Les Comédiens tragiques/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 30-36).

III

Postée à l’entrée du salon pour accueillir ses hôtes, la maîtresse du logis adressa à Clotilde un murmure et un signe de tête ; Alvan était arrivé et se trouvait là-bas. C’en était assez pour une jeune fille avisée, et quittant le sillage de sa compagne, Clotilde coula ses regards par une baie sans portes dans une pièce où trois hommes, adossés aux rayons d’une bibliothèque, fumaient en causant. Les bouffées de tabac rendaient leurs traits indistincts, mais Clotilde vit que l’un d’eux était de superbe stature. Dans le second, elle reconnut le maître de la maison, Juif adouci, et discerna du premier coup, dans la personne du troisième, les affreux stigmates de la race d’Assuérus. Il n’y avait pas à s’y tromper, et trois chapeaux superposés sur son crâne ne l’eussent pas plus clairement désigné. Les caricatures vengeresses du dieu Pan, exécutées et brûlées sous forme d’un diable velu à sabots et à groin, par les prêtres d’une religion qui voulait extirper son culte, n’étaient pas plus hideuses. Clotilde s’effondra sur un sofa. Tel était donc le héros de ses pensées. Oh ! Juif ! cinquante fois Juif et rien que Juif !

Les trois interlocuteurs passaient cependant dans le grand salon, et Clotilde put apprécier la beauté singulière de l’homme qu’elle avait remarqué tout d’abord. Penchée sur le cadre d’ivoire de sa broderie, elle savourait le contraste qu’il présentait avec son voisin. Le visage de cet homme était celui de l’orateur né : yeux rayonnants, nez hardi, bouche nerveuse, tout proclamait en lui l’éloquence et l’énergie et le désignait pour un rival de Cicéron parlant au Forum, avant de prendre la tête des armées pour marcher à l’empire. La décision, la force, l’intelligence qu’annonçaient ses traits et son attitude s’alliaient à une sorte de douceur hautaine. Hélas, un homme de si glorieuse prestance ne pouvait être que chrétien ! On se représentait, sur l’injonction divine, un aigle fondant sur son casque. Si riche et si impétueux était son sang, que les émotions conformes à son sujet se reflétaient sur son visage à mesure qu’il parlait, illuminant d’un silencieux éclair la diversité de son verbe abondant et universel. Le regarder, c’était l’écouter. Oui, il suffisait de le regarder. C’était un homme d’espèce nouvelle, de trace divine, et sa beauté dépouillant d’un seul coup de ses mièvres séductions le Bacchus Indien, le réduisait à l’état de poupée de cire, de hochet à paillettes, aux yeux de la jeune fille éperdue et soudain consciente, jusqu’au fond de son être, de sa qualité de femme. Elle se sentait de plus en plus petite, à mesure qu’elle le contemplait.

Soyez certains qu’elle sut du premier coup qui était cet homme. Elle affirme en vain le contraire, elle le savait. Son âme s’épouvantait à l’idée que ce fût Alvan, et redoutait à peine moins que ce ne fût pas lui. Partagée entre ces terreurs de doute et de certitude, elle jouait avec son cœur au chat et à la souris, échappait au chat, pourchassait la souris, se torturait et ouvrait de grands yeux. C’est lui ; non ; lui ; non ; c’est certain ; c’est impossible ! Et soudain : Si c’est lui, oh malheur ! Si ce n’est pas lui, oh douleur ! car c’est Alvan qu’elle venait voir, en définitive ; Alvan et elle avaient les mêmes idées et des expressions si merveilleusement pareilles que le comte Kollin en était stupéfait. Si cet homme n’était pas Alvan, la déception serait amère, mais la supposition que ce fût lui menaçait Clotilde d’un immédiat et éternel esclavage.

Ce visage, pourtant, pouvait-il être celui d’un Juif ? Clotilde s’en repaissait. Le noble profil, le teint d’ivoire et les yeux lumineux ; Juif de l’exode espagnol, sans doute, et non de souche polonaise. Il y a le Juif noble comme le Gentil bestial, et l’on ne trouve pas, chez le plus sublime des Gentils, majesté comparable à celle du Juif élu. Il est bien venu à tenir sa race pour chérie du ciel, malgré les châtiments dont le ciel persiste à l’accabler. Grave quand il vieillit, le noble Juif, dans sa jeunesse, sert de flèche à l’arc de son sang fougueux d’oriental, et dans la force de l’âge… tenez, il apparaît tel que vous le voyez là : superbe de prestance aisée et dominatrice, flamme qui surgit pour inspirer l’intelligence et se laisser tempérer par elle.

Clotilde s’attendait donc à ce que ce personnage à la mine si peu juive fût Alvan, et préparait, pour consigner le fait dans son journal, des expressions d’extrême surprise. Forcément cela ne pouvait être que la plus parfaite des surprises.

Les trois causeurs, cet homme et les deux autres de sa tribu, que l’attention de Clotilde faisait servir à une comparaison trop sacrée pour n’être pas profane, (les comparaisons s’imposent aux esprits désemparés), les trois causeurs vinrent prendre place sur le sofa à deux faces où Clotilde feignait de s’absorber dans son travail. Elle eût consenti à se réduire aux dimensions d’une tête d’épingle pour avoir le droit, moyennent une telle insignifiance, d’écouter l’orateur. Mais il n’y avait guère à craindre de ne pas l’entendre et le danger était plutôt de subir trop intensément l’ensorcellement de sa voix. Elle avait, cette voix, des sonorités moelleuses de clarinette, et n’eût été le sujet de l’entretien, Clotide eût cru entendre le grand Pan jouer de la flûte près des roseaux. Jamais elle n’avait imaginé débit aussi vigoureux et aussi musical, pareille variété d’harmonie, pareille abondance, pareille vivacité : ruisseau, fleuve, torrent, c’était tout un orchestre naturel en un seul instrument. Mais le développement du thème comportait aussi des modulations moins pastorales, des notes qui brûlaient le sang et subjuguaient Clotilde. Elle commençait à voir clair dans la discussion, quand la vivacité avec laquelle Alvan soulignait certaines affirmations impétueuses, réveilla son orgueil en un sursaut de révolte. Elle fit un retour sur elle-même ; elle aussi, elle savait penser ; son monde tenait sa pensée pour aussi originale qu’intrépide sa conversation, et ne l’eût pas jugée, sans doute, trop inférieure à cet Alvan en audace mentale. Elle se réveillait : bouton de fleur encore fermé, elle éprouvait un irritant désir de livrer son parfum secret et de se faire apprécier à son tour.

Elle brûlait de parler, de donner son opinion. Mal faite à prêter une oreille complaisante, elle s’était plutôt accoutumée à imposer ses vues et à se faire écouter. Elle ne se souciait pourtant pas, pour l’instant, de prendre la parole, et trop bien élevée pour attirer sur elle l’attention générale, elle souhaitait moins encore déposséder l’orateur d’une tribune qu’il occupait si bien. Elle avait seulement soif de mêler sa voix à la sienne, et l’inconnue qu’elle était n’y pouvant prétendre par une approbation, elle attendait de tout son être un prétexte à dissentiment. Déclarer à un étranger : « Voilà qui est bien dit, monsieur ! » est plus difficile à une jeune fille que de se récrier : « Non, c’est une erreur ! » car l’intrusion, toute gratuite dans le premier cas, trouve au contraire, dans le second, son excuse dans la chaleur des sentiments heurtés. Au surplus, la contradiction sonne bien, tandis que l’approbation, murmure servile, fournit un piètre moyen de présentation. Clotilde attendait donc un motif plausible d’intervention. Elle brûlait de fièvre, sans trop se rendre compte cependant de l’aiguillon qui la piquait. La surexcitation l’arrachait à elle-même, comme on dit, et au vaisseau des conventions, pour la livrer aux flots de sa tumultueuse nature. Mais le causeur ne lui avait pas encore fourni de prétexte à dissentiment : contrainte à l’approbation, elle se sentait traînée, dans une soumission totale, derrière le char du vainqueur.

Parlant de l’action et de sa supériorité en politique, il illustrait sa thèse de faits historiques, tout au crédit des Français et au détriment des races anglaise et allemande qui inclinent plutôt vers le compromis. De l’Angleterre, il parlait comme d’une puissance finie, d’un peuple « tourné en graisse » qui a atteint, dans un entassement d’or, son but unique, et ferme sa porte à toute idée hardie. L’action, c’est la vie de l’âme aussi bien que celle du corps. Le compromis est une mort virtuelle, un pacte entre la pleutrerie et les aises, au nom des convenances. C’est le compromis qui accumule autour de nous les déchets corrompus ; c’est par lui que nous étouffons, que nous pourrissons. La guerre au mal sous toutes ses formes ne saurait cesser et s’accommoder d’une paix quelconque. À nous donc de trouver notre joie dans la guerre, dans une action sans fléchissement, ce qui ne veut pas dire sans finesse. L’action galvanise les intelligences, suscite les grands talents, donne l’émulation, prête de la grandeur aux âmes ennemies, et assure au bien de l’espèce de valables conquêtes. En douter, c’est douter que les recherches contribuent au progrès. Il évoquait la force de Rome au temps de ses troubles, son déclin au temps de son apaisement. Rome en lutte mettait la main sur le monde ; Rome engourdie appelait le Goth et le Vandale.

Antithèses accumulées par un pamphlétaire de carrière, où soudain Clotilde trouva le prétexte attendu.

Ce fut à l’occasion du personnage d’Hamlet dont il esquissait l’analyse pour accentuer, par contraste, le caractère de l’inaction. Il faisait observer à propos de la jeunesse pleine de promesses du prince, de quels dons précieux le jeune homme était primitivement comblé.

— Il est fou, d’emblée ! s’écria Clotilde.

Son interruption fit l’effet d’un éclat de tonnerre. Il y eut un bruit soudain de talons sur le parquet, et son héros se tourna vers la jeune fille qu’il regarda en face. Leurs regards fulgurants se croisèrent sans faiblir. Yeux braves de part et d’autre, ceux de l’homme fixés sur une belle créature et elle armée de tout son courage pour affronter cette crise.

Sur un signe, les deux acolytes s’éloignèrent. Et lui, agenouillé sur le sofa, se pencha vers Clotilde, les mains jointes.

— C’est vous ? Est-ce donc par une contradiction de votre part que débutera notre intimité ?

— Après l’apparition de son père, Hamlet est fou, balbutia Clotilde en cherchant son hôtesse du regard, car sa folle audace faisait soudain place à une terreur panique.

— Qu’avons-nous besoin de présentation ? reprit l’autre. Nous nous connaissons. Je suis Alvan et vous êtes celle dont m’a parlé Kollin. Comment s’y méprendre ? Lucrèce la blonde ; le serpent à crête d’or, sage de toute une atavique sagesse ; Aurore sortant des nues ; en un mot, Clotilde !

Le cœur de la jeune fille bondit, à entendre son nom ainsi prononcé. Elle rit, le visage radieux. Que cet homme fût Alvan, qu’il la connût et dît son nom, cela lui faisait l’effet de l’heureuse solution d’une énigme. Il fit le tour du sofa et vint à elle, en s’inclinant, la main ouverte. Elle lui tendit la sienne. Elle aurait dit, s’il le lui eût demandé : « Pour toujours ! » Et il semblait qu’elle la donnât pour toujours, en effet.