Les Comédiens tragiques/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 19-29).

II

— Cet Alvan, qui est-ce donc ? demanda-t-elle à l’une de ses tantes, dès que l’occasion se présenta.

Deux mains aux doigts tremblants se levèrent vers le ciel. Pareille manifestation d’horreur était rassurante : il s’agissait évidemment d’une célébrité.

— Alvan ! Au nom du ciel, ma chère Clotilde, que peux-tu vouloir connaître du pire des démagogues, d’un être méprisable, et d’un Juif ?

Clotilde fit observer qu’elle avait seulement demandé qui était cet homme. « Est-il intelligent ? » insista-t-elle.

— C’est l’un des plus vils de ces misérables qui veulent renverser le trône et la société pour assouvir leurs sales passions. Voilà !

— Mais est-il intelligent ?

— Comme Satan en personne, dit-on. C’est vraiment un homme néfaste et dangereux. Ta curiosité n’aurait pu s’exercer sur un pire individu.

— Au point de vue politique, voulez-vous dire ?

— Naturellement.

La bonne dame n’avait envisagé aucune autre espèce de danger, à propos d’un homme de cette classe.

Comparer un homme à Satan ce n’est pas toujours atténuer l’intérêt qu’il excite. Clotilde était curieuse d’apprendre en quoi ses façons de parler rappelaient celles d’Alvan. S’il était vraiment le furieux qu’on disait, elle ne pouvait lui ressembler qu’en ses moments d’extravagance, c’est-à-dire en ceux dont elle faisait le plus de cas. Or, elle n’avait rien d’une créature frénétique, malgré toute son originalité, et, puisqu’elle ressemblait à Alvan, elle ne pouvait songer à lui sans adoucir le portrait qu’on lui en traçait. De sottes gens l’avaient bien prise pour une folle ; c’en était assez pour conclure qu’Alvan était, comme elle, victime des préjugés qu’il dédaignait. Elle prenait parfois plaisir à affirmer son mépris pour les conventions vulgaires, et jouissait du scandale soulevé par cette attitude. Elle se sentait dans l’esprit, en pareil cas, quelque chose de satanique, et ces circonstances étant celles qui lui donnaient d’elle-même la plus haute estime, elle eût admiré l’homme qui s’était acquis, au su de tous, un titre aussi redoutable, — s’il n’eût été Juif.

Le Juif, sur Clotilde, faisait le même effet que la chair de porc sur le Juif même. Ses parents partageaient cette horreur de la Juiverie, et leur terme favori pour tout ce qui vivait de bassesse et se vautrait dans la fange était celui de Juif. Fait d’autant plus remarquable que les veines de la jeune génération charriaient une trace de sang sémitique, dont l’origine se trouvait dans la souche maternelle.

Évidemment, l’abjection qui se déguise en satanisme pour la terreur des poltrons, constitue la forme la plus vile d’une impudence qui vise à l’inconscience, et une insolente impudence, sous des traits de Juif, avec un nez et des lèvres de Juif, a de quoi causer une insurmontable répulsion. Clotilde renonça à s’occuper d’Alvan, et le compatriote qui l’avait comparée au politicien juif eût pu s’estimer heureux de ne plus se rencontrer avec elle en Italie.

Elle s’était cependant fait une idée du langage alvanesque et cherchait à l’adopter sans rien abandonner de sa netteté chrétienne et sans le moins du monde incliner vers la Juiverie. Elle en acquit une si étonnante pratique, qu’elle parvint à faire, d’un mot, sursauter un cercle, à disperser une assemblée de dames sages et mûres comme un flot de ballons emportés par le vent, voire à faire tressaillir les représentants du sexe fort.

Vers cette époque, elle refusa un nouveau prétendant proposé par ses parents et, tombant en disgrâce dans sa famille, alla passer quelques mois chez une vieille et proche parente, dans la véritable capitale intellectuelle du pays. C’est là qu’un soir, un brillant officier de haute naissance, lui dit dans un bal, à propos d’une opinion hardiment indépendante qu’elle venait de formuler :

— Je vois que vous connaissez Alvan !

Encore Alvan !

— Non, je ne le connais pas, protesta-t-elle, car l’officier auquel elle s’adressait était d’une classe sociale bien supérieure à celle d’Alvan ; et son haussement d’épaules impliqua qu’elle jugeait à peine nécessaire de se défendre d’une telle imputation.

— Si ! vous devez le connaître ! insista l’autre. Où trouverait-on une femme qui puisse penser et parler comme vous, sans connaître Alvan et sans partager ses idées ?

Clotilde fut surprise et piquée de ce doute.

— Je ne le connais pourtant nullement ; je ne l’ai jamais rencontré, jamais aperçu, affirma-t-elle, je ne vois pas d’ailleurs où je pourrais me trouver avec un homme de cette sorte.

Elle s’indignait, mais grande fut sa stupeur, autant que sa joie secrète, d’entendre un noble de son propre monde, un brillant officier, s’écrier :

— Allons, allons ! un peu de sincérité ! Passe pour les moucherons qui voltigent autour de nous de parler ainsi d’Alvan, mais nous deux, nous pouvons nous donner la main et proclamer hautement que nous le connaissons et l’aimons.

— Si c’était vrai, je l’avouerais tout de suite, mais je vous répète qu’il m’est parfaitement inconnu, déclara Clotilde, qui commençait à voir le Juif sous un autre jour.

— Vous l’affirmez ?

— Parole d’honneur !

— Vous ne l’avez jamais rencontré, jamais vu ? Vous n’avez jamais lu aucun de ses écrits ?

— Jamais ; je connais son nom, voilà tout.

— Alors, fit d’un ton pénétré l’officier, je vous plains tous deux de rester séparés, car vous avez été faits l’un pour l’autre. Les idées que vous exprimiez tout à l’heure, et jusqu’aux termes dont vous usiez, je les ai entendus dans la bouche d’Alvan. Il a sur la société et l’histoire des vues personnelles identiques aux vôtres ; vos traits mêmes rappellent les siens ; vous parlez comme lui ; on croit reconnaître dans votre voix la sœur de la sienne. Vous ne le croyez pas ? Tenez : vous avez dit, en parlant de Pompée : « Le Pompée de Plutarque », et mieux ; — cela paraît incroyable à qui vous entend affirmer ne pas connaître et n’avoir jamais écouté Alvan, — vous avez dit que Pompée semblait avoir été gratifié par les dieux de tous les dons pour rendre plus solennelle son immolation à César qui, lui, ne valait pas « le coup de dent d’une jolie femme ». Eh bien, écoutez ceci, et croyez bien ce que je vous dis : l’autre soir, à la table d’Alvan, une allusion à certain César moderne a fait dériver l’entretien sut le vrai César, et bientôt sur le Pompée de Plutarque, selon l’expression d’Alvan. Il en a dit précisément ce que vous venez de dire vous-même, dans les mêmes termes, sans omettre le mot du « coup de dent ». Je vous en donne ma parole. Et vous avez tant de phrases en commun : on dirait que vous êtes des associés en aphorismes. « Les barrières sont faites pour ceux qui ne volent point ». Voilà ce qu’affirme Alvan. Je multiplierais les exemples de ce genre, qui m’ont frappé pendant que nous causions.

— Il faut que je sois une plagiaire sans vergogne, fit Clotilde.

— À moins que ce ne soit lui, riposta le comte Kollin.

Laissons ici la place au chœur antique, pour expliquer que les idées précédentes flottaient dans l’air à cette époque. Des étincelles, jaillies de la forge du Vulcain politique et passées dans les écrits du temps, pouvaient avoir, à leur insu, frappé Alvan et Clotilde, qui en usaient, en toute bonne foi, comme d’épigrammes originales. Dans leur pays, la littérature, loin de se confiner à un étroit pâturage, envahit un large champ (mi-prairie et mi-marécage) du monde social. Leurs lectures les mettaient en relations de sympathie avec les penseurs et les écrivains de l’époque. La source de leur mot commun sur le « Pompée de Plutarque » peut se découvrir dans un savant article sur l’art de portraitiste du sage de Chéronée. Le mot de Plutarque sur le « coup de dent » les avait, à cause de leur similitude de goûts, frappés tous deux par sa délicate cruauté, comme il avait frappé d’autres lecteurs. Et quant à César, Clotilde en faisait grand cas, regrettant seulement, pour ajouter au charme de son évocation, qu’il n’eût pas été doué de la beauté de son rival. Certains traits de Plutarque, sur la jeunesse de Pompée, avaient séduit son imagination, voire touché son cœur. Soyons-lui indulgents : elle aimait l’homme en lui, et s’il n’eût fini par être vaincu, son cœur de femme l’eût préféré. Notons aussi que le nom de Pompée ne prenait pas pour elle l’allure absurde que lui donne l’orthographe anglaise, mais comportait ce ton de noblesse qui sied aux hautes et lamentables fortunes. Si elle ne suivait pas le vaincu, c’est uniquement à cause de la séduction de la victoire, et parce qu’elle se sentait contrainte à rendre hommage au vainqueur. Hommage d’esclave dont la préférence secrète allait au héros magnifique qu’avaient adoré la fleur des Romaines.

Mais un César même, Alvan ne pouvait l’être, puisque Juif. Pourtant, un Juif dont le comte Kollin parlait avec tant de chaleur, devait constituer une exception, et c’est de l’exception que rêvait Clotilde. Peut-être avait-il la tête de César. Elle se représentait un crâne énorme, chaudière d’un cerveau en ébullition, au métal terni par le feu, noirci, dépoli, graisseux, imprégné de suie, tête de gnome formidable et malicieux. Ses questions avides sur un homme très connu lui apprirent qu’Alvan, en dehors de sa haute situation politique, jouissait d’une réputation de parfait convive, mais ne lui fournirent aucune indication sur sa mine : sans doute, dans une ville où l’on pouvait journellement le rencontrer, ne songeait-on point à décrire sa personne, et Clotilde ne chercha pas trop à élucider la question, car piquée d’entendre sans cesse célébrer le génie d’Alvan, elle souhaitait conserver des traits déplaisants à l’image qu’elle s’était faite de lui. Sa bravoure était aussi notoire que ses talents, et il en avait donné naguère une preuve frappante à la ville. Il défendait les idées chères à Clotilde et leur gagnait des multitudes d’adeptes. Causeur, écrivain, orateur, il était de plus savant, tandis qu’elle ne pouvait se targuer de savoir, ni d’éloquence. Elle bavardait de façon exquise, souvent piquante, attendant de son imagination des trouvailles qui ne sortaient pas des livres, et de son aimable impudence une plus sûre originalité. Mais pour la première fois, un solide savoir lui inspirait du respect. D’émérites professeurs de droit ou d’histoire témoignaient pour Alvan du même enthousiasme que le comte Kollin. Dans le monde littéraire et artistique qui raffolait de lui, il était l’objet de toutes les conversations familières ; on rappelait ses talents de causeur, on célébrait ses déjeuners et ses soupers, sa franche ambition, son indomptable énergie, son intrépidité et son empire sur les femmes ; on se disait le nom d’une baronne férue d’amour pour lui, sans jamais songer à le blâmer. Il avait, au contraire, affirmé sa valeur chevaleresque en se faisant le champion de la dame. Bas-bleu affirmé et déjà loin de sa jeunesse, elle avait été la première à découvrir le prodige, à l’élaguer, à le redresser, à le mettre en lumière. Alvan était l’un de ses ouvrages politiques, et sans doute le meilleur. Vieille affaire, au surplus, mais qui ne laissa pas d’exciter la curiosité de Clotilde. Le rapprochement du nom d’Alvan et de celui d’une femme, — même d’une femme déjà mûre, — lui fit conclure à l’extraordinaire puissance intellectuelle et magnétique de cet homme, qui pouvait, malgré ses disgrâces physiques, susciter un tel dévouement chez une personne de haute naissance. Elle chargea son princier esclave, qui l’avait suivie et ne s’éloignait jamais d’elle, de se procurer les renseignements les plus précis sur le fameux Alvan.

Le prince Marko s’efforça de seconder ses désirs : il était au courant, lui aussi, des bruits concernant Alvan et la baronne et s’étonnait que la dame de ses pensées s’inquiétât de gens qu’elle avait bien peu de chance de rencontrer jamais. Il lui demanda la raison d’une telle curiosité. Clotilde répondit de façon évasive, en accusant l’affreuse étroitesse d’esprit de la haute société. On ne pouvait trouver que profit à s’intéresser à un monde plus éclairé que le leur, à un monde où les idées foisonnaient, et où les idées grisaient comme un vin. Le prince s’inclina : si Clotilde professait de telles opinions, il était bon pour lui de s’y ranger aussi et le seul contact d’une belle main suffisait, tant qu’il se prolongeait, à les lui faire partager, comme un individu éloigné d’une batterie électrique en ressent la secousse à distance, par l’intermédiaire d’un seul fil. Chocs, blessures ou ruptures, il tenait pour bienfaits tout ce qui venait d’elle. Mais à la curiosité de Clotilde, il n’apportait guère d’aliments ; il ne savait pas parer ses récits de couleurs nouvelles et se conformait volontiers au style télégraphique. Bacchus Indien plus ou moins inutile, il symbolisait assez bien la beauté et le vide d’un monde dont Clotilde éprouvait, avec une surprise nouvelle, l’étroite médiocrité, chaque fois qu’elle tentait de s’évader de son bocal à poissons d’or pour plonger dans la mer tumultueuse des hommes ; elle en venait à dédaigner les grâces raffinées, et se sentait, quand elle n’en subissait pas l’odeur, un goût subit pour les bouffées de tabac, encens familier de ces cercles où les paroles étaient du vin.

Elle finit par désespérer de se trouver jamais en présence de l’homme qui accaparait ses pensées au détriment de tous les autres. Elle souhaitait le rencontrer pour apprécier sa valeur autant que pour critiquer une idole. Un héros populaire ne pouvait guère répondre à son idéal, mais elle était curieuse de s’en assurer ; malgré le rayonnement dont il s’entourait, elle espérait, par sa seule vue, justifier son animosité et libérer son esprit de la détestable hantise de ce prodigieux petit Juif. Ajoutons qu’une compassion attendrie pour le prince Marko la poussait encore à saper son illusion. Quand elle ne croirait plus à l’existence d’un homme miraculeux, elle pourrait témoigner au prince une douce sympathie et peut-être répondre à ses désirs. Elle ferait ainsi la joie de ses parents, comme elle ferait la joie de tous en se montrant raisonnable et terne, en disant adieu aux rêves, et en allant, sur un « bonsoir », dormir avec les bêtes.

Un jour, en arrivant chez une amie nouvelle, habitante de ces plates régions où elle aimait frayer à sa descente des cimes, elle trouva la dame en toilette d’apparat, radieuse, effervescente : « Quel déjeuner, ma chère ! » ; la prodigalité, la gaîté, les anecdotes, l’esprit, la profusion de tout ce qui fait le prix de la vie ! Comment rêver rien de pareil ? Ni son mari ni elle ne gardaient souvenir aussi magique ! Où ce déjeuner avait-il donc eu lieu ? Chez Alvan, naturellement ; où le soupçonner ailleurs ?

— Vous connaissez Alvan ? s’écria Clotilde, soudain exaltée par les transports de son hôtesse.

— C’est un des meilleurs amis de mon mari.

Clotilde simula le désespoir en se tordant les mains :

— Oh ! l’heureuse femme qui connaît Alvan ! Tout le monde l’approche donc, sauf moi ? Quelle injustice ! Et pourquoi ? Parce que je ne suis pas mariée ? Soit ! Je vais me marier demain matin, pour avoir le droit de rencontrer Alvan demain soir.

Personne ne se méprend au sens d’un tel désespoir et la dame en sut trouver l’exacte traduction : « Car tel est mon bon plaisir ! » On aime toujours avoir un héros à produire, et un ami à qui le montrer. Elle était d’ailleurs habituée à présenter Alvan à des admirateurs.

— Inutile d’attendre à demain, fit-elle ; venez donc chez nous ce soir ; nous aurons Alvan.

— Vous m’invitez ?

— Certainement. Vous me ferez plaisir en venant. Alvan sera sûrement des nôtres ; il me l’a promis et ne manque jamais à sa parole. N’est-ce pas Mme de Crestow à qui je suis redevable de votre connaissance ? Elle vous amènera…

Mme de Crestow était une cousine par alliance de Clotilde, dame sentimentale et très férue de protocole. Elle ne vit aucune objection à faire participer Clotilde à l’une de ces réceptions qui attiraient les plus beaux esprits de la ville et de la nation, et son mari consentit à les rejoindre au sortir d’une séance de la Chambre où devaient se voter les crédits militaires. Tout s’arrangea donc pour le mieux et sans difficulté. Clotilde apporta un grand soin à sa toilette et disposa avec une négligence étudiée ses boucles d’or autour de son beau front. Elle pouvait se trouver entraînée à un entretien sérieux, et la jeune beauté prête à soutenir une discussion contre un homme doit savoir garder ses charmes en réserve, pour opérer, au moment voulu, des mouvements de flanc. Le tout est de vaincre l’adversaire.