Les Chroniques de la Canongate (Montémont)/Introduction

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 2p. 5-15).



INTRODUCTION




Tous ceux qui connaissent l’histoire des premiers temps du théâtre italien savent qu’Arlequin, dans la conception originale, ne se borne pas, comme sur notre théâtre, à faire des miracles avec son sabre de bois, à entrer et à sortir par la fenêtre ; mais on trouve en lui, ainsi que l’indique sa veste bigarrée, un bouffon ou un clown dont la bouche, loin d’être éternellement fermée, laisse échapper, comme celle de notre Touchstone[1], une foule de quolibets, de railleries piquantes et de saillies ingénieuses, la plupart improvisées. Il n’est pas facile de deviner pourquoi on lui donna son masque noir, qui représentait anciennement la figure d’un chat ; mais il paraît que le masque était essentiel à ce rôle, comme le prouvera l’anecdote suivante.

Un acteur du Théâtre Italien, établi à la Foire Saint-Germain, à Paris, était renommé pour la vivacité et la hardiesse de son esprit, les saillies brillantes et les reparties heureuses dont il assaisonnait à pleines mains son rôle de bouffon. Quelques critiques, qui avaient moins de jugement que de bienveillance pour un acteur favori, s’imaginèrent de lui adresser certaines remontrances au sujet de son masque bizarre. Ils se dirigèrent adroitement vers leur but en lui faisant observer que ce déguisement insignifiant jetait une teinte burlesque et ridicule sur son esprit cultivé et vraiment attique, sur l’originalité de ses saillies, et sur son heureuse facilité pour le dialogue : certes, de pareils talents produiraient bien plus d’effets s’ils étaient secondés par la vivacité de son regard et l’expression naturelle de ses traits. La vanité de l’acteur une fois mise en jeu, il se décida facilement à tenter l’expérience. Il joua Arlequin à visage découvert, et tout le monde fut d’avis qu’il avait complètement échoué. Il avait perdu la hardiesse que lui donnait le sentiment de l’incognito, et, avec elle cette imperturbable gaieté qui donnait tant de vivacité à son jeu. Il maudit ses conseillers et reprit son masque grotesque ; mais jamais, ajoute-t-on, il ne put retrouver l’insouciante et heureuse légèreté qu’il avait puisée d’abord dans la conscience de son déguisement.

Peut-être l’auteur de Waverley est-il sur le point de courir un danger du même genre, et de risquer sa popularité pour avoir quitté l’incognito. Ce n’est certainement pas une expérience volontaire que je tente comme Arlequin ; car, mon intention première était de ne jamais avouer les nouvelles dont je me reconnais aujourd’hui l’auteur : seulement, pendant ma vie, les manuscrits originaux avaient été soigneusement conservés, quoique plutôt par les soins des autres que par les miens, dans le dessein de servir de preuve évidente de la vérité, quand l’époque de la faire connaître serait arrivée. Mais les affaires de mes éditeurs étant malheureusement passées en d’autres mains, je compris que je n’avais plus le droit de compter sur le secret de ce côté : ainsi mon masque, comme celui de ma tante Dinah, dans Tristram Shandy, ayant commencé à s’user un peu du côté du menton, force me fut de le mettre de côté de bonne grâce, si je ne voulais le voir tomber morceau par morceau.

Cependant je n’avais pas la plus légère intention de choisir pour cette révélation le moment et le lieu où elle fut accomplie. Il n’y eut non plus rien de concerté entre mon savant et respectable ami lord Meadowbanck[2] et moi dans cette occasion. Ce fut, comme le lecteur le sait probablement, le 23 février dernier[3], dans une assemblée publique convoquée pour l’établissement d’une caisse de retraite pour les artistes dramatiques, que cette communication eut lieu. Avant qu’on se mît à table, lord Meadowbank me demanda si je désirais encore garder l’incognito sur ce qu’il appelait les romans Waverley. Je ne compris pas immédiatement où tendait la question de Sa Seigneurie, quoique, avec un peu de réflexion, il m’eût été facile de le deviner, et je répondis qu’il y avait maintenant tant de gens dans le secret, que j’étais devenu indifférent sur ce point. Ce fut ce qui porta lord Meadowbank, tout en me faisant l’honneur de proposer ma santé à l’assemblée, à dire, au sujet de ces romans, quelques mots qui me désignaient si clairement pour en être l’auteur, qu’en gardant le silence je me serais trouvé convaincu soit de la paternité réelle, soit du tort beaucoup plus grand de solliciter indirectement des louanges auxquelles je n’avais aucun titre. Je me trouvai donc, à l’improviste, placé dans le confessionnal, n’ayant que le temps de me rappeler que j’y avais été conduit par la main d’un ami, et que je ne pouvais trouver une meilleure occasion de mettre publiquement de côté un déguisement qui commençait à ressembler à un masque reconnu.

Je fus donc dans l’obligation pénible de m’avouer, devant une société nombreuse et respectable, pour le seul et unique auteur de ces romans Waverley, dont la paternité semblait destinée à soulever un jour une piquante controverse. Je crois maintenant devoir ajouter que, tout en prenant sur moi seul le mérite et le démérite de ces compositions, je reconnais avec gratitude qu’il m’a été communiqué de différentes parts des légendes et des idées qui ont servi de base à plusieurs de mes compositions, ou qui y ont trouvé place en forme d’épisodes. Je signalerai surtout la constante obligeance de M. Joseph Train, inspecteur de l’excise à Dumfries, aux recherches infatigables duquel j’ai été redevable de plusieurs traditions intéressantes et de quelques faits dignes de la curiosité d’un antiquaire. Ce fut M. Train qui me remit en mémoire l’histoire du Vieillard des tombeaux, quoique j’eusse eu moi-même, vers l’an 1792, une entrevue personnelle avec ce célèbre personnage, que j’avais trouvé livré à sa tâche habituelle. Il s’occupait alors de réparer les pierres tumulaires des presbytériens morts, pendant leur captivité, dans le château de Dunnotar, où un assez grand nombre de ces sectaires avaient été renfermés à l’époque du soulèvement d’Argile. Le lieu de leur réclusion est encore appelé la Prison des Whigs. M. Train me procura cependant sur ce singulier personnage des renseignements étendus que je n’avais pu obtenir de lui-même durant une courte conversation. Il était, comme j’ai pu le dire quelque autre part, natif de la paroisse de Closeburn, dans le comté de Dumfries ; et l’on croit que des chagrins domestiques, joints à un sentiment de dévotion, l’engagèrent à se livrer au genre de vie errante qu’il mena pendant si long-temps. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Robert Patterson, laquelle arriva sur la grande route près de Lockerby, où on le trouva expirant. Le petit pony blanc, compagnon de tant de pèlerinages, était à côté de son maître mourant, et le tout formait un tableau qui n’était pas indigne d’un pinceau habile. Ce fut M. Train qui m’apprit ces détails.

Une autre dette que je m’empresse d’acquitter est celle que j’ai contractée envers une correspondante inconnue : il s’agit d’une dame[4] qui me fit la faveur de me communiquer l’histoire d’une personne de son sexe, remarquable par la droiture et la rectitude de ses sentiments et de ses principes. J’en ai fait Jeanie Deans dans la Prison du Mid Lothian. Son refus de sauver la vie de sa sœur par un parjure, et le voyage qu’elle fit à Londres pour obtenir la grâce de la condamnée, me furent donnés comme des faits réels par mon aimable et obligeante correspondante : c’est là ce qui me fit envisager la possibilité de rendre un personnage imaginaire intéressant par la seule dignité de son esprit et la rectitude de ses principes joints à un caractère tout uni et au simple bon sens, sans rien avoir de la beauté, de la grace, de l’esprit et des talents auxquels il semble qu’une héroïne ait un droit incontestable. Si la peinture de ce caractère fut accueillie du public avec quelque intérêt, je sens combien j’en ai été redevable à la vérité et à la vigueur de la première esquisse, que je regrette de ne pouvoir présenter au public.

De vieux livres bizarres, et une collection considérable de légendes de famille m’offrirent une autre mine si vaste à exploiter, qu’il était très-probable que les forces manqueraient à l’artisan avant les matériaux. Je citerai, pour en donner un exemple, la terrible catastrophe de la Fiancée de Lammermoor, qui arriva réellement dans une famille écossaise de haut rang. Une de mes parentes qui me communiqua cette triste histoire, il y a bien des années, était elle-même étroitement liée avec la famille dont il s’agit, et elle ne racontait jamais le fatal événement sans un air de mystérieuse mélancolie qui en augmentait l’intérêt. Elle avait connu, dans sa jeunesse, ce frère de la malheureuse victime, que j’ai peint galopant joyeusement vers l’église : quoique enfant alors, et fort occupé de la figure élégante qu’il faisait en tête du cortége nuptial, il ne put s’empêcher de remarquer que la main de sa sœur était froide et humide comme celle d’une statue. Il est inutile d’écarter davantage le voile de cette scène de douleur domestique ; car, bien que plus de cent ans se soient écoulés depuis la catastrophe, la publicité pourrait être désagréable aux représentants des familles qui devraient figurer dans cette narration. Il peut être bon d’ajouter que j’ai reproduit les événements, mais que je n’ai eu ni l’intention ni les moyens de copier les mœurs ou de tracer les caractères des personnages intéressés dans l’histoire véritable.

Je puis même dire ici, en termes généraux, que, tout en regardant les caractères historiques comme des sujets dont la fidèle peinture est permise à tout le monde, je n’ai, dans aucun cas, violé le respect dû à la vie privée. À la vérité, il était impossible que des traits de caractère appartenant à des individus morts ou vivants, avec lesquels j’avais eu des liaisons de société, ne se présentassent pas sous ma plume dans des ouvrages tels que Waverley et ceux qui suivirent ; mais je me suis fait une constante étude de généraliser les portraits, de telle sorte que l’ensemble parût une production de l’imagination, quoique offrant quelque ressemblance avec des êtres réels. Cependant je dois avouer qu’en cela mes efforts n’ont pas toujours réussi. Il y a des hommes dont le caractère est tellement prononcé, que la peinture d’un des principaux traits vous met inévitablement devant les yeux le personnage entier dans toute son individualité. C’est ainsi que le caractère de Jonathan Oldbuck, dans l’Antiquaire, fut en partie fondé sur celui d’un ancien ami de ma jeunesse, à qui je dois la connaissance de Shakspeare, et d’autres bienfaits inappréciables. Je croyais en avoir tellement altéré la ressemblance, qu’aucun être vivant ne pourrait le reconnaître. Je me trompais toutefois, et j’avais exposé le secret que je désirais garder ; car j’ai appris récemment qu’un homme des plus respectables, l’un des amis peu nombreux de mon père qui lui eussent survécu, et de plus critique éclairé[5], avait dit, lorsque cet ouvrage parut, qu’il savait avec certitude quel en était l’auteur, ayant reconnu dans l’Antiquaire de Monkbarns des traits appartenant au caractère d’un très-intime ami de ma famille.

Je ferai aussi remarquer ici que l’échange de procédés nobles et généreux entre le baron de Bradwardine et le colonel Talbot est un fait exact. Voici les circonstances réelles de cette anecdote, aussi honorable pour le whig que pour le tory.

Alexandre Stewart d’Invernahyle, nom que je ne puis écrire sans un vif sentiment de gratitude envers l’ami de mon enfance, qui le premier me fit connaître les Hautes Terres d’Écosse, leurs traditions et leurs mœurs, Alexandre Stewart, dis-je, avait pris une part active aux troubles de 1745. En chargeant, à la bataille de Preston avec son clan, les Stuarts d’Appines, il vit un officier de l’armée ennemie seul et debout à côté d’une batterie de quatre canons : celui-ci fit encore feu de trois pièces sur les montagnards qui s’avançaient ; après quoi il tira son épée. Invernahyle s’élança sur lui et le somma de se rendre. « Jamais à des rebelles ! » fut l’intrépide réponse de l’Anglais, réponse accompagnée d’une botte que l’Écossais reçut sur son bouclier. Au lieu de se servir de son sabre pour attaquer son ennemi, alors sans défense, Stewart en fit usage pour parer un coup de hache dirigé sur l’officier par le meunier qui faisait partie de sa troupe, vieux montagnard, à figure révêche, que je me rappelle bien avoir vu. Se voyant le plus faible, le lieutenant-colonel Whiteford, homme distingué par son rang et sa fortune, non moins que par sa bravoure, rendit son épée, ainsi que sa bourse et sa montre, qu’Invernahyle reçut pour les dérober à la rapacité de ses gens. Quand la bataille fut terminée, M. Stewart revint chercher son prisonnier, et ils furent présentés l’un à l’autre par le célèbre Jean Roy Stewart, qui apprit au colonel quel était celui qui l’avait fait prisonnier, et lui fit sentir la nécessité de recevoir de lui des objets qui lui appartenaient, et que l’officier anglais paraissait disposé à laisser aux mains entre lesquelles ils étaient tombés. Il s’établit entre eux une si grande confiance, qu’Invernahyle obtint du Chevalier (c’est-à-dire, du prince Charles Édouard), la liberté de son prisonnier sur parole : bientôt après, ayant été envoyé dans les Hautes Terres pour y lever des hommes, il alla rendre visite au colonel dans sa propre maison, et y passa deux jours très-agréablement avec lui et ses amis whigs, sans que d’aucun côté on pensât à la guerre civile qui désolait le royaume.

Lorsque la bataille de Culloden eut mis un terme aux espérances de Charles-Édouard, Invernahyle, blessé et hors d’état de se mouvoir, fut emporté du champ de bataille par ses fidèles vassaux ; mais, comme il s’était distingué parmi les jacobites, sa famille et ses biens se trouvaient exposés à subir les effets de ce système vindicatif de destruction, qui ne fut que trop souvent exercé dans le pays des insurgés. Ce fut alors le tour du colonel Whiteford de s’employer activement : il fatigua les autorités civiles et militaires de ses sollicitations pour obtenir la grace de celui auquel il devait la vie, ou du moins pour que la proscription ne s’étendît pas jusque sur sa femme et sa famille. Ses efforts furent long-temps sans succès. « Sur toutes les listes, » disait Invernahyle, dont je rapporte les expressions, « on me trouvait toujours avec le sceau réprobateur de la bête. » Enfin, le colonel Whiteford s’adressa au duc de Cumberland, et appuya sa requête de tous les arguments qu’il put imaginer. Repoussé encore une fois, il tira de son sein sa commission ; et, après avoir rappelé les services que lui et sa famille avaient rendus à la maison de Brunswick, il demanda qu’il lui fût permis de renoncer au grade qu’il avait dans l’armée, puisqu’il lui était refusé de prouver sa reconnaissance à l’homme qui lui avait sauvé la vie. Le duc, frappé de tant de véhémence, le pria de reprendre sa commission, et lui accorda la protection qu’il demandait pour la famille d’Invernahyle.

Le chef lui-même resta caché dans un souterrain voisin de sa maison, devant laquelle était campé un petit corps de troupes régulières. Il pouvait entendre faire l’appel tous les matins, et battre la retraite le soir au quartier : aucun changement de sentinelle ne lui échappait. Comme on soupçonnait qu’il était caché dans quelqu’endroit de ses domaines, sa famille était sévèrement surveillée, et se trouvait obligée d’employer les plus grandes précautions pour lui faire passer de la nourriture : on se servait d’une de ses filles, enfant de huit à dix ans, comme de l’agent le moins suspect. Elle prouva, entre mille exemples, combien des circonstances difficiles et dangereuses peuvent donner, avant le temps, d’intelligence et de pénétration. Elle avait fait connaissance avec les soldats, et se familiarisa tellement avec eux, qu’ils ne faisaient plus attention à aucun de ses mouvements. Elle s’en allait donc errer dans le voisinage du souterrain et déposer la petite provision de nourriture qu’elle avait pu prendre, sous quelque grosse pierre et dans les racines de quelque arbre, de manière que son père pût la trouver lorsqu’il se glissait, la nuit, hors de son asile. Les temps devinrent meilleurs, et mon excellent ami fut sauvé de la proscription par l’acte d’amnistie. Telle est l’histoire intéressante que j’ai plus défigurée qu’embellie par la manière dont je l’ai rapportée dans Waverley.

Ces détails, ainsi que plusieurs autres circonstances qui servent de texte aux romans en question, ont été communiqués par moi à un ami vivement regretté, feu William Erskine (juge écossais portant le titre de lord Kinedder), lequel ensuite fit une critique beaucoup trop indulgente des Contes de mon hôte, dans la Revue du trimestre de janvier 1817[6]. On trouve, dans le même article, quelques autres éclaircissements sur ces romans que j’avais fournis moi-même à l’ami distingué qui s’était donné la peine d’en faire l’analyse. Le lecteur curieux de ces renseignements trouvera, dans le morceau dont il s’agit, l’original de Meg Merrilies[7] et de deux ou trois caractères du même genre.

Je puis lui apprendre aussi que les circonstances tragiques et atroces qu’on suppose avoir précédé la naissance de Allan Mac Aulay dans la Légende de Montrose, se passèrent réellement dans la famille de Stewart d’Aadvoirloch. La gageure au sujet des flambeaux qui furent remplacés par des porteurs de torches écossais, fut faite et gagnée par un des Mac Donald de Keppoch.

Il ne peut être très-amusant de chercher quelques grains de vérité qui peuvent se trouver répandus dans toute cette masse de vaines fictions ; cependant, avant de renoncer à ce sujet, je dirai un mot des diverses localités qu’on a cru reconnaître dans les différentes descriptions que contiennent ces romans. Wolf’s Hope, par exemple, a été pris pour Fast-Castle dans le Berwirkshire, Tillietudlem pour Draphane dans le Clydesdale, et la vallée appelée Glendearg dans le Monastère, pour le vallon d’Allan, au-dessus de la villa de lord Sommerville, près de Melrose. Je n’ai autre chose à dire, sinon que, dans ces cas et dans d’autres, mon intention n’a été de décrire aucun lieu particulier, et qu’il ne peut y avoir là qu’une de ces ressemblances vagues et générales, telles qu’il en existe entre des localités du même genre. La côte d’Écosse, véritable côte de fer, présente sur ses hauteurs et sur ses promontoires cinquante châteaux tels que celui de Wolf’s Hope. Chaque comté a une vallée qui ressemble plus ou moins à Glendearg, et si des châteaux comme Tillietudlem, si des manoirs semblables à celui du baron de Bradwardine se rencontrent moins fréquemment aujourd’hui, c’est là un effet de cette rage de détruire, qui a fait disparaître, ou a ruiné tant d’anciens monuments, lorsqu’ils n’étaient pas protégés par une situation inaccessible.

Les fragments de poésie qui ont été mis en tête des chapitres de la plupart de ces romans sont quelquefois tirés de mes lectures, ou cités de ma mémoire ; mais plus généralement ils sont tout simplement de mon invention. J’avais trouvé fort fastidieux de fouiller dans la collection des poëtes anglais pour y puiser des épigraphes convenables. De même que le machiniste qui, après avoir épuisé tout le papier blanc qu’il avait pour figurer la neige, continua de faire neiger avec du papier brun, je mis ma mémoire à contribution tant qu’il me fut possible, et lorsqu’elle me manqua, j’appelai l’imagination à son secours. Je dirai même que, dans quelques endroits où des noms réels sont mis au bas de citations supposées, il serait assez inutile de chercher ces dernières dans les œuvres des auteurs en question. Ce serait imiter le docteur Watts et quelques autres graves personnages qui ont bouleversé des bibliothèques pour retrouver des stances dont le romancier était seul responsable.

Pendant que je suis dans le confessionnal, le lecteur attend sans doute de moi que je lui explique les motifs qui m’ont fait persister si long-temps à désavouer les ouvrages que je reconnais maintenant. Il me serait difficile de faire à ceci d’autre réponse que celle du caporal Nym[8] : c’était pour le moment mon caprice, ou mon humeur. Je ferai un aveu d’indifférence qui, je l’espère, ne m’attirera pas le reproche d’ingratitude envers le public, à l’indulgence duquel je suis bien plus redevable de cette espèce de sang-froid qu’à mon faible mérite : j’avouerai, dis-je, que, comme auteur, j’ai mis et mets bien moins d’importance à réussir ou à échouer, que la plupart de ceux qui écrivent ; mes confrères, en général, sont plus avides que moi de gloire littéraire, probablement parce qu’ils y ont de plus justes titres. Ce ne fut qu’après avoir atteint l’âge de trente ans que je fis sérieusement des efforts pour me distinguer comme écrivain, et l’on sait que, à cette époque, les espérances, les désirs et les penchants de l’homme ont acquis quelque chose de trop décisif pour qu’on puisse aisément les détourner de la pente qu’ils ont prise. Lorsque je fis la découverte (car c’en fut vraiment une pour moi) qu’en me livrant à une occupation délicieuse je pouvais aussi amuser les autres ; lorsque je m’aperçus en outre que mes travaux littéraires allaient absorber la plus grande partie de mon temps, j’éprouvai d’abord quelque crainte de me voir livré à ces sentiments d’humeur et de jalousie qui ont obscurci et même dégradé quelquefois le caractère des hommes de lettres les plus célèbres, et les ont rendus, par leurs petites querelles et leur muette irritabilité, la risée des gens du monde. Je résolus donc sur ce point de cuirasser mon cœur (peut-être un critique mordant ajouterait-il mon front) d’un triple airain, et d’éviter autant que possible, de faire d’un succès littéraire l’objet de mes pensées et de mes vœux, de crainte que la paix de mon âme et le repos de ma vie ne se trouvassent compromis si je venais à échouer. On pourrait me croire tombé dans une apathie stupide, ou une affection ridicule, si je disais que j’ai été insensible à l’approbation du public, quand il m’a fait l’honneur de m’en donner les témoignages. J’apprécie bien plus hautement encore les liaisons précieuses qu’une éphémère célébrité m’a mis dans le cas de former avec les hommes les plus distingués par leurs talents et leur génie, liaisons qui, j’ose l’espérer, reposent maintenant sur une base plus solide que les circonstances qui les firent naître. Cependant, tout en sentant ces avantages comme un homme doit et peut les sentir, il m’est permis de dire avec vérité et confiance, que j’ai bu dans la coupe flatteuse de la louange, sans m’en laisser enivrer, et que jamais, soit dans ma conversation, soit dans ma correspondance, je n’ai encouragé les discussions qui pouvaient avoir rapport à mes travaux littéraires. Au contraire, j’ai toujours trouvé de tels sujets embarrassants et pénibles, même lorsqu’ils étaient amenés par les motifs les plus flatteurs pour moi.

Je viens d’avouer franchement mes raisons pour garder l’anonyme ; du moins, voilà toutes celles que je crois avoir eues, et le public voudra bien me pardonner ce qu’il y a de personnel dans ces détails, comme nécessairement lié au sujet. L’auteur, si long-temps et si hautement demandé, vient de paraître sur la scène, et de saluer son auditoire… Jusque-là, sa conduite n’est qu’une marque de respect : y rester plus long-temps serait une importunité.

Je ne puis que répéter l’aveu que j’ai déjà fait verbalement, et que je vais maintenant livrer à la presse : oui, je suis le seul et unique auteur des romans publiés sous le nom de l’auteur de Waverley. Je fais cet aveu sans honte, ne croyant pas qu’on y puisse rien reprendre comme contraire à la religion et à la morale : je le fais sans aucun sentiment d’orgueil, car, quel qu’ait pu être leur succès temporaire, je sens combien leur réputation dépend du caprice de la mode ; et, comme je l’ai déjà dit, la conviction de tout ce qu’une pareille gloire a de précaire a modéré en moi le désir de la posséder.

Je dois dire, avant de conclure, que, par suite de liaisons intimes, ou d’une confidence devenue nécessaire, il y avait au moins vingt personnes dans le secret. Or, comme à ma connaissance, il n’y a pas d’exemple qu’une seule ait abusé de cette confiance, je leur en suis d’autant plus obligé, que le peu d’importance du mystère n’était pas fait pour inspirer beaucoup de respect aux initiés.

Quant à l’ouvrage suivant, il avait été conçu, et en partie imprimé long-temps avant que la reconnaissance des romans eût lieu : je commençais le volume en déclarant qu’il n’aurait ni introduction ni préface d’aucun genre. Le long prologue que voici, mis à la tête d’un ouvrage qui n’en devait pas avoir, sert à montrer combien les intentions humaines, dans les choses les plus sérieuses, comme dans les plus insignifiantes, sont sujettes à être contrariées par le cours des événements. Ainsi nous commençons à traverser une large rivière, les yeux fixés sur le point du rivage opposé où nous avons résolu de débarquer, mais graduellement entraînés par le torrent, nous nous trouvons trop heureux de saisir quelque branche ou quelque jonc pour nous aider à en sortir, et à gagner quelque plage lointaine et peut-être dangereuse, souvent bien au-dessous de celle que nous avions choisie d’abord.

Dans l’espoir que le lecteur indulgent voudra bien accorder à un homme connu, et qui doit lui être familier, quelque portion de la faveur qu’il a bien voulu témoigner à l’auteur anonyme, jaloux de son approbation, je le prie de me permettre de me dire


Son très-humble et très-obligé serviteur,
Walter Scott.


Abbotsfort, 1er octobre 1827.





  1. Mot qui veut dire pierre de touche ; personnage d’une comédie de Shakspeare, intitulée : As you like it. Comme il vous plaira. a. m.
  2. L’un des juges de la cour suprême d’Écosse. a. m.
  3. En 1827. a. m.
  4. Feu mistress Goldie.
  5. John Chalmers, membre du barreau de Londres, mort en 1831. a. m.
  6. Quaterly review. a. m.
  7. Voir Guy-Mannering. a. m.
  8. Shakspeare, Henri V. a. m.