Les Cinq/Prologue/10. Vol d’un joyau

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VOL D’UN JOYAU


Ces dernières paroles de M. le marquis furent entendues jusqu’au fin fond de la salle, parce qu’elles tombèrent au milieu d’un silence glacé.

Il y a gros à parier que parmi les assistants nul ne s’était jamais trouvé à pareille fête. Certains essayaient de ne pas comprendre.

La nièce de Pierre le Grand demanda entre haut et bas à sa voisine :

— Est-ce qu’on va nous fouiller, duchesse ?

Bien des gens soutiennent, surtout en Moscovie, que les femmes russes sont les plus grandes dames du monde. Elles appellent presque toujours les choses par leur nom, ce qui est le vrai signe de la race.

Le malheureux marquis entendit et son courage l’abandonna, mais le jeune Pernola était un Italien de ressources.

— Personne n’a pu croire cela ! s’écria-t-il d’un ton pénétré.

Il prit les deux mains de M.  de Sampierre comme pour le laver de cette injure.

Le marquis était incapable de se défendre lui-même ; d’un geste il donna ses pleins pouvoirs et Pernola poursuivit aussitôt :

— Personne ici, je l’affirme, n’a le droit de mettre en doute le respect de mon cousin de Sampierre pour ses hôtes. Nous sommes à vos pieds, mesdames : seulement, et ce sera mon dernier mot, personne non plus ne peut avoir intérêt à couvrir la retraite d’un malfaiteur qui se serait introduit, sous le masque, dans une si noble assemblée.

Ceci fut dit avec une conviction ferme et modeste qui trancha d’un seul coup la difficulté. Évidemment la convenance était sauve. Tous les hommes se démasquèrent, et ce fut de bon cœur.

Le regard du marquis jaillit en gerbe et couvrit à la fois tous ces visages.

Il n’y avait pas un seul intrus.

Pernola remercia d’un salut profond, envoyé à la ronde.

Le marquis baissa les yeux et prononça tout bas :

— Le malfaiteur peut se cacher sous un domino…

Pernola sembla faire effort sur lui-même.

— Je ne demanderais rien de plus, à votre place, murmura-t-il. Nous en ayons assez dit… Nous en avons trop dit !

— À notre tour, mesdames ! s’écria la Russe. Soyons victorieuses dans ce combat de générosité : Je m’exécute.

Elle portait justement le voile des almées, et comme elle était de taille avantageuse, on aurait très-bien pu dissimuler un bel homme sous son costume. En un tour de main, elle rejeta ses draperies et découvrit gaiement son visage qui n’y perdait rien.

Les autres l’imitèrent avec plus ou moins d’empressement, selon leur âge. Il vient une saison où l’on est en vérité très-bien sous un masque, on s’y plaît, on y veut rester. Il y a là des souvenirs attendris, des rêves remontants, toute une provision de chers fantômes qui ne se peuvent évoquer ailleurs et qu’on laisse échapper à regret.

Vous qui vivez dans le passé, voulez-vous tenter une curieuse épreuve ? Placez-vous devant un miroir, mettez un domino pour que la taille ne proteste pas et regardez-vous à travers les yeux d’un masque, vous reverrez votre figure de vingt ans.

Mais, malgré tout, les dames à dominos et à costumes décevants s’exécutèrent d’assez bonne grâce. Il ne resta pas un seul loup dans le salon.

Le comte Pernola salua de nouveau et son regard d’émerillon parcourut d’un temps l’assemblée. Vous n’auriez point su dire s’il était content ou fâché du résultat de son rapide examen.

Hélas ! l’infortuné Giammaria, marquis de Sampierre, se trouva incapable d’aller si vite en besogne. Loin de diminuer, sa détresse semblait grandir, et certes on avait sujet de s’étonner qu’une émotion pareille fût produite par la perte d’un joyau quel qu’en fût le prix. Lui avait-on volé quelque chose comme le Régent de France ou la Lumière du grand Mogol ?

— Je ne peux pas vous voir tous à la fois ! balbutia-t-il d’un accent découragé.

— Au défilé ! commanda la Russe impitoyable. Mesdames, passons la revue !

Et comme il était dit il fut fait. M.  le marquis se tenait près de la porte, brisé, défait, appuyé au chambranle. On défila dans toute la force du terme devant lui. La porte donnait du grand salon dans la galerie. Tout Paris, le plus grand « tout Paris » qu’on eût vu rassemblé, choisi, mis en bouquet depuis bien longtemps, passa là docilement et lentement, comme à la parade.

Mais il ne s’arrêta point dans la galerie. Chacun continua sa route sans regarder derrière soi, jusqu’au vestibule, puis jusque dans la rue.

Les merveilles de l’hôtel Paléologue ne devaient pas servir deux fois.

Pendant que les équipages, appelés tous ensemble, embarrassaient leurs manœuvres à grand fracas, la Russe dit (ah ! elle était franche) :

— Les empereurs d’Orient sont morts, les millions n’y font rien. Ce pauvre bonhomme et sa femme sont des petites gens d’Italie, et leur bijou perdu, qui s’appelle Jean de Tréglave, s’est sauvé par une fenêtre !

Une heure après, M.  le marquis de Sampierre, plus pâle qu’un mort, la marche chancelante et les yeux fous, errait tout seul, comme une âme en peine, dans ce palais vide qui devenait sinistre à force d’être éblouissant.

Il appela, un domestique vint et reçut l’ordre d’aller chercher Phatmi, la première femme de chambre de Mme  la marquise.

Celle-là était encore l’Orient, mais le vrai. Pas un costume dans la fête qui venait de finir n’aurait pu rivaliser avec le sien pour le caractère et la couleur.

C’était une robuste fille à l’aspect vaillant dont les sourcils joints abritaient des yeux de feu. Elle avait la jupe de laine à ramages brodés des Tziganes de Bucharest, le tablier de cachemire, largement lamé d’argent, la grande chemise de percale jetée sur le tout et serrée aux hanches par une ceinture à franges.

Sur sa tête, une écharpe de mousseline serrait ses tempes et laissait échapper la profusion de ses cheveux noirs nattés, rejetant par derrière des bouts énormes qui tombaient jusqu’à ses pieds.

Elle avait aux oreilles deux anneaux d’or, grêles et ronds, soutenus en dedans par des S ; à son cou pendait le fameux collier-dot, composé de doubles lires roumanes dont chacune valait à peu près deux guinées et qui se plaquaient comme un hausse-col, soudées qu’elles étaient à un cercle d’argent.

La Valachie est un loyal pays où les épouseurs ne sont jamais trompés que par les pièces fausses.

Phatmi vint se planter devant son maître.

— A-t-elle pleuré ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle.

— A-t-elle pleuré longtemps ?

— Non.

— Beaucoup ?

— Non.

— Et maintenant, que fait-elle ?

— Elle dort.

M.  de Sampierre pressa son front entre ses mains.

— Et qu’a-t-elle dit ? murmura-t-il.

— Rien, répliqua Phatmi.

Le comte Pernola s’approchait. Sur un signe, Phatmi se retira comme elle était venue.

— Elle dort ! s’écria le marquis en faisant un pas vers son jeune cousin. Entendez-vous ! Elle dort ! Si c’était un ange, pourtant !

Pernola lui tâta le pouls affectueusement.

— Après tout, continua le marquis, cet homme n’était pas là. Un à un j’ai regardé tous les visages. J’affirme qu’il n’était pas là !

Sur les traits du jeune comte il y avait une douce compassion.

Il prit son parent par le bras et le conduisit sans mot dire jusqu’à la grande porte, splendidement habillée, qui donnait sur la partie non couverte des jardins. Il l’ouvrit à deux battants.

L’éclairage de la fête projeta un éventail luminèux sur les gazons tout blancs de neige.

À travers ce tapis sans tache il y avait une ligne de pas, marquée distinctement et que le plein jour n’aurait pas plus clairement dénoncée. Ils allaient, effacés peu à peu par la distance, puis se perdaient au loin dans la nuit.

M.  le marquis de Sampierre regarda cela et se mit à pleurer silencieusement.