Les Cinq/II/19. La grotte

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XIX

LA GROTTE


Charlotte était de plus en plus soucieuse. Elle demanda tout à coup :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit le vrai nom de cette femme ?

— Comment ! son vrai nom ! répéta Édouard étonné.

— Elle s’appelle Mme la baronne de Vaudré, dit Mlle d’Aleix : pourquoi la nommez-vous Mme Marion ?

Avant qu’Édouard pût répondre, des pas sonnèrent sur le sable de l’allée voisine et Joseph Chaix entra dans le bosquet en courant.

— Voici la femme de chambre ! dit-il. Ils arrivent tout droit sur vous !

Cette forme de langage donnait bien à penser que Mlle Coralie n’était pas seule à errer sous les ombrages.

En même temps, du côté opposé on put entendre des éclats de voix et des rires.

Charlotte prit Édouard par la main et l’entraîna vers la grotte où ils disparurent tous les deux, au moment où Mlle Coralie et le jeune chasseur, répondant au poétique nom de Werther, engagés dans une conversation cordiale, faisaient leur apparition au coude de l’allée.

C’était un peu avant le déjeuner. Lorenzin et Zonza n’avaient pas encore porté à l’office la consigne qui interdisait l’approche du pavillon.

Mlle Coralie et son jeune homme, poursuivant leur entretien commencé, vinrent prendre place sur le banc.

Les voix et les rires s’éloignaient. On jouait là-bas à la « tape » entre camarades des deux sexes, dans les buissons. Après tout, c’était une heureuse maison que l’hôtel de Sampierre.

— Les maîtres, sont bêtes comme leurs pieds de permettre ça ! dit Mlle Coralie avec le propre geste de Marguerite de Bourgogne caressant la chevelure de Gauthier d’Aulnay, dans la Tour de Nesle ; ce n’est pas moi qui souffrirais des inconvenances pareilles de jeux de mains, jeux de vilain, si j’avais des domestiques à moi. Il y a donc que de te faire du mal par jalousie pour le capitaine d’habillement, c’est une petitesse puisqu’il agit bien : j’ai eu pas mal de lui, ce mois-ci, et pour l’huissier des Finances, si on avait un débit de tabac, bien situé, eh ! amour ? embrassez la dame ! Il m’a promis le débit : ça n’attaque pas l’honneur.

Werther d’Aulnay embrassa la dame ; il était Prussien et fort comme un Turc sur l’honneur. La reine Coralie reprit :

— Par suite de mon éducation première, je pourrais me mettre chez des Anglaises pour les perfectionner dans ma langue maternelle ; mais ici, on n’est pas contrariée pour aller dehors et ça hâte notre établissement dans le commerce. Tu dois toujours avoir devant les yeux, que je t’ai choisi dans une situation pas avantageuse, sans intérêt, rien que pour l’agrément physique et l’instinct du cœur ; par suite de quoi, si tu vas avec l’une ou l’autre, vous êtes dans votre tort et j’appelle ça une crasse, tandis que moi, c’est pour toi. Embrassez la dame. Voilà la cloche du déjeuner… à moins que tu tomberais sur une occasion bourgeoise, d’un certain âge, et que tu pourrais me dire aussi toi, en me mettant l’avantage dans la main : « J’ai eu ça et le cœur te reste. »

Ils s’en allèrent, les bras entrelacés, jeunes et beaux tous les deux, et ressemblant à s’y méprendre à des créatures humaines !

Quand ils furent partis, le bosquet resta désert. Édouard et Charlotte ne revinrent point.

On connaît de terribles histoires : des gens noyés tout au fond des entrailles de la terre. Dans les galeries souterraines de Maëstricht, cette ville-sépulcre qui est percée de onze cents rues, j’ai ouï conter, sur le lieu même de la catastrophe, par un cicerone atrocement éloquent, la fin de ce chanoine d’Aix-la-Chapelle qui brûla deux paquets de chandelles avant de mourir, damné par le désespoir. Ne craignez rien de semblable pour Édouard et Charlotte. Le souterrain de Sampierre avait coûté beaucoup d’argent, mais on aurait pu le parcourir avec une de ces bougies qui s’allument et s’éteignent trois fois pendant la durée d’une enchère à l’hôtel des ventes.

Au bout de quelques pas, Édouard s’arrêta.

— Pourquoi avez-vous prononcé ce nom : Mme la baronne de Vaudré ? demanda-t-il. Je ne connais pas cette personne.

— Je vais tout vous dire, répliqua Mlle d’Aleix, venez.

Ils marchèrent encore. Du temps où il menait la vie des chercheurs d’or, Édouard avait rampé dans ces prodigieuses cavernes des Cordilières, creusées par de gigantesques ébranlements, et au fond desquelles, parfois, un boyau, juste assez large pour laisser passer le corps d’un homme, donne accès dans des salles, — dans des plaines plutôt, où l’on pourrait cacher une armée. Il ne s’était pas plaint. La question est de savoir si nos grottes, civilisées et voûtées à grands frais, ne sont pas, dès qu’on cesse d’y faire le ménage, beaucoup moins habitables que les cavernes du désert.

Dans cette atmosphère lourde et moisie, les ténèbres gênaient. Explique la chose qui voudra : tel qui braverait des tanières de tigres se fâche contre le sol visqueux de ces caves dont la nature est dénoncée par l’odeur des rats.

— Où allons-nous donc par cette abominable route ? dit Édouard.

Il riait. Mlle d’Aleix lui répondit sérieusement :

— Nous aurions pris cette route dans tous les cas, et lors même qu’on ne fût point venu nous troubler. Elle conduit à un lieu où nous devions nous rendre.

À mesure qu’on avançait, la nuit devenait plus profonde.

Le sol qui, d’abord, avait descendu, remontait.

Au milieu de l’obscurité complète, Édouard aperçut une ligne faiblement lumineuse, et presque aussitôt après, une clé grinça dans une serrure rouillée.

La grotte s’éclaira parce que Charlotte avait ouvert une porte. Ce n’était plus qu’un simple chemin couvert, aux murs non crépis, comme les couloirs de nos celliers.

En se retournant, on pouvait voir les dernières stalactites, pendues à l’entrée de la galerie, où se desséchait le bassin, et toutes luisantes par l’humidité des infiltrations.

Calypso n’aurait décidément pas choisi ce séjour pour entraîner Télémaque hors des saines influences de Mentor.

La porte ouverte donnait accès dans une petite chambre d’apparence rustique qui participait aux odeurs et à la température du souterrain.

Il y avait un lit de camp vis-à-vis de la porte.

— Qui peut coucher là ? demanda Édouard.

— Ce fut moi, répondit Mlle d’Aleix.

Et comme son compagnon la regardait avec étonnement, elle ajouta :

— Nous ne sommes pas encore arrivés.

La petite chambre s’ouvrait sur un corridor assez large dont un côté avait trois fenêtres qui laissaient voir des massifs de lilas et de loniceras très-touffus, mais mal entretenus. Au delà de ces massifs on apercevait les grands troncs des tilleuls sur la gauche, et à droite la principale avenue conduisant de l’hôtel à la rue de Babylone.

Le corridor avait plusieurs portes, situées en face des fenêtres. Il se terminait par un mur plein, recouvert d’une boiserie de chêne.

— C’est par là que j’entrais, dit Charlotte en montrant la boiserie.

Sa physionomie avait changé du tout au tout. Il y avait en elle une grave et profonde tristesse.

Édouard l’interrogea encore des yeux. En apparence, il n’y avait là aucune issue.

— Que vous entriez où ? murmura-t-il.

Au lieu de répondre, Mlle d’Aleix tourna le bouton de la porte qui faisait face à la troisième et dernière fenêtre.

— Ici, dit-elle, parlant à voix basse et paraissant suivre une idée fixe : ici couchait le médecin qu’on avait fait venir de Sicile.

Elle mit son doigt sur sa bouche, comme si elle eût voulu prévenir d’autres questions.

C’était une grande chambre-bibliothèque, entièrement entourée d’armoires vitrées que surmontaient des bustes de bronze antique.

Mlle d’Aleix la traversa sans s’arrêter et entra dans une seconde chambre également vaste qui donnait sur un vestibule au-delà duquel était le perron.

Le perron du pavillon-Roland. Le lecteur avait deviné d’avance le lieu où nous l’avons conduit.

— Ici, dit Charlotte, M. le comte Pernola veillait.

Elle ouvrit successivement la porte du vestibule et celle du dehors en ajoutant :

— Regardez bien et souvenez-vous. Vous aurez peut-être besoin, sous peu, de savoir les êtres.

— Mais, s’écria Édouard, je ne sais pas même où je suis et je ne comprends rien à tout ce que vous dites.

— Vous allez comprendre, répliqua Charlotte qui revint sur ses pas. Je ne laisserai rien dans l’ombre.

Elle ramena Édouard dans la pièce qui précédait le vestibule, celle « où M. le comte Pernola veillait, » pour employer ses propres paroles. Dans cette pièce, à droite en entrant, se trouvait une porte à deux battants, drapée avec une certaine pompe.

Mlle d’Aleix tourna le bouton de cette porte.

— Entrez, dit-elle, nous sommes arrivés, cette fois.

Ils étaient dans la longue chambre, éclairée par quatre fenêtres, où nous assistâmes naguère à l’entrevue du marquis Giammaria et de son fidèle cousin, le comte Pernola.

Seulement, le lecteur ne doit pas oublier que nous avons repris en sous-œuvre les événements de cette journée : Édouard et Charlotte arrivaient là les premiers. La berline qui devait amener bientôt M. le marquis de Sampierre était encore en route.

Le soleil de midi entrait en plein par les deux fenêtres ouvertes sur les massifs. Tout était lumière entre ces boiseries blanches, vêtues de draperies perlées.

— C’est propre, dit encore Mlle d’Aleix : je fais le ménage moi-même tous les jours. Jamais je n’y manque. D’ailleurs, Lorenzin et Zonza, les valets de Pernola, sont venus ce matin.

Puis elle ajouta :

— C’est ici que Roland-Maria Sampiétri, comte de Sampierre, a vécu et qu’il est mort, la veille du jour où il aurait atteint sa vingtième année.

D’un geste involontaire Édouard Blunt se découvrit.

Charlotte le prit par la main et le conduisit jusqu’au milieu de la chambre.

Elle l’arrêta en face de la glace.

Du doigt, elle lui montra l’un après l’autre ces étranges portraits que nous avons décrits déjà et qui semblaient jetés sur la toile par la main d’un apprenti, doué de je ne sais quelle puissance mystérieuse, créant naïvement, grossièrement même, mais énergiquement la vérité et la vie.

Charlotte dit :

— Voici votre mère.

Édouard regarda sans parler.

Il était pâle, et son cœur battait avec violence.

Charlotte souleva le voile noir qui couvrait le second portrait, et poursuivit :

— Voici votre père.

Édouard ne parla point encore.

Le doigt de Charlotte désigna le troisième portrait, pendant qu’elle ajoutait :

— Voici votre frère.

En même temps, elle se tourna du côté de la glace, en disant :

— Vous l’avez regardé ; regardez-vous.

— Je lui ressemble, murmura Édouard, comme malgré lui.

Puis ses yeux se tournèrent vers le quatrième cadre : celui qui était vide.

— C’est vous ! dit Mlle d’Aleix, répondant à ce regard : vous, mon cousin et mon fiancé, Domenico-Maria Sampiétri, prince Paléologue et comte de Sampierre.