Les Cinq/Prologue/9. Fête orientale

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IX

FÊTE ORIENTALE


Les citations sont finies ; nous reprenons notre récit :

Le passage de la marquise Domenica dans la haute vie parisienne fut brillant, mais rapide. Précisément à ce bal de l’ambassade d’Autriche, elle gagna je ne sais quel malaise qui emprunta sans doute à son état intéressant un caractère particulier de gravité, car on ne la revit plus ni dans le monde, ni même au théâtre.

Je me trompe, on la vit encore une fois, chez elle, à l’hôtel Paléologue où la fameuse fête orientale eut lieu vers le milieu de février. Je ne saurais expliquer pourquoi cette fête fut à la fois miraculeusement belle et très-triste. Tout ce qui compte à Paris y assistait et l’effet du premier coup d’œil fut tellement féerique, qu’on déclara vaincues à l’unanimité les magnificences des salons les plus renommés.

Ceci n’est rien à vrai dire : avec beaucoup d’argent on achète même le goût. L’élégance et l’art sont à vendre. Mais ce qui est tout : la difficile, la presque impossible, la glorieuse pureté du public ; le choix dans le nombre, la foule restant élite, ce problème que les rois eux-mêmes ne savent jamais résoudre, avait, ce soir, sa solution éclatante à l’hôtel Paléologue.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’argent ne peut pas aussi donner cela, car l’argent donne tout ; mais il faut que l’argent soit aidé par quelque autre chose. Et il y eut parmi les fées hospitalières qui régnaient alors sur Paris un sentiment d’admiration jalouse à l’aspect de cette prodigieuse cohue, faite de deux mille soleils garantis sans tache.

La mémorable réunion avait pour s’étaler un théâtre digne d’elle. Les salons et surtout les serres enchérissaient sur les descriptions des Mille et une Nuits. C’était un palais enchanté, bâti quelque part dans ce pays du rêve éternel : l’Orient, père de l’opium et berger des almées, l’Orient des parfums, des urnes magiques, des perles, des diamants, des lions, des génies ; empire de Salomon, royaume de Saba, empourpré par Tyr, doré par le Potose, où les poètes ont retrouvé épars, les lambeaux du paradis perdu.

L’Orient, tout l’Orient, était contenu cette nuit entre ces vieux murs féodaux du Paris des Valois. Tous les songes prodigieux, toutes les fumées étincelantes de l’ivresse asiatique allaient et ondulaient dans les salons de l’hôtel Paléologue, ivre d’éblouissements, d’harmonies et de parfums.

Et la reine de la fête, la princesse-marquise faisant les honneurs de sa maison avec une grâce paresseuse, réalisait exactement l’idée de la beauté orientale. Elle était, nous l’avons dit, malgré sa toute jeunesse, un peu trop riche de formes, et quoiqu’elle fût sur le point d’être mère pour la seconde fois, ses traits charmants n’avaient rien perdu de leur naïveté enfantine.

Ainsi restent-ils dans leur cage mahométane, ces beaux biseaux humains qui viennent de Circassie, vivant et mourant de mollesse sans apprendre jamais ni la souffrance, ni la joie, ni l’amour.

Les rapports que l’on avait faits sur le mauvais état de santé qui motivait depuis deux ou trois semaines la retraite de la jolie marquise étaient fort exagérés, chacun put bien le voir. En apparence, elle se portait admirablement bien. C’est à peine si on la trouva un peu plus pâle. Son sourire semblait calme et même heureux. Elle dansait de tout son cœur.

Le malade, c’était bien plutôt M. le marquis de Sampierre, quoiqu’il dansât aussi, comme on accomplit un devoir pénible. Tout le monde put remarquer le changement qui s’était opéré en sa personne. Il avait maigri, ses yeux s’étaient creusés. L’expression de son visage trahissait une souffrance énergiquement combattue.

Ce n’est pas dans une maison en fête qu’on peut juger le degré de cordialité qui règle les rapports du mari et de la femme. Rien ne sépare plus largement que les devoirs de maître et de maîtresse de maison. Néanmoins, les gens qui voient tout crurent deviner que la préoccupation de M. le marquis avait trait à Mme la marquise, tandis que, pour la naïve placidité de Mme la marquise, M. le marquis n’existait pas.

Mais, en revanche, un jeune parent, le modèle assurément des cousins, M. le comte Pernola, des marquis Sampietri, conquit, ce soir-là, une jolie réputation de piété collatérale, et ce ne fut que justice.

Ce jeune gentilhomme, fort agréable à voir et parlant le français avec le zézaiement classique des Italiens de comédie, exagérait, comme à plaisir, le type cisalpin. Sa figure finement découpée était blanche avec éclat, ses cheveux étaient incomparablement noirs. Et tout cela brillait comme de l’ivoire travaillé avec de l’ébène. Ces deux matières trop ternes avaient été pourtant remplacées par de l’émail noir et blanc pour la fabrication de ses yeux qui luisaient froidement entre deux longues franges de cils en soie vitrifiée.

Il ne quittait pas le marquis d’une minute ; il l’entourait d’attentions douces et charmantes avec une sollicitude presque féminine.

Cinq duchesses se rencontrèrent dans la bonne pensée d’expliquer l’indifférence de la femme par l’empressement du cousin.

Le bal était travesti. Venise, où l’Orient commence, servait de prétexte au masque. Chacun avait vraiment bonne volonté de faire de la joie, mais nous l’avons dit et nous le répétons : parmi tant d’éléments de plaisir, il y avait comme un vent de tristesse.

L’ennui planait.

Il semblait que toutes ces gaietés somptueuses fussent jetées comme un voile sur les mélancolies de la vieille maison et qu’à travers ce voile on découvrit un deuil, — ou la menace d’un deuil.

La preuve qu’il y avait dans l’assemblée un parti pris de bienveillance, c’est que nul n’exprimait tout haut ses impressions fâcheuses. Peut-être aussi n’osaient-elles point s’avouer, tant elles étaient inattendues et peu explicables. Une ministresse plénipotentiaire, petite-nièce de Pierre le Grand, s’étant échappée à dire : « Il fait froid ici ; j’ai oublié mes fourrures », personne ne releva le mot.

Mais le mot courut tout seul.

Dès deux heures du matin, il commença à se faire très-tard. Les défections étaient rares ; mais on sentait que tout le monde allait prendre congé à la fois.

Tout à coup, une singulière animation se répandit de salle en salle.

Qu’y avait-il ? On ne savait encore. Le mot scandale fut prononcé. Quel genre de scandale ? Personne ne pouvait le dire.

Soyons justes, cela réveille.

Un fait providentiel, c’est que nul ne peut-être jaloux incognito. Cette honteuse maladie est visible comme un eczéma au bout du nez. La délicieuse, la grassouillette marquise était-elle « en amour, » comme disent les Anglaises bien élevées ? Et l’hôtel Paléologue allait-il ajouter un drame, en prime, aux munificences de son hospitalité ?

Notez que les convenances ne doivent jamais se montrer trop curieuses. Il faut se tenir et attendre la pièce.

La pièce vint et prit tout de suite une allure qui n’était pas parisienne. Paris joue si merveilleusement ces comédies ! Ici, c’était tout naïf. Le Gymnase n’en eût pas voulu. Du premier coup la femme était aux abois, le mari vous avait un calme noir qui sentait son mélodrame, et le précieux cousin Pernola se multipliait d’une façon aussi dévouée que désobligeante.

Ne me demandez pas d’où ce nom sortit, mais il fut prononcé ; cinquante voix discrètes murmurèrent :

— On dit que le vicomte Jean de Tréglave est ici !

— Eh bien ! après ? demanda la nièce de Pierre le Grand.

Au fait ! après ? Dans cette maison moitié italienne moitié valaque avait-on des mœurs de l’autre monde ? La Russe avait raison : Après ?

La noble assemblée était désormais au spectacle. On vit des mouvements de domestiques. M. le marquis se consulta avec son jeune cousin, et celui-ci, à la grande surprise de tous, offrit son bras à la jolie marquise pour la conduire dans ses appartements comme une belle petite qu’on mettrait en pénitence.

En passant elle essaya de sourire, quoiqu’elle eût envie de pleurer, et elle dit d’une pauvre voix d’enfant qui a peur :

— Je vais revenir… excusez-moi… je ne serai pas longtemps.

Où les grandeurs vont-elles se nicher ! En pareil cas, la moins aiguisée des femmes de chambre qui habillaient ces dames eût tenu tête plus congrûment à la situation. Et cette pensionnaire inepte avait trois ou quatre fois la richesse d’une reine !

C’était un baisser de rideau, très-plat, mais très-net. Le drame avortait franchement.

On prit, comme on le devait, la sortie de la marquise Domenica pour un signal de départ ; mais au moment où chacun préparait sa retraite, M. le marquis de Sampierre manœuvra pour occuper la porte du salon principal et dit d’une voix altérée, où sa volonté bien arrêtée perçait sous un grand trouble :

— Mesdames, je vous prie de vouloir bien rester ; messieurs, personne ne doit sortir d’ici.

Grande surprise et qui fut portée au comble par la rentrée du cousin Pernola, disant avec sa voix de ténor doux :

— Il n’y a malheureusement plus de doute !

Ceci s’adressait à M. le marquis. Le jeune comte ajouta en saluant respectueusement la noble foule dont les mille regards interrogeaient :

— C’est une aventure déplorable ! Avant de parler, j’ai dû m’assurer de la réalité du fait. On a soustrait à Mme la marquise un joyau de famille d’une haute valeur, mais dont le prix d’affection est véritablement inestimable.

Tous les yeux se tournèrent vers M. le marquis de Sampierre qui semblait être à la torture, mais qui murmura d’une voix distincte :

— Il faut que l’objet se retrouve.