Les Cinq/II/6. Le concierge en chef

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VI

LE CONCIERGE EN CHEF


— Il y a donc, reprit le concierge en chef, quand toute la domesticité de l’hôtel de Sampierre fut assise de nouveau autour de la table d’office où les demi-tasses fumantes exhalaient une redoutable odeur de gloria, il y a donc que deux personnes étaient venues dès ce matin à mon bureau demander M. le marquis.

J’avais répondu comme de juste : « absent pour cause d’indisposition. »

La première de ces personnes, qui avait l’air de ne pas trop savoir ce qu’elle voulait, est un homme, et un rude homme, même. Il a demandé aussi Mme la marquise. Quand je lui ai eu dit : « Absente, » il a demandé princesse Charlotte. — « Encore absente. » Pour lors, il a tiré son portefeuille, et j’ai cru qu’il allait me donner sa carte, — ou peut-être la pièce.

Mais, à ce moment, est arrivée la seconde personne ; j’entends la seconde qui venait pour M. le marquis.

Celle-là, vous la connaissez bien, et dame Savta aussi, et aussi princesse Charlotte, qui lui fait censément la charité : c’est la vieille aveugle du trou Donon…

— La Tartare ? interrompit Mlle Coralie.

— Juste ! La belle-maman de ce pâlot de Joseph Chaix, qui fait maintenant les commissions de princesse Charlotte, et peut-être autre chose. Jamais elle ne s’était montrée du côté de la grande porte. Elle a dit en entrant, et j’ai reconnu tout de suite l’accent de Giurgevo : « Je veux voir Giammaria de Sampierre. » Vous savez, chez nous, on appelle les gens par leur nom de baptême, surtout les princes.

L’autre s’est retourné, j’entends l’Américain. Vous avais-je dit que c’était un Américain ? Il a regardé l’aveugle et il n’a plus pensé à moi.

Il paraissait fouiller tout au fond de sa mémoire, et il a prononcé tout bas le nom de Phatmi : un nom de chez nous, un nom de Tzigane.

L’aveugle a dressé l’oreille. Ses yeux se sont tournés vers l’Américain comme si elle avait eu la puissance de voir. Elle a marché sur lui. De sa main gauche elle lui a pris le bras, de sa main droite elle lui a palpé rapidement le visage, puis elle a murmuré :

— Tréglave !

— Tréglave ! répétèrent plusieurs voix. C’est le nom de celui qui emporta le petit enfant égorgé dans la fameuse histoire de l’hôtel Paléologue !

— Juste ! fit pour la seconde fois M. Szegelyi, et Phatmi est le nom de la femme de chambre qui lui remit le paquet où était l’enfant.

Le cercle, devenu muet, se resserra.

— Vous entendez bien, n’est-ce pas ? continua le concierge : le paquet où était le petit guillotiné.

Elle commence à se faire vieille, l’anecdote de la rue Pavée. Il n’y a plus personne de ce temps-là, excepté dame Savta. Dame Mitza est morte l’an dernier. Mais quand j’entrai au service de la princesse-marquise, voici quinze ans passés, presque tous les serviteurs de l’hôtel Paléologue étaient encore là, et je sais la vieille histoire sur le bout du doigt.

Elle a dormi vingt ans, la vieille histoire. Si elle allait se réveiller, dites donc !

— Ce serait tant mieux ! repartit Mlle Coralie : Vive le grabuge !

Ce cri du cœur eut de l’écho tout autour de la table.

— Si on partageait, seulement, reprit Szegelyi, ce n’est pas moi qui empêcherais de casser la tire-lire, mais il n’y aurait rien pour nous… Enfin, voilà : l’aveugle du trou Donon avait l’air de quelqu’un qui va se trouver mal ; elle s’était appuyée à deux mains sur les épaules de celui qu’elle appelait Tréglave, et elle ajouta, si bas que j’eus peine à l’entendre : « Est-ce vous ? Est-ce donc vous ? »

L’autre répondit à haute voix : « Je m’appelle capitaine Blunt, et j’arrive de Baltimore. » Voilà comme quoi j’ai su qu’il était Américain.

Mais, le cocasse, le voici : À dater de ce moment, ils n’ont plus demandé leur reste. Ils sont sortis ensemble, sans me dire seulement : Portez-vous bien, et, ensemble, ils sont montés dans la voiture de remise qui attendait le Blunt dans la rue de Babylone…

— Et vous n’avez rien entendu de ce qu’ils disaient ? demanda-t-on de toutes parts.

— J’ai l’oreille bonne, si fait : ils parlaient de feu le prince Michel, de Vienne et des jardins Esterhazi. Mais je n’ai pas eu le temps de beaucoup réfléchir après leur départ. Comme je vous le disais, les deux Italiens Zonza et Lorenzin sont venus se planter des deux côtés du grand portail et presque aussitôt après, j’ai entendu la voix de Sismonde, le deuxième valet de pied, qui criait : « Porte, s’il vous plaît ! »

Ça m’a étonné parce que Domenica Paléologue rentre toujours par la petite porte et que j’avais oublié le départ du Pernola, hier, dans la berline. J’ai dit à mon premier clerc d’aller voir au judas, mais on a frappé à tour de bras au dehors et les deux faquins d’Italie se sont mis à crier ensemble en me montrant le poing :

— Valaque de malheur ! est-ce aujourd’hui ou demain que tu vas ouvrir à ton maître !

Il y eut un mouvement autour de la table.

— Oh ! oh ! fit-on, les deux chanterelles ont dit cela ! Eux qui sont plus plats que des galettes !

— Ils ont rabaissé ainsi la Valachie, le pays de madame la marquise !

— Et pour le compte de M. le marquis, encore ! Est-ce que le pauvre homme va faire des barricades !

— Moi, ça m’amuse ! déclara Coralie. Voilà trois ans que je suis avec princesse Charlotte et trois ans que j’attends le grabuge. Je le sens venir… Et que leur avez-vous répondu, père Szegelyi ?

— C’est de vous taire, si vous voulez qu’on suive le fil, riposta le majestueux concierge. J’ai envoyé mon autre clerc. À eux deux, ils ont ouvert tout larges les battants de la grand’porte, et j’ai vu que le Pernola lui-même était descendu pour faire jouer le marteau. Heureusement que j’avais jeté un chapska sur mes épaules, car le Giambattista m’a dit poliment : C’est bien, M. Szegelyi, vous êtes en tenue ! » Je parie pour celui-là, vous savez ? il mangera tous les autres, et ça doit être plus avancé qu’on ne croit, sa friture.

Il a agité son chapeau tout debout qu’il était sur le seuil et il a crié de sa plus belle voix :

— Sampierre, mon cousin et mon maître, soyez le bienvenu dans votre maison !

Les passants ne sont pas épais dans la rue de Babylone, mais il y avait pourtant bien une douzaine de badauds, arrêtés pour regarder la berline, et comme on demandait ce qu’elle voiturait, un gamin a répondu : « c’est l’ancien sauvage du café des Aveugles ! » Alors les douze badauds sont devenus cinquante, je ne sais pas comment, et quand nous avons refermé la porte, deux cents farceurs et farceuses étaient là qui criaient comme au carnaval.

Mlle Coralie dessina un pas de cancan et prononça en toutes lettres le mot un peu trop expressif qui salue nos mascarades à l’époque bénie de Mardi-Gras. La joie était générale. M. Szegelyi, toujours grave, but sa demi-tasse à petites gorgées et reprit :

— C’est de ne pas bavarder tous ensemble, si vous voulez savoir le reste.

— Voyons le reste ! voyons le reste !

Le concierge en chef, sans rien perdre de sa gravité, baissa le ton et rabattit ses paupières.

— Chacun sait bien, dit-il en cherchant ses mots, que les morts ne reviennent pas, communément, après avoir goûté du cimetière…

Il s’arrêta. Tout le monde faisait silence. Mlle Coralie qui était parisienne puisqu’elle ne connaissait pas son lieu de naissance, s’écria :

— Papa Szegelyi, si vous nous contez une histoire de revenants, je vas vous embrasser sur les deux yeux.

Le concierge branla la tête et murmura :

— Chez nous, là-bas, le long du Danube, de l’autre côté de Giurgevo, on voit des choses surprenantes. Je n’y crois pas, mais je n’aime pas qu’on rie à propos des trépassés. Ça porte malheur… vous avez tous connu ici le jeune M. Roland…

— Parbleu ! fit-on.

— Un joli brin d’amour, ajouta Coralie, s’il n’avait pas été si pâle. Princesse Charlotte l’a assez pleuré !

— Eh bien ! poursuivit le concierge, il y en a qui l’ont revu…

— Qui ça ? le jeune comte Roland ? le défunt ?

— Et princesse Carlotta ne le pleure plus, acheva Szegelyi dont la voix était presque un murmure.

— Et qui donc a vu le revenant ? demanda la soubrette, est-ce vous, papa Szegelyi ?

Le concierge eut un frisson.

— Non pas, fit-il, que Dieu m’en garde ! Le jeune comte était un digne chrétien, et j’ai porté son deuil fidèlement, ma fille.

— Mais, alors, qui l’a vu ?

— Mes deux clercs.

— Tous les deux ?

— Malheureusement, oui.

— Ensemble ?

— Non, et ce n’en est que plus frappant. Yan, mon filleul, malgré sa jeunesse, rôde du côté de la cité Donon pour une fillette. Il n’y a plus d’enfants ! La nuit où l’homme fut assassiné au saut de loup, Yan revint tout malade de peur. Il avait vu le comte Roland de Sampierre encore plus pâle que le jour de sa mort et qui marchait justement le long du saut de loup, soutenu par Joseph Chaix…

On se regarda autour de la table.

— Je ne suis pas superstitieux, reprit le concierge après un silence, mais nous sommes ici assez de gens de Roumanie pour qu’on puisse parler comme chez nous ; et chez nous on dit que ceux qui reviennent ne sont pas morts de leur décès naturel.

— Ça se dit partout, murmura Coralie, qui ne riait plus. Et la seconde fois qu’on a vu le pauvre jeune homme ?

— C’est Sébaste, mon autre clerc, répartit le concierge, et c’était dans la soirée d’hier. Je l’avais envoyé prendre de l’eau fraîche à la glacière. Il me rapporta la cruche cassée, disant : « Dieu ait pitié de nous, le défunt comte Roland se promène là-bas avec princesse Charlotte !… »

Au moment où ce dernier mot était prononcé, les deux serviteurs italiens du comte Pernola firent leur entrée dans la salle d’office, et demandèrent à déjeuner d’un ton d’importance qu’on ne leur connaissait point.

D’ordinaire, ils agissaient discrètement et même humblement avec les gens de la marquise Domenica ; et vu la position douteuse de Pernola, leur maître, ils étaient traités un peu comme les domestiques d’un domestique.

Aujourd’hui, ils tapèrent sur la table comme font les casseurs d’assiettes au cabaret, et quelqu’un leur ayant fait observer qu’ils étaient en retard, Zonza dit :

— Si nous sommes en retard, vous autres, vous ferez bien de vous mettre en avance. Ceux qui resteront les bras croisés aujourd’hui auront à causer avec mon maître !

— Vous saurez, ajouta Lorenzin crânement, qu’il y a défense expresse d’approcher du pavillon. Ceux qui manqueront à la consigne seront mis dehors et lestement !

— Quel ton vous prenez ! s’écria Coralie indignée.

Pour la première fois peut-être, Lorenzin la regarda en face et répondit :

— C’est le ton qui me convient. Si vous n’êtes pas contente, la belle, allez vous plaindre à MM. de Sampierre, le comte et le marquis. Ils sont tous les deux au pavillon, allez leur demander votre reste !