était l’emblème assez fidèle de l’éternité.

Mais j’ai négligé dans tout cela de faire connaître mon amie au lecteur, autant, du moins, que les mots peuvent servir à peindre exactement les traits distinctifs de sa personne et de sa conversation.

C’était une petite femme, dont tous les traits étaient ordinaires, ainsi que la taille, et dont les cheveux, dans sa jeunesse, n’avaient jamais eu une couleur bien décidée. Nous pouvons en croire mistress Martha, lorsqu’elle disait que jamais elle n’avait été remarquable par les charmes de sa personne ; aveu plein de franchise et de modestie, que s’empressaient de confirmer certaines vieilles dames de ses contemporaines : et celles-ci, quels qu’eussent été les attraits de leur jeunesse, attraits qu’elles vantaient beaucoup, étaient maintenant, sous le rapport du physique, comme de beaucoup d’autres avantages, bien inférieures à mon aimable amie. Les traits de mistress Martha étaient de nature à se bien conserver ; et cependant ils étaient irréguliers ; mais cette irrégularité n’avait rien de désagréable, animés comme ils l’étaient par la vivacité de sa conversation. Ses dents étaient encore aussi belles que bonnes, et ses yeux, quoique tirant sur le gris, étaient vifs, riants : le temps ne leur avait rien fait perdre de leur éclat. Un teint un peu plus coloré et un peu plus brillant qu’on n’aurait dû l’attendre à son âge, l’exposait souvent, lorsqu’elle se trouvait parmi des étrangers, au soupçon d’avoir pris dans ses voyages l’usage du rouge. Mais c’était une injure ; car, lorsqu’elle écoutait ou racontait une histoire intéressante, et lorsque son cœur était ému, j’ai vu ses couleurs paraître et disparaître comme sur des joues de dix-huit ans.

Ses cheveux, bien qu’autrefois leur nuance n’eût pas été irréprochable peut-être, ses cheveux étaient alors du plus beau blanc que le temps puisse produire. Ils étaient rangés non sans une certaine prétention, quoique avec le plus de simplicité possible, et surtout une propreté extrême, sous un bonnet de dentelle de Flandre d’une mode très-ancienne, mais que je trouvais charmant. Cette coiffure avait sans doute un nom, et je tâcherais de me le rappeler si je croyais qu’il pût ajouter plus de clarté à mon récit. Je pense lui avoir entendu dire que ces bonnets avaient été la coiffure favorite de sa mère, et que la mode en était venue en même temps que celle d’une espèce particulière de perruque qu’adoptèrent les gentlemen à l’époque de la bataille de Ramillies. Le reste de sa toilette était toujours riche et distingué, surtout pour le soir. C’était une robe de soie ou de satin, d’une couleur fort convenable à son âge, et d’une forme qui, bien que d’accord, jusqu’à un certain point, avec la mode du jour, avait toujours quelque rapport avec une époque antérieure ; cette robe était garnie de manchettes à trois rangs. Ses souliers étaient attachés avec des boucles de diamants, et les talons en étaient tant soit peu élevés : avantage dont elle avait joui dans sa jeunesse, et auquel sa vieillesse, disait-elle, ne lui permettait pas de renoncer. Elle portait toujours des bagues, des bracelets et d’autres bijoux précieux, soit par la matière, soit par le travail ; et peut-être se couvrait-elle avec un peu trop de profusion de ce genre d’ornements ; mais elle s’en parait comme d’objets très-secondaires, que les habitudes prises dans le grand monde, où elle vivait constamment, lui avaient rendus fort ordinaires et même indifférents. Elle les portait parce que son rang l’exigeait, et elle n’y songeait pas plus, comme article de parure, qu’un homme comme il faut ne pense à son linge blanc et à son habit brossé, chose tout ordinaire pour lui, mais qui ne laisse pas de donner souvent un air embarrassé et emprunté à l’élégant du dimanche.

S’il arrivait quelquefois par hasard que la beauté ou la singularité d’un bijou qu’elle portait attirât l’attention, cette observation la conduisait ordinairement à raconter de quelle manière elle l’avait acquis, et à parler de la personne de laquelle elle le tenait. Dans ces occasions-là, ma vieille amie parlait volontiers, ce qui n’est pas rare ; mais, ce qui l’est davantage, elle parlait admirablement bien. Dans ses souvenirs des pays étrangers ou des temps passés, qui fournissaient à sa conversation tant de sujets intéressants, elle avait l’art particulier d’éviter ces redites dans lesquelles il est si facile de tomber sur les époques, les lieux et les circonstances, répétitions qui jettent tant de froideur et de monotonie dans les récits des vieillards. Elle savait en même temps amener et développer avec adresse ces incidents et ces caractères qui donnent du piquant et de l’intérêt à une histoire.

Comme je l’ai déjà dit, elle avait beaucoup voyagé dans les pays étrangers. Un frère auquel elle était tendrement attachée, avait été chargé, par le gouvernement, de plusieurs missions importantes sur le continent, et, plus d’une fois, elle avait profité de cette occasion pour visiter l’Europe. C’était là une source continuelle de récits et d’anecdotes, dont la plus grande partie était relative à la dernière guerre qui, pendant tant d’années, avait fermé le continent aux Anglais. Mistress Baliol, d’ailleurs, n’avait pas visité ces pays étrangers comme les Anglais de nos jours, qui, pour se conformer à la mode du siècle, voyagent par caravanes, et ne voient guère en France et en Italie que la même société qu’ils auraient vue chez eux. Au contraire, curieuse de se rapprocher des habitants du pays, elle jouissait tout à la fois des avantages de leur société, et du plaisir de la comparer avec les cercles de la Grande-Bretagne.

Peut-être en se familiarisant ainsi avec les mœurs étrangères, en avait-elle pris elle-même une légère teinte. Cependant, j’ai toujours été convaincu que la vivacité extrême de son regard et de ses manières, le geste expressif et marqué qui accompagnait chacune de ses paroles, l’usage de sa tabatière d’or enrichie de brillants, ou plutôt de sa bonbonnière (car elle ne prenait point de tabac, et cette petite boîte était pleine de morceaux d’angélique et d’autres sucreries à l’usage des dames), que tout cela, dis-je, provenait d’anciennes modes écossaises. Et réellement, ces façons gracieuses auraient été tout à fait dignes de la table à thé de Susannah, comtesse d’Eglington et protectrice d’Allan Ramsay[93], ou de celle de l’honorable mistress Ohilvy, autre miroir sur lequel les jeunes filles d’Auld-Reekie prenaient à l’envi des leçons d’élégance et de bon goût. Quoique très-habituée aux mœurs et aux coutumes des autres pays, c’était dans le sien principalement que mistress Baliol avait formé son ton et ses manières, et cela, à une époque où les gens du grand monde vivaient dans un cercle très-resserré, et où les noms les plus distingués de la haute société donnaient à Édimbourg cet éclat que l’on s’efforce aujourd’hui d’obtenir en se livrant à des dépenses sans bornes et en étendant la sphère de ses plaisirs.

Ce qui contribua à me confirmer encore plus dans cette opinion, c’est le dialecte particulier dont se servait mistress Baliol. Il était écossais, positivement écossais, et mêlé de mots et de phrases entières qui, de nos jours, ne sont plus en usage. Mais alors son ton et sa prononciation différaient autant de la mélopée ordinaire du patois écossais, que l’accent du quartier Saint-James[94] diffère de celui de Billingsgate[95] dans la cité. Elle n’appuyait guère plus sur les voyelles qu’on ne le fait dans la langue italienne ; et elle n’avait rien de ce parler traînant, si désagréable à l’oreille de l’habitant du midi. En un mot, elle semblait parler le dialecte jadis en usage à l’ancienne cour d’Écosse, langage qui ne pouvait renfermer de locutions vulgaires ; et les gestes et l’expression vive qui l’accompagnaient, étaient tellement d’accord avec le son de sa voix et la manière de s’énoncer, que je ne puis assigner à tout l’ensemble aucune autre origine. Peut-être aussi les manières de l’ancienne cour d’Écosse s’étaient-elles formées à la longue sur celles de la cour de France, avec lesquelles elles avaient certainement beaucoup de ressemblance. Quoi qu’il en soit, je vivrai et je mourrai avec la persuasion que celles de mistress Baliol, si agréables et si distinguées, lui venaient en ligne directe des hautes et nobles dames qui embellirent autrefois de leur présence le palais royal d’Holy-Rood.







CHAPITRE VII.

collaboration de mistress baliol.


D’après le portrait que je viens de tracer de mistress Bethune Baliol, le lecteur croira sans peine que, lorsque je songeai à publier un recueil de mélanges, je fondai de grandes espérances sur ses souvenirs et son humeur communicative : j’y comptai, en effet, comme sur l’un des principaux soutiens de mon entreprise. Quant à elle, elle ne désapprouva en aucune manière mon projet littéraire ; mais elle ne s’expliqua que d’une façon très-vague sur la manière dont elle pourrait m’aider dans son exécution. Peut-être devrai-je attribuer le doute où elle me laissait à cet égard à une sorte de coquetterie féminine, qui veut voir solliciter la faveur que secrètement elle est assez disposée à accorder. Peut-être encore la bonne vieille dame, convaincue que le terme de sa carrière, déjà prolongée au-delà des bornes communes, approchait à grands pas, préféra me donner, sous la forme d’un legs, les matériaux que je désirais, afin de ne pas les voir soumis, dans ses derniers jours, à la censure du public.

Plusieurs fois, je lui avais renouvelé ma prière et j’avais sollicité son secours, dans la conviction intime où j’étais que la mémoire de ma vieille amie était le dépôt le plus précieux des traditions écossaises. C’était un point sur lequel mon esprit était tellement fixé, que, lorsque je l’entendais décrire des mœurs qui remontaient bien au-delà de son temps, me dire comment parlait Eletcher de Salton, comment dansait Graham de Claverhouse, quels bijoux portait la fameuse duchesse de Lauderdale, comment elle les avait acquis, je ne pouvais m’empêcher de dire à ma vieille amie qu’elle me semblait une fée qui nous abusait en prenante nos yeux la forme d’une mortelle de nos jours, lorsque peut-être elle avait assisté aux révolutions des siècles passés. Elle riait beaucoup quand je la priais de me jurer solennellement qu’elle n’avait pas dansé aux bals donnés par Marie d’Est[96]. Elle riait encore, tandis que son malheureux époux occupait Holy-Rood, comme une espèce d’exil honorable, lorsque je lui demandais si elle ne se rappelait pas avoir vu Charles II, lorsque, en 1650, il vint en Écosse, et si elle ne conservait pas quelque léger souvenir de l’usurpateur audacieux qui le repoussa au-delà du Forth.

« Beau cousin, » me répondit-elle en riant, « je puis vous assurer que je n’ai aucun souvenir d’avoir vu ces personnages-là. Mais vous devez savoir qu’une des choses les plus étonnantes de mon caractère est le peu de changement qu’il a subi dans tout le cours de ma vie. Il en résulte, cousin, que, trop jeune d’esprit à présent pour le nombre d’années dont le temps m’a chargée, j’étais dans ma jeunesse un peu trop vieille pour les personnes de mon âge, et que j’avais alors autant de goût pour la société des personnes plus mûres, que j’en ai maintenant pour celle des jeunes galants de cinquante à soixante ans, tels que vous : ce qui me va beaucoup mieux qu’une compagnie d’octogénaires. Or, quoique je ne vienne pas positivement d’Elfland[97], et que, par conséquent, je ne puisse me vanter d’avoir connu personnellement les gens illustres dont vous me parlez, cependant j’ai vu et entendu des hommes qui les avaient connus, et qui ont pu me donner à leur égard des renseignements aussi certains que je pourrais vous en donner, moi, sur l’impératrice-reine ou sur Frédéric de Prusse. J’ajouterai un aveu sincère, continua-t-elle en souriant et en ouvrant sa boîte pour m’offrir des bonbons : j’ai entendu parler des années qui ont immédiatement suivi notre révolution, qu’il m’arrive parfois de confondre les relations vives et animées qui se sont gravées dans ma mémoire, à force de les avoir entendues, avec les choses dont moi-même j’ai été témoin. Je m’y suis trouvée prise encore hier, en décrivant à lord M*** l’ouverture du dernier parlement d’Écosse[98] qui eut lieu avant l’Union, et en lui donnant des détails aussi minutieux que si j’avais vu cette cérémonie, comme le fit ma mère, du balcon de l’hôtel de lord Moray, dans la Canongate.

— Je suis sûr que votre récit a donné à lord M*** un plaisir extrême.

— Je crois, du moins, qu’il l’a fait rire de bon cœur. Mais c’est vous, perfide séducteur de la jeunesse, qui m’entraînez à commettre ces folies : à l’avenir, je serai en garde contre mes propres faiblesses. J’ignore si l’on pense que le juif errant ait jamais eu une femme, mais je serais désolée qu’une respectable dame écossaise fût soupçonnée d’identité avec cet être surnaturel.

— Malgré tout cela, ma belle cousine, il faut que je vous torture encore un peu par mes questions. Comment, en effet, parviendrai-je jamais à faire de moi un auteur sans votre secours et sans les renseignements intéressants que vous m’avez si souvent donnés sur l’ancien état des mœurs de l’Écosse ?

— Arrêtez ; je ne puis vous permettre de donner à vos recherches un nom aussi vénérable. Le mot ancien ne doit s’appliquer qu’à des événements antédiluviens : or, je ne puis vous répondre à cet égard. Mais vous pouvez m’interroger sur la bataille de Flodden, ou me demander les détails sur Bruce et Wallace, sous prétexte de vouloir satisfaire votre curiosité relativement à nos mœurs : je vous répondrai ; et vous savez que ces souvenirs sont de nature à faire bouillir dans mes veines tout le sang des Baliol.

— Fort bien ; mais, en supposant que nous déterminions notre ère, n’appellerez-vous pas l’avènement de Jaques VI au trône d’Angleterre un événement fort ancien ?

— Moi ? non, cousin, non. Je crois que je pourrais vous dire sur cette époque beaucoup plus de choses que les gens d’aujourd’hui n’en savent. Je vous dirai, par exemple, que comme Jacques galopait vers l’Angleterre, emportant sac et bagage, il fut arrêté près de Cockensie par le convoi funèbre du comte de Winton, le vieux et fidèle serviteur de sa malheureuse mère, la pauvre Marie ! Ce fut un sinistre présage, et on en vit la preuve, cousin. »

Je ne cherchai point à poursuivre ce sujet, sachant bien que mistress Baliol n’aimait pas à être questionnée sur l’article des Stuarts, dont elle déplorait d’autant plus amèrement les malheurs que son père avait épousé leur cause. Cependant son attachement à la dynastie actuelle étant sincère et même ardent, par la raison puissante que sa famille avait servi le feu roi dans la paix comme à la guerre, elle était assez embarrassée pour concilier ses opinions, relativement à la famille exilée, avec les sentiments qu’elle professait pour la famille actuelle. En définitive, comme un grand nombre d’anciens jacobites, elle se résignait à être tant soit peu inconséquente avec elle-même, par la pensée consolante que maintenant les choses étaient ce qu’elles devaient être, et qu’il n’y avait aucune utilité à jeter un regard trop scrupuleux sur les temps passés, et à examiner de trop près ce qui était juste ou injuste un demi-siècle auparavant.

« Les montagnes d’Écosse, lui dis-je, doivent être pour vous une mine féconde de souvenirs : vous avez été témoin des changements survenus dans cette contrée primitive, et vous avez vu une race peu éloignée de la première période sociale se mêler et se fondre dans la grande masse de la civilisation. Ceci n’a pu arriver sans des événements remarquables, chapitres intéressants dans l’histoire de l’humanité.

— Cela est bien vrai, répondit mistress Baliol : on croirait que de tels événements ont dû faire de fortes impressions sur ceux qui en ont été témoins, et cependant à peine ont-ils paru les remarquer. Quant à moi, je ne suis pas née dans les montagnes, et les anciens chefs des Highlands (j’en ai connu plusieurs) avaient dans les manières bien peu de chose qui les distinguât de la noblesse des basses terres, quand ils venaient à Édimbourg, et quand ils quittaient leur costume national pour se mêler à la société de la métropole. Leur caractère naturel ne se déployait que chez eux, parmi les clans. Car n’allez pas vous imaginer qu’ils s’amusaient à faire les fanfarons sur la place de la Croix[99], avec leurs plaids et leurs claymores, et qu’ils se présentaient dans les assemblées avec leurs kilts[100] et leurs toques.

— Je me rappelle, repris-je, que Swift, dans son journal, dit à Stella qu’il avait dîné chez un noble Écossais avec deux chefs montagnards, hommes aussi bien élevés qu’il en eût jamais rencontré.

— C’est très-probable, répliqua mon amie, les extrêmes de la société se touchent de beaucoup plus presque le doyen de Saint-Patrick ne s’y attendait peut-être. Le sauvage même est poli jusqu’à un certain point. D’ailleurs, marchant toujours armés et ayant la plus haute idée de leur noblesse et de leur importance, ils se conduisaient les uns envers les autres, et même à l’égard des habitants des basses terres, avec une politesse et un cérémonial qui leur donnaient quelquefois la réputation d’être affectés et peu sincères.

— La fausseté, repris-je encore, appartient à la première époque de la société, aussi bien que cette cérémonieuse déférence, et toutes ces formes que nous sommes convenus d’appeler politesse. Un enfant n’aperçoit pas la moindre beauté morale dans la vérité avant d’avoir été fustigé une demi-douzaine de fois comme menteur. Il est si facile, et, en apparence, si naturel de nier ce dont il n’existe aucune preuve évidente qu’un sauvage ment pour s’excuser, aussi bien qu’un enfant, et cela, presque avec le même instinct qui le pousse à lever la main pour protéger sa tête. Le vieux dicton : « Avoue et sois pendu, » est un argument à l’appui de ceci. J’ai lu l’autre jour dans le vieux Birrel un trait remarquable. Il raconte que Mac Gregor de Glenstrae, et quelques-uns de ses gens s’étaient rendus à l’un des comtes d’Argyle, sous la condition expresse qu’ils seraient conduits sains et saufs en Angleterre. Le Mac Callum Mhor de l’époque tint sa parole à la lettre. Comment le fit-il ? Il envoya effectivement ses captifs à Berwick, où on leur fit faire une promenade de l’autre côté de la Tweed ; mais ce fut sous l’escorte d’une forte garde, qui les ramena à Édimbourg, où ils furent remis entre les mains de l’exécuteur. Birrel appelle cela une promesse de Highlandais.

— Eh bien, dit mistress Baliol, je puis ajouter que beaucoup de chefs montagnards que j’ai connus autrefois avaient été élevés en France ; ce qui probablement avait servi à leur donner plus de politesse, sans leur avoir appris peut-être à être plus sincères. Mais on doit considérer une chose : appartenant à une faction vaincue, et qui jouissait de peu d’influence dans l’état, ils étaient souvent forcés d’user de dissimulation ; et leur fidélité constante pour leurs amis doit compenser dans votre esprit la mauvaise foi avec laquelle ils ont agi en certaines circonstances à l’égard de leurs ennemis, et vous empêcher de juger trop sévèrement les pauvres Highlandais. Ils étaient alors dans une situation sociale où de brillantes lumières contrastent fortement avec des ombres épaisses.

— C’est justement où je voulais vous amener, ma belle cousine ; c’est pour cela qu’ils doivent offrir les sujets les plus propres à la composition littéraire.

— Et, pour devenir auteur, vous avez besoin, mon ami, de mes vieilles histoires et de mes contes populaires ? Mais n’y a-t-il pas eu déjà trop d’auteurs qui ont suivi cette route ? Il est certain que les montagnards ont offert une mine abondante aux écrivains ; mais cette mine a été bien exploitée, et le plus joli air, comme vous savez, devient commun, dès que la vielle ou l’orgue de barbarie s’en empare.

— Que l’air ait un mérite réel, il redeviendra bientôt à la mode, s’il est joué par un bon instrument, et si un artiste habile sait en tirer le parti convenable, répondis-je.

— Allons ! » s’écria mistress Baliol en fermant sa bonbonnière, « nous sommes heureux ce soir, M. Croftangry, de la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, vous croyez pouvoir rendre au tartan le lustre qu’il a perdu en passant par tant de mains ?

— Avec votre secours, et à l’aide des matériaux que vous pouvez fournir, ma chère dame, je crois que cela est très-possible.

— Eh bien, nous verrons à faire de notre mieux. Mais tout ce que je sais sur nos montagnes est de bien peu d’importance. Vraiment, je ne connais guère à ce sujet que ce que j’ai appris de Donald Mac Leish.

— Et qui était ce Donald Mac Leish ?

— Ni un barde, ni un conteur d’histoires, je vous assure, ni un moine, ni un ermite, puissantes autorités en fait de vieilles traditions, comme vous savez. Donald était le meilleur postillon qui ait jamais conduit une chaise à deux chevaux, depuis Glencoe jusqu’à Inverrary. Je vous préviens que, quand je vous donnerai mes anecdotes montagnardes, vous verrez souvent le nom de Donald Mac Leish. Il fut le galant chevalier d’Alice Lambskin et le mien, pendant un long trajet que nous fîmes les montagnes.

— Quand serai-je assez heureux pour posséder ces précieux souvenirs ? Vous ne me répondez guère à cet égard, que comme Harley répondit au pauvre Prior :

Accordez-vons ce que Mathieu demande ?
Oui, répondit le comte : à demain mon offrande.

— Eh bien, beau cousin, si vous commencez à me faire des reproches, je vous rappellerai que neuf heures sont sonnées à l’horloge de l’abbaye, et qu’il est temps de vous retirer à Little-Croftangry. Quant à ma promesse de vous aider dans vos recherches d’antiquaire, soyez certain qu’un jour viendra où je la remplirai dans toute son étendue ; et cette promesse-là ne sera pas comme celle du Highlandais dont parle votre vieux citadin. »

Dès ce moment, je commençai à deviner l’intention de mon amie et le motif de ces délais. Mon cœur fut oppressé en songeant que, si j’obtenais les détails désirés, ce serait probablement sous la forme d’un legs. En effet, le paquet qui me fut remis après le triste événement renfermait plusieurs anecdotes sur les habitants des montagnes. Mon premier choix tomba sur celle qui suit, principalement parce qu’elle eut une grande influence sur les sentiments de mon censeur féminin, Janet Mac Evoy, qui pleura amèrement lorsque je lui en fis la lecture.

Ce n’est cependant qu’une histoire fort simple, et qui n’aura probablement que peu d’intérêt pour toute personne placée au-dessus de Janet sous le rapport de l’intelligence et du rang social.


  1. Personnage fanfaron du drame de Ben Johnson. a. m.
  2. Allusion à la tentative du prince Charles-Édouard, petit fils de Jacques II, tentative qui a fourni le sujet de Waverley. a. m.
  3. Période de soixante-trois à soixante-quatre ans, la plus dangereuse, dit-on, de la vie humaine. a. m.
  4. Il s’agit du local où siégeait autrefois le parlement d’Écosse, et où se tient à présent la Cour de justice. a. m.
  5. Trois auberges d’Édimbourg. a. m.
  6. Impasse où existe une fameuse taverne, à Édimbourg. a. m.
  7. Le texte dit : Je mis mes terres en nourrice ; I put my estate out to nurse : ce qui exprime assez bien l’abandon qu’un seigneur anglais a coutume de faire volontairement d’une certaine portion du revenu de ses terres pour en éteindre les hypothèques. a. m.
  8. Voir sur Holy-Rood la note insérée au commencement de notre traduction du roman de Walter Scott, publiée sous le titre du Jour de Saint-Valentin. (La Jolie fille de Perth.) a. m.
  9. Êtres imaginaires qui figurent dans les writs ou actes de prise de corps. Ces individus fictifs sont censés poursuivre les débiteurs, et les appréhender au corps. Quand un débiteur a peur d’être arrêté, il exprime sa crainte en disant : J’ai peur de John Doe et de Richard Roe. a. m.
  10. Le Parc du Roi, promenade publique, grande étendue de terrain, à un coin duquel se trouve le château de Holy-Rood. a. m.
  11. High Street, principale rue de l’ancienne ville d’Édimbourg, longue d’environ un mille, et aboutissant à celle de la Canongate, qui mène au château royal de Holy-Rood. a. m.
  12. Porte de l’eau, porte à l’entrée de la Canongate, une des sorties d’Édimbourg, conduisant vers la mer. a. m.
  13. Les jardins de Sainte-Anne faisaient partie de King’s Park, et touchaient presque au palais de Holy-Rood. a. m.
  14. Auteur d’une description d’Édimbourg. a. m.
  15. Mot à mot, siége d’Arthur, éminence dépendante de King’s Parck, près d’Édimbourg ; espèce de pain de sucre, haut d’environ mille pieds au-dessus de la mer.
  16. Rochers de basalte, de cent à cent cinquante pieds de haut, perpendiculaires du côté d’Holy-Rood, et s’abaissant en pente douce du côté de la mer. a. m.
  17. Le mot Canongate signifie Porte des Chanoines ; et la partie de la rue qui porte encore ce nom le devait aux chanoines réguliers de l’abbaye d’Holy-Rood, les édifices appartenant à ces moines comme les plus nombreux dans cette rue, du temps de Jacques V. a. m.
  18. Terme moyen. a. m.
  19. An iron race, une race de fer, dit Gray. a. m.
  20. Libertas : quæ, sera, tamen respexit inertem.
    Bucolica, Ecloga 1.

    La liberté,
    Elle vint un peu tard relever mon courage.

    Traduction de M. Tissot.
  21. C’est-à-dire, le métal même. a. m.
  22. Bijoutiers de la couronne, à Londres a. m.
  23. Mortua quin etiam jungebat corpora vicis.
    Énéid, liv. viii, 485

    Il liait des cadavres à des hommes vivants. a. m.
  24. Cette faiblesse de l’esprit, plus fatale encore que la privation de nos membres, qui ne reconnaît plus ni les noms de nos serviteurs, ni les traits d’un ami. a. m.
  25. Ce personnage était maître des cérémonies et des bals à Bath. a. m.
  26. Partie supérieure de Clydesdale ou Lanark, vers Glascow. a. m.
  27. Il régna dans le xe siècle.
  28. Embouchure de la rivière de Forth, près d’Édimbourg, dans l’océan Germanique ; elle a cinq ou six lieues de largeur entre Leith et Kirkcaldy. a. m.
  29. Lenthy, dit le texte : les Américains ont inventé ce mot, lequel n’est pas anglais.
  30. Nom d’un fameux imprimeur d’Édimbourg, dont les éditions sont très-recherchées. C’est aussi le titre d’un cercle d’antiquaires un bibliomanes. a. m.
  31. Nous savons que ces choses ne sont rien, ou nous pouvons à peine les appeler nôtres. a. m.
  32. Wrong side of the blanket, c’est-à-dire, un enfant naturel ; proverbe usité en Écosse. a. m.
  33. Inquisitio post mortem, c’est-à-dire, l’acte mortuaire. La bataille près de Branxton, plus connue sous le nom de bataille de Flodden-Field, dans le nord de l’Angleterre, est fameuse par la déroute qu’y éprouva l’armée écossaise, sous le roi Jacques IV : ce monarque y périt, et il fut impossible de retrouver son corps. a. m.
  34. Dale signifie vallée. a. m.
  35. Où les troupes de Marie Stuart furent mises en déroute. a. m.
  36. He took the sheaf from the mare, c’est-à-dire qu’il abjura ses principes politiques et que, au lieu de rester jacobite, il accepta le pardon offert par la maison de Hanovre. a. m.
  37. Ces rochers sont appelés dans le pays Cairngorm. a. m.
  38. Traduction littérale de la formule des annonces, desirable estate for sale. a. m.
  39. Extrémité septentrionale de l’Écosse, sur la mer du Nord. a. m.
  40. Extrémité méridionale de l’Écosse, Cornhill-Bridge est proprement un pont sur la Tweed ; Ladykirk est une petite ville d’Écosse. a. m.
  41. Ostler, mot qui veut dire palefrenier. a. m.
  42. Sunt quos curriculo pulverem… Collegisse juvat. Hor., lib. I, od. 1.
  43. Une des plus belles chutes de la Clyde, près du château de Corra. a. m.
  44. Sat. II, liv. ii, traduct. de Daru. a. m.
  45. And a bittock et un peu plus ; comme un demi-mille, mais quelquefois le bittock est plus que le mille. a. m.
  46. Le Fairntosh est la meilleure espèce d’eau-de-vie de grain distillée en Écosse : elle est souvent préparée en fraude, le petit alambic propre à cette distillation étant prohibé. Le whisky est le terme générique de l’eau-de-vie distillée. Le whisky, mêlé à de l’eau, forme la boisson appelée grog ; en y ajoutant du sucre, on la nomme tody ; et avec du jus de citron en outre, c’est du punch. a. m.
  47. Corruption écossaise des trois mots anglais reading-made-easy, c’est-à-dire, la lecture rendue aisée. a. m..
  48. Luckie, en écossais, veut dire mère ; et la femme Steele veut qu’on l’appelle la mère Steele. a. m.
  49. L’auteur fait ici un jeu de mots entre écusson (scutcheon), et coussin (cushion), expressions anglaises qui offrent quelque analogie dans leur prononciation respective. a. m.
  50. Ces trois rimes redoublées se nomment en anglais un triplet ; on en voit de fréquents exemples dans Pope. a. m.
  51. Allusion à un passage de la tragédie de Douglas, de Home. a. m.
  52. On se rappelle qu’Auld Reekie (la vieille enfumée) est une manière de désigner la ville d’Édimbourg. a. m.
  53. Personnage d’une comédie de Macklin, intitulée l’Homme du monde.
  54. La campagne à la ville. a. m.
  55. Ce Pompée dans la comédie de Shakspeare est le valet d’une maison de débauche. a. m.
  56. Le mot écossais qui exprime au figuré un déplaisir soudain : on l’emploie au propre en parlant des bouffées de fumée qui remplissent une chambre, et dans ce cas, sous forme d’exclamation, fuff ! a. m.
  57. Ce mot veut dire un vaurien, un homme sans aveu. a. m.
  58. Mots celtiques signifiants Ayez pitié de nous. a. m. !
  59. Esquire, c’est-à-dire écuyer ou homme comme il faut. Ce titre est aussi prodigué en Angleterre que le don en Espagne, et le de en France. a. m.
  60. C’est-à-dire, consacrée à une seule famille, comme les maisons de Londres et de la nouvelle ville d’Édimbourg ; car les maisons où demeurent plusieurs ménages sont anciennes, comme la ville vieille d’Édimbourg, distribuée à l’instar de Paris. a. m.
  61. Little, veut dire petit. a. m.
  62. Petit bourg à une lieue d’Édimbourg, sur le bord de l’Océan, et où l’on va prendre les eaux de mer. a. m.
  63. Espèce de buffle ou bœuf sauvage, le plus grand des quadrupèdes, après l’éléphant et le rhinocéros. a. m.
  64. D’Addisson. a. m.
  65. De Mackensie. a. m.
  66. The Rambler (le Rôdeur) de Johnson. a. m.
  67. La fontaine de Saint Anthony, ou Saint-Antoine, est une petite source près du palais d’Holy-Rood. a. m.
  68. Nouvelle ville. a. m.
  69. Vieille ville. a. m.
  70. Comme qui dirait : Allons, mille bombes ! car le mot carajo est intraduisible pour des oreilles pudiques.
  71. Rue d’Édimbourg, vers le haut de la Canongate. a. m.
  72. Une des plus belles rues de la nouvelle ville d’Édimbourg. a. m.
  73. Rivière qui se jette dans la mer au-dessus d’Édimbourg. a. m.
  74. Ville du comté de Fife, vis-à-vis de Leith, qui est le port d’Édimbourg. a. m.
  75. Un des plus grands et des plus riches comtés d’Écosse, lequel est quelquefois encore emphatiquement appelé royaume. a. m.
  76. Petite ville où existe une université pour les humanités. a. m.
  77. L’Angleterre, par rapport à l’Écosse. a. m.
  78. Bourg d’Écosse où existent des manufactures de drap. a. m.
  79. Maîtresse de Samson. a. m.
  80. Œufs d’esturgeon. a. m.
  81. Personnage de Shakspeare, dans Henri V. a. m.
  82. Personnage d’une tragédie de Dryden. a. m.
  83. Bristol est un des plus grands ports de commerce de l’Angleterre, situé vis-à-vis de l’Irlande, un peu plus bas que Liverpool. Vers d’une ballade.
  84. Traduction de la Zaïre de Voltaire.
  85. En Écosse, les domestiques mâles tricotent comme les femmes. a. m.
  86. Le South Back est une rue au sud de la Canongate, avec des maisons d’un côté, et des jardins de l’autre. a. m.
  87. Manche à balai, au bout duquel sont attachés des cordonnets de laine, pour laver les parquets des maisons. a. m.
  88. An iron rasp, espèce de barre de fer avec des dents, sur lesquelles un anneau en passant fait un bruit aigu. a. m.
  89. Les gens de la campagne en Écosse vont généralement pieds nus. a. m.
  90. Régiment écossais en costume national. a. m.
  91. Femmes savantes ou beaux esprits. a. m.
  92. Thésée, duc d’Athènes, personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakspeare, acte IV, scène i. a. m.
  93. La comtesse d’Eglington encouragea les premiers chants du poète écossais, Allan Ramsay, auteur du Gentle shepherd, le Gentil berger. a. m.
  94. Où se tient la cour à Londres. a. m.
  95. Marché aux poissons, à Londres. a. m.
  96. Le duc d’Yorck, qui régna sous le nom de Jacques II, devenu suspect au parlement d’Angleterre à cause de sa religion, demeurait souvent à Holy-Rood : Marie d’Est, son épouse, prodiguait, par politique, les fêtes et les bals à la noblesse écossaise. a. m.
  97. Pays des fées. a. m.
  98. Avant la réunion de l’Écosse à l’Angleterre. a. m.
  99. Dans High Street. a. m.
  100. Kilt, jupon écossais. a. m.