Les Cinq/II/20. La mort de Roland

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XX

LA MORT DE ROLAND


Quelques minutes s’étaient écoulées. Dans la chambre aux quatre portraits, Édouard et Charlotte causaient, assis l’un auprès de l’autre sur les sièges où devaient prendre place une demi-heure plus tard le marquis Giammaria et Pernola.

Rien n’avait changé autour d’eux, sauf ce détail que le voile noir recouvrait de nouveau la peinture qui représentait M. le marquis de Sampierre.

— … Le portrait qui devrait être là et qui est le vôtre, disait Mlle d’Aleix, désignant le cadre vide et poursuivant l’entretien commencé, ne quitte jamais M. de Sampierre. Il l’emporte avec lui quand Pernola le reconduit dans sa maison de santé. Quand son état permet qu’il revienne, il le rapporte au fond de sa malle, exactement calculée pour le contenir. C’est une énigme que cette toile. La cicatrice y est et parfois la cicatrice redevient blessure : blessure toute fraîche dont les lèvres entrouvertes saignent. Il y a des choses que je ne sais pas, d’autres que je sais et que je ne comprends pas. Parfois, il me semble que je devine, et alors, j’ai peur de la lumière qui se fait en moi.

Elle s’arrêta, pensive. Édouard demanda :

— Celui que vous appelez mon frère a été aussi assassiné ?

— Celui que j’appelle votre frère, répliqua Charlotte, était votre frère, j’en fais serment. Nous allons parler tout à l’heure de ces jours de deuil. Finissons ce qui vous concerne. C’est M. de Sampierre qui a peint son fils aîné, sa femme et lui-même. Il sait peindre comme il sait tout faire : très-mal et à la fois très-bien. Roland est frappant ; j’ai bien souvent pleuré en le regardant ; la marquise est parlante, et il semble que mon oncle Giammaria vive dans ce cadre. Quant à votre portrait, à vous, on dirait qu’il est pour beaucoup désormais dans la maladie mentale de votre père. La préoccupation principale du marquis est d’effacer sans cesse ce portrait pour le refaire toujours. La dernière fois qu’il est venu, la toile restait brouillée pendant des semaines entières : j’entends qu’il y avait un nuage informe entre la poitrine et la chevelure, car les cheveux ni le corps ne changent jamais. Mais, de temps en temps, je trouvais le nuage balayé, et alors, vous apparaissiez sur la toile : je dis vous-même, trait pour trait, tel que je vous vois.

— Il me connaît donc ? s’écria Édouard.

— Le sais-je ?… Mais la première fois que je vous ai vu, je vous ai reconnu… Vous entendez bien : reconnu. J’avais regardé le portrait, la veille.

Il se fît un court silence.

— En Amérique, dit Édouard, il y a des gens qui croient aux choses surnaturelles…

— Moi, je n’y crois pas, interrompit Mlle d’Aleix. C’est une énigme dont le mot doit être votre existence même dans le passé comme dans l’avenir… Arrivons à mon bien-aimé Roland dont la mort fit de moi une veuve. Édouard, je n’ai jamais eu de frère ; ne détournez pas vos yeux de moi : je pense que ma profonde affection, car je souhaitais de suivre Roland au tombeau, était celle d’une sœur pour son frère. Ce que j’éprouve pour vous, je ne l’ai jamais connu que par vous.

Édouard appuya contre ses lèvres la belle main de Charlotte.

— C’était à mon tour d’être jaloux, murmura-t-il en essayant de sourire.

Mais sa voix était troublée et une grande émotion le tenait.

— Il m’aimait de tout son pauvre bon cœur, reprit Mlle d’Aleix qui avait les yeux mouillés. La marquise m’entourait d’une tendresse toute maternelle, et le marquis lui-même ne semblait content qu’aux heures où je venais lui tenir compagnie. J’étais comme un pâle sourire dans cette maison, triste mortellement. Aussi, le cœur de cette maison battait en moi et je fus la première à m’apercevoir du malheur qui la menaçait.

J’avais deviné Pernola…

Le pavillon où nous sommes était alors habité par M. le marquis dont l’état mental semblait plus satisfaisant ; Roland avait son appartement à l’hôtel, auprès de sa mère.

Je m’ouvris le même jour à M. et Mme de Sampierre, au sujet des craintes qui venaient de naître en moi. Le marquis fut très-frappé ; il parla, quoique je lui eusse recommandé le secret, et, quelques heures après, on l’emmenait loin d’ici, sous prétexte de crise.

Quant à la marquise Domenica, elle pleura abondamment en m’écoutant, puis elle donna fêtes sur fêtes pour distraire le malade, qui allait pâlissant et maigrissant.

Une fois, Roland me dit que son valet de chambre avait une boîte pleine de pièces d’or, cachée sur le haut d’une armoire. Je fis chasser le valet, et ma bonne Savta, qui adorait son jeune maître, le servit.

Il alla mieux dès que Savta eut remplacé le valet.

Et je crus bien qu’il était sauvé, car un grand médecin nous arriva de Sicile, le docteur Leoffanti, qui avait traité et guéri le roi de Naples. Le docteur Leoffanti éloigna Savta, mit auprès de Roland le Palermitain Lorenzin qui était un de ses aides et ordonna que Roland fût transféré au pavillon où il aurait meilleur air et moins de bruit.

M. de Sampierre n’était plus là ; Mme la marquise avait une aveugle confiance dans les prescriptions du nouveau docteur. On recommandait le calme par-dessus tout et les instants où je pouvais m’asseoir au chevet de Roland étaient sévèrement mesurés. Il me dit un jour : « Si tu voulais, » (nous nous parlions ainsi depuis l’enfance) « nous pourrions causer la nuit sans témoins, je te dirais de quoi j’ai peur. »

Ici Charlotte se leva et s’approcha de la boiserie à gauche de l’alcôve.

Elle toucha sans tâtonner le cœur de la rose sculptée et le panneau secret tourna sur ses gonds, montrant ce que nous avons vu déjà : un couloir étroit et obscur.

— Dès la nuit suivante, reprit Charlotte, je m’introduisis par ce passage qui donne dans le corridor. Personne ne couchait près de Roland, qui était gardé à l’extérieur par son nouveau valet Lorenzin, d’abord, ensuite par le docteur Leoffanti et Pernola, dont vous avez vu les chambres. Ah ! il ne manquait pas de soins !

Il eut une joie d’enfant, quand il me vit, et, tout de suite, il entama ses confidences. Il n’accusait personne. Il ne savait pas bien lui-même si les terreurs venaient de la réalité ou d’un mauvais rêve engendré par la fièvre qui le prenait tous les soirs à la même heure.

Voilà ce qu’il me dit : « Dans le tourment de mon premier sommeil, quand tout le monde est parti, il me semble, car je ne puis affirmer que j’aie vu, il me semble qu’on change la carafe qui est sur ma table de nuit… » — « Il ne faut plus boire ! » m’écriai-je. — Il me répondit : « Quand je m’éveille, c’est du feu que j’ai dans la poitrine : Je boirais ma mort, tant j’ai soif ! »

Je n’attendis pas au lendemain. Cette nuit-là même, malgré le danger des allées et venues, je me procurai ce qu’il fallait pour remplacer le contenu de la carafe, et j’emportai le breuvage qui était destiné à Roland.

Je dois dire que l’analyse chimique de ce breuvage ne donna aucun résultat appréciable.

L’opération fut faite trois fois, en ma présence, dans trois laboratoires différents.

Le docteur Leoffanti était un homme habile.

Et cependant, Roland reprenait vie, depuis qu’il s’abstenait de ce breuvage. La bonne marquise criait déjà au miracle. Moi, derrière la joie apparente de Pernola et du docteur sicilien, je croyais découvrir un étonnement.

La marquise Domenica était si heureuse qu’elle voulut donner une part de sa joie à son mari. Elle est très-bonne. Le marquis vint. J’avais fait promettre à Roland le secret le plus absolu.

Le second soir du séjour de M. de Sampierre, quand je voulus me retirer après le dîner, il me serra dans ses bras et me dit à l’oreille : « Vous êtes notre bon ange ! Merci ! »

Il était dans un de ces instants où sa raison semble lui appartenir tout entière. Comme je le regardais effrayée, car je devinais que Roland avait parlé, il ajouta : « Il faut couronner votre œuvre, ma belle chérie. L’ange ne doit plus quitter le chevet de mon fils. Je veux que nous ayons des noces. »

Dans ma chambre, je trouvai Domenica qui m’attendait les mains pleines d’écrins. L’idée de son mari avait été discutée et approuvée en famille. Pernola en était le plus chaud partisan. Domenica rêvait des fêtes de mariage comme Paris n’en avait jamais vu. Elle me reprochait d’être froide…

Une angoisse me serrait le cœur. Roland n’était plus maître de notre secret. Je tremblais.

À l’heure ordinaire, je pénétrai dans sa chambre. Je le trouvai radieux. La jeunesse était revenue sur son visage. C’était une résurrection. Il m’appelait sa fiancée, sa femme, et comme je voulais lui faire des reproches sur son indiscrétion, il me répondait en dévorant mes mains de baisers : « tu seras là toujours, toujours, et je défie bien à la mort de venir désormais ! »

C’est à son père que Roland avait dit notre secret : je n’ai jamais su en quels termes. Ma conviction est qu’il mourut de cela.

Je sortis de sa chambre la poitrine oppressée.

Jamais plus je ne devais y rentrer, du moins par la même voie.

Le lendemain, vers midi, le bruit se répandit que le jeune comte était plus malade. Pernola se tordait les bras. On fit repartir M. de Sampierre.

Le docteur Leoffanti déclara qu’on avait porté un coup funeste à son client. Il l’avait annoncé d’avance : toute émotion pouvait être mortelle.

On me fit défense d’entrer.

Je me croyais sûre d’apprendre au moins ce qui s’était passé, mais la nuit suivante, au moment où j’allais ouvrir la porte masquée, j’entendis qu’on parlait dans la chambre de mon cousin.

Ils étaient là, tous les trois et tout près de moi, de l’autre côté de la cloison, au-devant de l’alcôve, le docteur Leoffanti, Pernola et Lorenzin.

On entend très-aisément à travers la porte masquée. J’écoutai pendant de longues heures ; pas une parole ne fut prononcée qui dût éveiller des soupçons.

Ce fut alors que je dressai un lit de camp dans la petite pièce qui communique avec la grotte. Ce lit me servit trois fois. Je me relevais d’heure en heure, mais il y avait toujours quelqu’un chez Roland, — toujours.

Je voulus décharger le fardeau que j’avais sur le cœur, et parler à la marquise, mais au premier mot, elle éclata en larmes et me dit : « Ah ! malheureuse enfant, tu es cause que nous l’avons tué ! »

Je le revis encore une fois, cependant, le troisième et dernier jour.

J’entrai avec tout le monde quand le curé des Missions étrangères lui apporta le bon Dieu.

Il m’appela et me dit de sa pauvre voix que je ne reconnaissais plus : « Nous nous étions trompés sur leur compte ; ce sont de bons, de vrais amis, qui ont bien fait auprès de moi tout ce qu’ils ont pu. Giambattista Pernola est maintenant le dernier Sampietri ; Charlotte, mon dernier vœu est que tu sois sa femme… »

Mlle d’Aleix se tut.

Elle appuya sa tête charmante sur la poitrine d’Édouard qui songeait. En lui, l’émotion avait été lente à naître : j’entends l’émotion de famille.

Elle était née.

La première parole qu’il prononça redressa Charlotte comme une secousse électrique.

— Si tout cela est vrai, dit-il, et je le crois, pourquoi détestez-vous celle qui vous aime et qui m’aime, celle qui pense comme vous, celle qui a les mêmes soupçons, les mêmes tendresses, les mêmes haines que vous !

À travers leurs larmes, les yeux de Mlle d’Aleix jetèrent un éclair. Elle était debout.

— Parlez-vous de Mme Laure de Vaudré ? demanda-t-elle d’une voix que l’indignation faisait trembler.

— Je parle, répliqua Édouard Blunt, de celle qui m’a appris le nom de mon père, le nom de ma mère, le nom du meurtrier de mon frère et jusqu’à mon propre nom. Je parle de celle qui m’a dit la première ; « Carlotta sera votre femme, il le faut, je le veux ! »