Les Comédiens tragiques/Chapitre 04

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 37-61).

IV

— Hamlet, nous y reviendrons, fit-il en s’asseyant près d’elle. Je saurai vous convaincre.

Elle hocha la tête.

— Oui, oui ; c’est entendu ; une femme ne démord pas de son opinion, et la réalité n’est pas, de moitié, aussi obstinée. Mais, pour l’instant, nous ne sommes pas à Elseneur, et c’est de deux personnages autrement importants qu’il s’agit. Vous savez que je souhaitais vous rencontrer ?

— Faites-vous périodiquement proclamer vos désirs, ou faut-il qu’une inspiration nous les révèle ?

— Kollin avait raison : les façons du serpent ne sauraient être que serpentines. Je savais que nous devions nous rencontrer. Il n’y a pas de vrai jour tant que restent séparés la déesse du matin et le dieu du soleil. Et je me sens bien dieu, depuis que j’ai entendu parler de vous.

— Vous êtes sûr de votre divinité ?

— Parce que je crois à la vôtre.

Ils s’inclinèrent, souriant de ce courtois échange.

— Et maintenant, reprit-il, cette rencontre…

— Qui ressemble tant au reste du monde peut bien avouer sa faiblesse, répliqua-t-elle.

— Tant ! c’est si peu que vous voulez dire ! Car le monde, je le quitte ou le retrouve à mon gré. Avec vous, il n’en ira pas de même.

Clotilde chercha en vain une riposte. Elle eût voulu se révolter contre ce ton d’autorité, mais ne parvenait pas à en prendre ombrage. L’attitude impérieuse de cet homme et le charme ondoyant de son sourire la soumettaient à une totale sujétion, malgré le péril qu’elle sentait à paraître trop vite répondre à ses avances hardies.

— C’est à Capri que l’on m’a pour la première fois parlé de vous, fit-elle.

— Et moi, j’y suis arrivé sept jours après votre départ.

— Vous connaissiez déjà mon nom ?

— Ne questionnez pas trop les sorciers. Voici la date : le 15 mars. Et vous étiez partie le 8.

— Oui, je crois m’en souvenir. Il y a un an de cela.

— Nous nous sommes manqués alors ; aujourd’hui, nous nous rencontrons. Une année perdue ; tout le temps d’une année ! Réfléchissez à cela, et songez à tout ce que vous me devez en compensation ! Je souhaitais tant un camarade à Capri. Pas « une jeune fille », et moins encore un homme ; la féminité intelligente, chose fort lointaine, d’ordinaire, de l’intelligence des femmes. Ce camarade, je le voulais jeune et beau, de votre sexe évidemment, mais pourvu de cœur et de compréhension, souhait que je tins pour insensé jusqu’au jour où j’entendis parler de vous. À votre défaut, je parcourus l’île en compagnie de Tibère, qui est mon tyran favori. Sur mon avis, nous prîmes l’offensive contre les patriciens, et les Annales furent rédigées, non par un membre du parti aristocratique, mais par un plébéien démagogue, qui fit de mon supplice, ordonné par l’empereur, un récit des plus pathétiques. Il excusait tour à tour mon impérial maître et moi-même, affirmant que le malentendu était irrémédiable entre nous, car nous nous aimions autant que nous détestions nos fonctions respectives ; comme l’homme appartient plus à sa charge qu’à lui-même, c’était évidemment la moindre part de son ami que chacun de nous aimait. Moi, le plus faible, j’étais donc condamné, comme l’eût été Tibère, si j’eusse été le plus fort. Je m’inclinai et lui fis tenir, avec mes adieux respectueux, des conseils pour se garder des assassins. Voyez, mademoiselle : en différant votre départ de sept jours, vous m’auriez sauvé la vie. Le fonctionnaire est toujours homme artificiel, et j’aurais dû savoir qu’il ne garde pas assez de naturel pour lutter contre sa fonction. Au surplus, je comptais sur l’attachement de l’empereur, oubliant que les princes ne sauraient être nos amis.

— Vous êtes mort bravement ?

Clotilde se prêtait au jeu avec une grande affectation de sérieux.

— Dites : simplement. Mon heure était venue et, sans attitude tragique, je laissai le fleuve de vie s’écouler de mes veines vers des rives moins étriquées. Oh ! Capri : mer de saphir, saphir du ciel ; on croit à la vie là-bas ; à l’heure même où son flot commence à descendre, on y vibre aussi ardemment avec la vie qu’à la marée montante dans notre Nord pâle et rabougri, dans notre climat du poisson séché. Sincèrement, je souffris plus de mourir une seconde fois, quand je sus qu’une Lucrèce à cheveux d’or était venue dans l’île sept jours auparavant. Mais, voyons : la musique italienne, qu’en dites-vous ?

— Musique amoureuse et martiale, stupide et monotone.

— Parfait ! les yeux d’Alvan lancèrent une flamme de joie. Oh ! camarade des camarades ! Cette année perdue va me paraître plus lourde à mesure que j’apprendrai à mieux apprécier les suivantes. Stupide, oui ! nous battons les Italiens, sur le terrain musical, comme les Français nous battent en politique. Pas de vie sans intelligence ! En art, comme en politique, les imbéciles sont un obstacle plus gênant que les morts : on a plus de peine à se frayer un chemin à travers leurs rangs. Il le faut pourtant, si l’on ne veut pas que les Philistins, comme les jeunes sauterelles, dévorent toute l’herbe verte de la terre. On vous a sans doute appris à frémir à la seule pensée d’un démagogue ?

— Je ne frémis jamais, affirma Clotilde.

— Oh ! diamant frais issu des mains du lapidaire ! Vos mots sont à facettes. Eh bien, c’est avec un démagogue, un démagogue déclaré, un démagogue et un Juif que vous causez en ce moment. Vous semblez tenir la chose pour naturelle, au lieu de faire montre de bruyante incrédulité. Le chrétien, comme le politicien, croit à la perpétuité de types éternels, modelés sur le monstre qu’on lui a appris à haïr. Pourtant le Juif s’est quelque peu christianisé et nous avons judaïsé le chrétien. De même, devant les conservateurs croulants, le démagogue s’est légèrement teinté de conservatisme. Considérer sous un angle particulier chacune des choses que l’on vous a fait apprendre en bloc, telle doit être votre tâche, à vous, l’une des rares capables d’y suffire. Nous ne sommes pas des buveurs de sang, croyez-le. Moi, moins que tout autre. Par exemple, je déteste et je refuse le duel. J’ai décliné des cartels, ce qui ne m’a pas empêché de me montrer homme de cœur. Sans parler de sa barbarie, l’imbécillité du duel me révolte. C’est sa folie qui lui vaut l’estime de vos nobles et la sanction d’un barbon royal. Pas de sang pour moi. N’en croyez pas moins, cependant, que tout ce qui veut me barrer la route, Je le balaye. Comment ? demandez-vous ? Par l’intelligence. S’abaisser à la force brutale, à la vile astuce, c’est avouer sa faiblesse intellectuelle, c’est renoncer à la seule vraie maîtrise pour se ravaler au niveau de la bête. Comment je succéderai en mes desseins ? Peut-être avec votre aide. Vous ne sursautez pas ; vous ne vous récriez pas ? Fort bien ! Je n’ai qu’une piètre estime pour le comédien amateur. Il pullule et n’est pas amusant. Pourquoi me laissez-vous parler seul ?

— Saurais-je mieux faire ?

— Vous écoutez de façon délicieuse.

— Parce que ce sont choses agréables à entendre.

— Vous avez une oreille nacrée, comme un coquillage sur la grève.

— Et c’est la mer immense qui gronde près de lui.

Alvan se rapprocha.

— Je vois, à regarder dans vos yeux, que l’on peut vous écouter et vous parler. Cœur à cœur donc ! Oui, la mer pour vous bercer, la mer pour vous emporter aussi, dans le calme, souhaitons-le, mais dans la tempête s’il le faut. Vous êtes ma proie ! L’amie charmante qui nous a mis en présence est venue me prévenir avec enthousiasme :  ; « J’ai trouvé la femme qu’il vous faut, Alvan ! » C’était celle dont un autre m’avait conté l’excursion à Capri. « Mais, attention, disait Kollin, attention au serpent à crête d’or ; il glisse dans la main. » Est-ce vrai ? C’est un avertissement pour moi de mieux assurer ma prise. Je vois l’avenir, maintenant, l’avenir qui m’était apparu, jusqu’ici, comme une terre sans soleil. Avez-vous remarqué combien est reposante la vue du soleil sur la campagne ? C’est, pour l’œil, une impression de calme, de possession, de fin gagnée, — non pas la fin des labeurs, juste ciel ! — mais cette paix de l’âme qui est un renouvellement des forces, un plongeon dans les eaux fraîches de la vie. Évoquez vos visions d’Italie : rappelez-vous la lumière et les couleurs italiennes, la clarté, la plénitude lumineuse, les ombres pensives. Montagnes et contreforts boisés y sont massifs, profonds et parlent à l’esprit. On les voit palpiter, on taille des images de dieux dans cette mer, dans ce ciel, dans ces pics qui vivent avec vous, qui rassasient les cœurs affamés et arrachent l’âme inquiète à sa couche d’épines. Eh bien, vous êtes ma campagne ensoleillée. Il faudra lutter pour vous conquérir, et cette perspective ne m’est pas moins une promesse de quiétude. Il y a peut-être en vous du sable mouvant : les sables ont des reflets dorés, comme les vôtres. Soit ! on les fixera, ces sables. J’ai foi en vous autant qu’en ma victoire finale. Certes, il faudra combattre, et la lutte promet d’être rude. Mais je vois plus loin que la bataille, car je ne doute ni de vous, ni de moi. Nous usons des mêmes phrases et des mêmes aphorismes, paraît-il. Signe que nos âmes sont accordées à l’unisson. Que diriez-vous si je vous comparais à Paris, au cœur de Paris, à Lutèce ?

— Il faudrait soutenir la comparaison.

Il rit et différa le propos, effleurant divers sujets, à la façon d’une hirondelle qui, au sortir du nid, plonge du bord du toit pour raser la surface d’une rivière. Il revenait sans cesse à elle, l’entraînait dans son vol, provoquait ses ardentes répliques, préparait par ses essais et coups de sonde le compliment suprême et unique dont ces communs essors devaient lui fournir les éléments.

Elle était comme une danseuse étourdie par la valse et que la vue, dans une glace, de son image tournoyante étonne et rassure à la fois. Il lui plaisait de s’entendre discuter, de s’entendre comparer, de trouver, dans cette analyse dont elle était l’objet, la certitude que c’était bien elle qui écoutait cet homme, ce parfait étranger qui la réclamait pour sienne, et à qui elle donnait son acquiescement en ne le repoussant pas ; elle se laissait entraîner par cette ronde vertigineuse et magique qui l’arrachait de plus en plus à son être réel pour lui imposer une personnalité imaginaire, qui la contraignait à avancer, en lui déniant le droit de faiblir, d’appeler le monde à l’aide et de se cramponner à lui, bien qu’il fût assez proche pour arrêter, à son geste, la terrible ronde. Le monde était tout proche, en effet, et commençait à ouvrir de grands yeux. Un peu effarée de cette curiosité, Clotilde se sentait pourtant en présence de l’irrésistible, et en face de l’irrésistible, la convention fait l’effet d’une construction lézardée, qu’un torrent balaye sans le moindre bruit de poutres brisées. Quiconque éprouve sa puissance, redevient primitif et s’enfuit au hasard des chemins, sans souci de sa nudité. Préparez-vous autant que vous voudrez à la crise, mais laissez le sage vous prévenir que vous n’en atténuerez pas les effets. Clotilde s’était fort bien préparée, au point de s’être acquis une réputation d’originalité qu’elle prenait, à son grand dam, pour indépendance d’esprit et courage. Elle s’était préparée à l’irrésistible, et Alvan aussi : elle pour l’affronter, lui, pour en jouer le rôle. L’originalité fameuse et hautement proclamée de Clotilde, n’en faisait-elle pas, à l’avance, la proie désignée d’un homme qui affirmait si bien son estime pour cette qualité chez une jeune beauté de bonne race ? Ils s’étaient évoqués l’un l’autre, ne différant qu’en ceci dans leurs anticipations, qu’il s’attendait à la trouver belle, tandis qu’elle croyait voir en lui un moderne Ésaü. Quand elle découvrit une beauté virile et superbe au lieu de l’épaisse laideur du satyre enfanté par son imagination mensongère, elle subit, en une tempête divine, la révélation de l’irrésistible. Ils appelaient tous deux la beauté dont ils avaient fait la condition de leur servitude consentie ; lui, devant le charme prenant de Clotilde, ne craignit pas d’entrer dans un filet, qu’il jugea léger à ses épaules, et tint pour la plus belle de ses parures ; elle, si bien soumise, dans les questions sérieuses comme dans les futilités, aux conventions mondaines, fut saisie d’un parfait désarroi : elle ne savait plus ce qu’elle faisait, où se posait sa main, ne commandait plus à son visage, buvait les regards qu’il jetait sur elle. Ses yeux ne révélaient plus de pensée et ne voyaient plus les choses dans la réalité, mais à rebours et sous des lueurs fugitives. La sensation de sa main libérée lui révéla qu’elle venait d’être prisonnière : un regard jeté autour d’elle lui rappela que ces hommes et ces femmes qui l’entouraient n’étaient pas des fantômes ; des lambeaux de phrases retrouvés, des paroles entendues, approuvées ou réfutées, éclairaient à ses yeux les profondeurs du gouffre qu’elle venait de franchir. Elle ne s’en montrait pas moins aussi prompte qu’Alvan à proposer et à poursuivre les thèmes propres à faire ressortir la vivacité de son esprit et à souligner au moins la force de son caractère. La splendeur intellectuelle de son adversaire l’éblouissait et étouffait en elle la notion de son propre charme : elle faisait feu, pour briller, de tout son esprit ; quant à sa beauté, aux grâces de son visage, c’étaient choses puériles, qui lui faisaient l’effet d’un conte enfantin, avec une parcelle, une ombre, un soupçon de vérité ; c’était un pauvre charme de son sexe, un charme purement féminin et quasi méprisable. Le don d’intelligence était plus rare, et plus rare encore l’audace morale. Oh ! pouvoir rivaliser avec le talent de parole de cet homme, avec son abondance, son ardeur, sa souple énergie, avec la sonorité pleine qu’il savait tirer du moindre sujet. Il n’avait qu’à frapper et l’airain résonnait ; il y avait une cloche dans chacun de ses mots ; la Nature jetait son cri et tout, dans l’univers, prenait un sens ; il n’y avait plus de déchets morts, plus d’affligeante lourdeur. Son intelligence aiguisait la lumière. Et qu’il était humain ! quelle suprême tolérance que la sienne. Dès que, renonçant à frapper d’un doigt impertinent aux portes de la pensée ou à crier au hasard pour éveiller un écho, Clotilde s’efforçait de réfléchir, la fermeté de pensée de cet homme la faisait frémir ; dès qu’elle commençait à ressentir les choses, et non à se faire un jeu de ses sensations, sa tendre sagesse la bouleversait. Chose étrange : avec tant de dons précieux qui auraient dû lui rendre trois fois cher le don de la vie, il était intrépide. Elle devinait par intuition, bien plus que par ses dires, qu’il ignorait la crainte. Cette seule raison l’eût attachée à lui comme une ombre. Elle eût, du premier coup, percé à jour la bravache et traité de fat un médiocre qui eût, comme lui, fait valoir l’abondance de ses ressources. Son habitude du monde et sa pénétration naturelle la mettaient à même de discerner la faconde et de ne la point confondre avec la hauteur de pensée. Alvan parlait franchement de lui-même, sans plus hésiter à se faire connaître que l’Alpe hautaine dressée dans le ciel. Intrépide, confiant, habile, il ne pouvait qu’être ce qu’il se croyait : invincible. La femme qui serait la compagne de cet homme devrait participer à toutes ses richesses, y compris le courage. Clotilde conclut aussitôt qu’elle en était pourvue au même degré que lui. N’en donnait-elle pas la preuve ? La présence, autour d’elle, des braves gens qui ouvraient de grands yeux, la laissait indifférente ; la proximité de ses proches ne troublait en rien son exaltation. Assise sur un char de feu, en compagnie de son dieu du soleil, elle volait au-dessus de leurs têtes. C’était le courage qui l’inspirait, rien que le courage, un courage agissant et supérieur à toutes ses témérités passées, à ces témérités verbales qu’elle avait crues si audacieuses. Maintenant enfin elle agissait ; maintenant elle se montrait digne d’aller de pair avec l’annonciateur et l’incarnation de l’action.

Alvan en était enfin venu au parallèle promis entre Clotilde et Paris, la ville qu’il chérissait entre toutes. Elle symbolisait, à ses yeux, la déesse à l’intelligence fulgurante, aux conceptions vives, aux ardentes réalisations, passionnée pour ses héros et toujours prête à les mettre à l’épreuve, plus gracieuse que tous les poèmes et plus familière que Muse ne le fut jamais ; légère entre des mains légères et ferme jusqu’à la mort au nom d’un principe ; sans légèreté entre des mains vigoureuses, mais inébranlable au contraire, et toujours, oh ! toujours adorable.

La comparaison demandait quelque effort pour s’adapter à une jeune femme. Alvan parlait-il sérieusement, ou avec un soupçon de sérieux seulement ?

Il exultait. Il avait trouvé la femme de ses rêves, la femme jeune, originale, raffinée, de bonne naissance. Il avait, pour l’appeler, des raisons sérieuses. Il s’était fait un nom et se trouvait sur un terrain solide, avec de belles promesses d’avenir, en tant que chef d’un parti dont on célébrait alors les possibilités, et qui de fait, ne s’est pas plus effondré qu’il ne s’effondrera, malgré la main de fer appesantie sur lui. Sa jeunesse avait été dirigée par un singulier mentor, qu’on eût appelé Athénée, si ce n’eût été manquer au renom de retenue de cette déesse, mais dont la tête était sage, sage autant que blanchie maintenant. Elle était douée d’une originalité véritable, et une originalité grisonnante mérite mieux l’attention qu’une jeune beauté en fleur. Si l’originalité féminine était notre plus impérieux souci, la palme irait à la femme grisonnante : elle a traversé la bataille sans perdre l’étendard qu’elle arborait, et c’est bien là une victoire. Pourquoi faut-il, hélas ! que le gris des cheveux, si émouvant dans l’art, nous glace dans la réalité ?

La découverte d’une originale tout embaumée de printemps, plus tendre, plus chaleureuse que l’ancienne amie, couronnée d’or au lieu de neige, et tout aussi intrépide, tout aussi passionnée, fut pour Alvan une joie immense. Il l’accueillit sans étonnement, parce qu’il avait foi dans sa propre fortune, dans cette étoile, apanage commun des audacieux, qui lui amenait à point nommé d’heureuses choses, en récompense de ses énergiques efforts dans une direction supérieure et opposée à sa voie naturelle. Le destin l’avait fait attendre et son hiver s’était prolongé. Le souffle du jeune printemps n’en était que plus suave et parait Clotilde de tous les attributs de ses rêves. Il en concluait qu’elle les possédait et ne doutait plus de son aptitude à la conquérir. Les barrières sont faites pour ceux qui ne volent point. Les barrières, elles étaient faciles à prévoir autour d’une chrétienne de haute naissance, mais non moins certain était le courage qui lui donnerait des ailes. Alvan tirait cette conclusion de sa propre connaissance, autant que d’un premier regard jeté sur Clotilde. Elle était évidemment assez sensible aux impressions pour les rendre avec fidélité, et Alvan la gratifiait sans hésitation de son propre courage pour servir de base à son originalité tant vantée.

Des importuns venaient de temps en temps les interrompre, des fâcheux qui demandaient des conseils sur des sujets variés, sur la façon de conduire une affaire ou sur l’interprétation exacte d’un axiome de politique ou de littérature. Alvan répandait à chacun, puis congédiait les intrus en implorant la paix, pour ce soir-là. Clotilde applaudit à la fidélité de sa mémoire, à propos d’un poème de Heine qu’il lui récita, et ils se lancèrent des vers de l’incomparable poète, transparent hydromel où perce parfois un goût acide et où le miel dissimule un aiguillon acéré. Tendresse, cynisme, scabreuses et chatoyantes incongruités se mêlent dans ces vers où se reconnaît la voix de la pure poésie, mais dont les éléments impurs font surtout la popularité, dans une société raffinée qui incline au libertinage par forfanterie autant que par goût naturel. Alvan, avec un mélange d’indolence royale et de royale malice, cita ce distique qui souligne l’inutilité d’une méchanceté dernière d’infidèle :

« Les baisers, c’était dans l’ordre,
Le coup de dent était de trop. »

Clotilde ne put s’empêcher de rougir. Le comte Kollin en avait trop dit. Elle baissa les yeux et son visage se figea. Mais cette éclipse fut passagère et l’entretien rebondit. Alvan lui fit grâce de l’allusion à Pompée : il appréciait une réserve qui s’alliait à tant d’intrépidité et la rougeur de Clotilde le flattait. À Kollin, elle pouvait faire part de ce qu’une rougissante sensibilité l’empêchait de lui dire à lui ; ce n’était pas, d’ailleurs, l’étroitesse d’esprit qui lui interdisait d’aborder tous les sujets. Alvan appréciait sa hardiesse autant que la froide curiosité qu’elle manifestait pour les choses des sens, mais il appréciait plus encore la distinction qu’elle établissait entre ses interlocuteurs.

Le signal du souper lui permit d’apprécier chez Clotilde une autre des perfections qu’il exigeait d’une femme. Assis côte à côte à table, ils burent ensemble un noble vin du Rhin, un vrai Rauenthal. Sa vigueur physique et morale faisaient souhaiter à Alvan que sa future compagne, sans rien sacrifier de sa grâce, fût pourtant pour lui, sans arrière-pensée et sans minauderie, un bon compagnon de plaisir ; verre en main, il prétendait exprimer avec elle sa gratitude au ciel prodigue et sa bienveillance envers les hommes. Une femme selon son cœur, s’il pouvait la découvrir, devrait répondre à ce rêve. Se faire, par une juste appréciation de ces dons, l’interprète de la bonté du ciel envers l’humanité, c’était un rôle qui lui convenait et dont il partageait, à son insu, le goût avec les Philistins, et avoir une épouse aussi sagace que lui sur ce trône temporel, c’était un espoir merveilleux. Clotilde sut pleinement répondre à sa joviale humeur de Salomon festoyant. Elle n’était pas dépourvue de discernement sur les bouquets des vins. Elle avait entendu, à la table paternelle, des connaisseurs formuler leur verdict sur tel et tel crû, et sacrifiait à cette forme de patriotisme qu’est dans son pays l’enthousiasme pour le vin du Rhin. Causerie et émotion l’avaient, au surplus, fort altérée ce soir-là. Elle vida donc son verre avec délices et déclara le vin royal. Alvan, ravi, battit des mains : « Alors vous n’appréciez pas cette décoction de raisin sec que l’on s’est mis à nous servir, à l’imitation du Sauternes, sous couleur de flatter le goût féminin pour le sucre ? »

— Non, non ! Donnez-moi la vraie grappe, le raisin du Rhin, tout gonflé de légendes, parfumé d’elfes et de luths d’argent.

— Admirable ! Il leva son verre : « Je bois au vin de la vigne, à la jeune épousée, fiancée ensoleillée, épouse divine et jamais trop douce, jamais écœurante, comme le fruit desséché dont l’unique atome de sucre concentré contient dix promesses de goutte. Pas de jus de raisin sec pour nous ; foin des grappes flétries sur pied. À nous le sang de la grappe dans sa jeunesse ardente des baisers du ciel. J’ai une cave débordante du Rhin le plus généreux. Nous la mettrons à mal ensemble, nous la saignerons tous deux, n’est-ce pas, aux jours de gloire qui nous attendent ? » La perspective de cette commune griserie de soleil, à la fin d’une journée de furieux labeur, lui arracha un véritable cri, dont l’explosion fut étouffée par le verbeux et incessant bourdonnement d’un souper continental. Clotilde acquiesça, toute de cœur avec lui, belle compagne du faune folâtre. Elle se sentait entrée dans un pays de féerie.

Ils se réfugièrent bientôt sur un divan, dans un coin favorable à l’intimité, pour reprendre des propos incessants et harmonieux, divers et renaissants, comme deux ruisseaux qui se joignent et se divisent, courent un instant côte à côte et se pénètrent encore pour se séparer à nouveau. Ils s’écartaient de leur sujet sans interrompre le flot de leurs paroles, et la prolongation insolente de leur tête-à-tête annonçait aux vagues atomes épars autour d’eux qu’une chose sacrée était en voie de formation ou venait de naître. Les invités regardaient de leur côté et échangeaient des coups d’œil entendus, mais sans se hasarder près d’eux. Le magicien, qui sait tant de coups pour se jouer de la nature, pouvait se flatter, ce soir-là, d’avoir exécuté son tour le plus ancien et tenu pour fabuleux, d’avoir donné corps au rêve des poètes rarement réalisé et trop prodigieux pour paraître admissible en notre temps de civilisation moderne. Force était pourtant de se rendre à l’évidence : la soudaine révélation du dieu impétueux à deux êtres confondus en un seul par son apparition, s’affirmait à tous ceux qui savaient comprendre les choses humaines : le coup de foudre était sensible. « Est-ce aimer, que n’aimer pas au premier regard ? » Que si la nature, leurs caractères respectifs et l’art d’une soubrette à tordre les cheveux d’or de sa maîtresse les avaient préparés pour la torche de l’amour, au moins étaient-ils manifestement enflammés et brillaient-ils d’un plein éclat. Le Temps même, le vieux gentleman tatillon dont nous connaissons l’humeur autoritaire et les rappels quinteux à l’heure du lit et du sommeil, se laissait attendrir par la magie de leur état et s’abstenait de les avertir qu’il faisait succéder le jour à la nuit. Il lui fallait partir et obéir à l’éternelle contrainte, mais jusqu’à la dernière minute il les oubliait sur la rive enchantée, où l’éternité avait, pour un moment, tracé autour d’eux un cercle magique, et leur laissait un instant l’illusion d’avoir tranquillement écarté le vieux voiturier de la route poussiéreuse. Ils ne lui surent naturellement aucun gré de cette mansuétude quand les devoirs de sa charge le contraignirent à les rappeler à l’ordre, mais il ne les menaça point, par représailles, de venir un jour leur reprendre le lambeau divin qu’ils avaient arraché à ses flancs et entendaient garder entre eux, dans toute sa fraîcheur et « à jamais ».

L’heure approchait d’une aube de mars, quand Alvan aida Clotilde à s’encapuchonner et à mettre son manteau. Ils descendirent ensemble l’escalier, et virent, à la porte, un vaste clair de lune dessiner en traits noirs et nets sur la pierre et le gazon le réseau des rameaux dénudés.

— Nuit annonciatrice du printemps, fit Alvan. Venez.

Il la souleva pour lui faire franchir les degrés du perron, comme un homme assuré de son privilège. Pas plus que ses amis, Clotilde ne contesta ce droit, tant Alvan semblait paré de splendeur royale par le coup de foudre qui les avait frappés ensemble. De telles hardiesses et bien d’autres encore, que notre île ne connaît pas, s’observent sur le continent, où le tragique de l’amour garde sa tradition vivante. Peut-être une atmosphère marine émousse-t-elle la foudre ; peut-être les cuirasses des insulaires sont-elles renforcées pour résister à ses coups ; peut-être la chaleur tropicale qui l’engendre et la déchaîne fait-elle défaut ; peut-être les brumes empêchent-elles d’en distinguer les effets ; peut-être n’y a-t-il pas de géants chez nous. Mais même là, aux yeux de gens nourris de sensibilité et accoutumés à s’incliner devant l’affirmation de l’amour, la conduite d’Alvan semblait dépasser toutes les bornes. Il fallait, pour l’imposer sans esclandre, un dieu comme lui, couronné par un autre dieu, roi et maître des cœurs. Son attitude disait : « Elle est à moi ! je l’ai conquise ce soir » ; celle de Clotilde l’approuvait, et force était au digne couple qui suivait de modeler son maintien sur le leur. Moitié par habitude, moitié par habileté instinctive, Alvan avait péremptoirement usurpé une autorité qui, une fois admise, ne pouvait plus guère lui être disputée et lui assurait un terrain solide pour se lancer, avec la fougue d’une passion partagée, à l’assaut des derniers obstacles. Les parents de Clotilde ? Il prévoyait des difficultés de leur part. Mais qu’est-ce qu’une difficulté ? Une haie sur le champ de course, un adversaire sur la plateforme de combat, un nœud sous le fil d’une épée, une digue opposée aux flots du ciel. Sans préférer, cette fois, l’obstacle, car c’eût été préférer la lutte à la femme, il savourait à l’avance la perspective vivifiante d’une résistance vaincue comme une partie de la dot qu’elle lui apportait. De bons soldats, qui ont conquis leurs grades dans les batailles, sont souvent de tempérament pacifique et n’appelleraient jamais la guerre, si la vue de l’ennemi ne déchaînait leurs instincts combatifs, si le son des clairons ne mettait leur sang en feu et ne faisait d’eux des chevaux sur un champ de courses. Le démon intime d’Alvan se fût réjoui d’un combat qui lui eût assuré la possession de Clotilde, car la lutte donne au triomphe la saveur de la passion, et la victoire embellit la conquête. Il n’en était pas moins décidé à se plier, dans la mesure du possible, aux conventions de semblables rencontres et à faire céder violence et brutalité devant l’étiquette ; son triomphe, il le devrait à son ascendant personnel et à son éloquence convaincante.

À la question qu’il posait à Clotilde sur ses sentiments, elle répliqua : « Je me sens emportée par un centaure ! » Il rit, car ce n’était pas la première fois qu’ouvertement ou à mots couverts, on lui appliquait pareil terme.

— Non, fit-il pour chasser la nuée des souvenirs ; assez de cet homme quadrupède. Vous doutez-vous pourtant de la tentation à quoi vous l’exposez ? Qu’est-ce qui nous empêcherait, à ce moment précis, comme je fais claquer ces doigts, de prendre, centaure et nymphe, le chemin du bonheur ? Un bond, un temps de galop, et nous serions au pays d’aurore, laissant parents et amis, ahuris par la poursuite, nous chercher à tâtons dans la nuit. Mais non : plus de scandales, malgré cette lune d’argent dont la radieuse et ensorcelante sérénité nous incite à la folie. Qui se grise de rêverie est d’autant plus prêt au délire qu’il prolonge son extase ; s’il ne s’agissait, entre nous, que d’un temps de galop, le beau visage de cet astre nous suffirait. Mais, très chère, — sa voix se faisait plus grave, — la sphère qui doit illuminer notre vie, il faut en faire le tour. Je n’en ai vu, jusqu’ici, que l’autre face, le mauvais côté, un visage ravagé de regrets, de rêves noirs, de passions éteintes, d’illusions flétries, une vieille terre volcanique sans soleil, sans eau, sans fleurs, où ne pousse qu’une herbe amère. Si jamais vous voyez ma bouche se crisper, vous saurez que je retrouve le goût de cette herbe, et comme j’ai besoin de l’antidote que vous m’apportez, je ne serai pas centaure pour vous conquérir, car c’est dans ce triste pays que les centaures fatigués retrouvent l’écurie, et c’est cette herbe amère qu’ils finissent par paître. J’espère que vous ne craignez pas les métaphores et les paraboles : Nous autres, Juifs, en usons volontiers.

— Je comprends très bien, fit Clotilde, mais elle s’arrêta court, tant par scrupule de sincérité que par crainte de s’entendre demander une explication.

— Encore faut-il que la métaphore ne soit pas, comme le traité de la nature du métaphysicien, une torche destinée à éclairer le soleil. Vous alliez dire ?…

— J’allais dire : je crois comprendre. Mais voilà que vous recommencez à m’emporter.

— Puisse cette impression ne jamais vous abandonner.

— Jamais !

— Quelle nuit ! Alvan leva les yeux. Nuit désignée pour notre rencontre et nos fiançailles. Nous approchons de votre logis, sans doute ?

— C’est la troisième maison, là, dans la clarté.

— La lune se fait plus blanche pour l’illuminer.

— Vous voyez ma fenêtre éclairée ?

— Par la lampe de la vestale. Faut-il l’éteindre ?

— Vous êtes trop loin. Et c’est une flamme céleste, monsieur.

— Céleste, en vérité. Ma promesse de ciel ! Le croissant de Diane planera toujours pour moi sur cette maison, Clotilde ! Que n’est-elle à des lieues, ou que la porte ne s’en ouvre-t-elle pour moi !

— Un bon chevalier trouverait en moi son humble servante.

Mû par une impulsion soudaine, Alvan se pencha vers elle :

— Quand vos parents arrivent-ils ?

— Demain.

Il lui prit la main :

— À demain alors ; pas de pire mal que les atermoiements.

Clotilde se sentit le souffle coupé. Parlait-il sérieusement, cet homme dont le seul nom faisait scandale dans sa famille et dans son monde ?

Son enjouement tomba, et c’en fut fini du plaisir qu’elle prenait aux échanges de courtoisies.

— Dites-moi l’heure la plus propice à cette entrevue ? insistait Alvan.

Elle s’arrêta court, saisie de terreur panique, à l’idée de la colère de ses parents et de leurs réactions diverses.

— Mon père, fit-elle, ma mère…

— Demain ou après demain, pas plus tard. Ne différons pas. Vous êtes à moi ; nous ne faisons qu’un, et plus tôt ma cause sera plaidée, mieux cela vaudra pour nous deux. Si je pouvais entrer dans cette maison et voir vos parents à l’instant, je sens que je conjurerais le mauvais sort. Ne voyez-vous pas que le temps nous est dû et que les minutes sont notre or, qui nous glisse entre les doigts ?

Clotilde retira brusquement sa main qui reposait sur le bras d’Alvan. Ce n’était pas pour la reprendre, mais pour ne point l’abandonner en gage à cet homme qui ouvrait un abîme à ses pieds. En proie à une terreur mortelle, elle s’écria

— Oh ! pas encore, pas tout de suite !

Elle tremblait, et l’angoisse qui la suffoquait rendait sa supplication plus éperdue :

— Songez un peu… pas encore… Plus tard, peut-être. Il ne faut pas les inquiéter pour l’instant… Pas si vite. Je suis… Je ne puis… Attendez, je vous en conjure…

— Mais vous êtes à moi ? protestait Alvan ; vous le sentez comme moi. Il ne peut pas y avoir de véritable obstacle entre nous.

Elle poussa un soupir où elle s’efforçait de faire tenir un monde de prières. Par terreur de l’éloquence, d’Alvan elle chercha à l’empêcher de parler, sans souci de l’inanité de ses propres paroles :

— N’insistez pas. Oui, un jour, ils consentiront ; ils pourront consentir… Mon père ne va pas très bien… Ma mère… elle ne va pas très bien non plus. Ils ne vont pas très bien ni l’un ni l’autre… Épargnez-les pour l’instant…

Pour ne pas se laisser emporter malgré elle, elle s’arracha au dos du centaure et sauta sur la terre désenchanteresse ; elle se détacha de lui en esprit et trouva les yeux de ses parents et de son entourage pour considérer ce prétendant aux airs hautains, au sang juif et à la réputation bruyante, bruyante comme celles qui font siffler les oies et les serpents du monde. Elle le vit avec leurs yeux, froidement, par un de ces miracles de la lâcheté qui laissent la tête active et glacée, malgré l’activité persistante d’un cœur qui voudrait la réchauffer.

Alvan perçut cette faiblesse :

— Et si je décidais que cela doit être ? fit-il.

— Comment faut-il vous supplier ? reprit-elle avec un frisson, comprenant qu’elle avait laissé passer l’occasion de lui glisser entre les doigts, comme savent le faire, au moment critique, des femmes rompues aux façons du monde ou de très habiles jeunesses. Elle avait perdu sa chance par excès de franchise, car c’est ce nom qu’elle donnait à sa lâcheté.

— Allons ! je vois que la tâche sera rude ! soupira Alvan devant le désarroi qui bouleversait Clotilde. Pourquoi ne pouvez-vous pas, sans terreur, vous élever à mon niveau ? Le chemin s’offre à nous ; libre à nous de nous y engager. N’avez-vous pas senti, ce soir, que nous sommes faits l’un pour l’autre ? C’est votre destin qui vous fait signe, et l’on ne se joue pas sans danger de son destin. Regardez-moi : ne m’accordez-vous pas assez d’empire sur moi-même pour supporter tout ce qu’ils me feront supporter, et pour savoir, par ma volonté, venir à bout de la leur ? Oh non ! plus de délais.

— Si ! cria-t-elle ; il le faut !

— Vous l’affirmez ?

Clotilde n’eut pas le courage de réitérer sa protestation. Elle tremblait de façon visible ; elle eût eu moins de peine à se faire enlever sur l’heure qu’à lui assigner un jour pour venir voir ses parents. Mais elle redoutait plus encore qu’il prît l’initiative, et tel était en lui le caractère de maître des destinées, qu’elle le sentait de taille à provoquer les événements. Il était son rêve incarné, son aigle parmi les hommes et elle se sentait comme un agneau entre ses serres ; elle ne résistait plus : seule vivait en elle la terreur de sa puissance et une notion accablante et toute neuve de la réalité.

— Je vois, fit Alvan, le cœur soudain alourdi par cette inaptitude à seconder son effort. La protestation apeurée de Clotilde lui rappelait tous les fardeaux dont il était chargé : sa fâcheuse réputation auprès des parents de Clotilde, ses chaînes si lourdes à détacher. Et pourtant il était d’âge à réprimer ses impulsions, s’il le fallait, et à étouffer un feu moins ardent que celui de ses passions.

— Soit ! acquiesça-t-il. Il eût été si facile, cependant, de sauter par-dessus la haie pour gagner la grand’route, et de prendre hardiment le raccourci au lieu de s’attarder en d’interminables détours. Un peu de décision suffirait, un éclair de volonté, un redressement du cœur. C’est comme cela que se gagnent les batailles. Ce ne sont pas de tendres jeunes filles qui les remportent, il est vrai, et pour celle-ci, la tâche est trop lourde. Allons, nous sommes dans votre main, enfant ! Adieu, serpent à la tête d’or. Dormez, rêvez, et osez nier au réveil que vous m’ayez donné votre âme ! Serpent, vous l’êtes bien ; chacun peut voir votre crête d’or, et quant à votre coup de dent, je l’ai éprouvé. J’ai connu la morsure avant les baisers. Injuste renversement de l’ordre naturel des choses. À propos, Hamlet est bien empoisonné, intoxiqué par la voix du fantôme.

— Fou ! il est fou ! fit avec un sourire Clotilde, qui recouvrait ses esprits.

— Il était bilieux de naissance et avait hérité du tempérament paternel. Rien de sa mère. Généreux d’esprit et prompt à l’exécution, il savait réfléchir quand il restait quelque place entre la coupe et ses lèvres. Il était de nature complexe et avait la conscience chatouilleuse comme celle de la mère endormie qu’éveille un cri encore en puissance de son nourrisson ; avant l’apparition du spectre, c’était un héros tout simple, dont une bouffée d’action eût chassé la mélancolie. Après, c’est un moraliste confus attendant que les vents viennent pousser ou arrêter son bras. L’apparition de son père empoisonne son sang apathique et achève de déranger une tête farcie de philosophie de Wittemberg. Avec une cervelle bourrée de métaphysique et un sang empoisonné, avec des yeux ouverts sur le monde invisible et sur un monde concret tout bouleversé, on peut bien offrir les apparences de la folie. Mais il avait toute sa tête et, dans son corps malade, sa raison ne fut jamais détrônée.

— La folie seule peut excuser sa conduite envers Ophélie.

— Un sang empoisonné excuse assez bien une infidélité.

— Non !

— Même envers une Ophélie de cinquante ans ?

Clotilde rit, sans trop savoir pourquoi, mais fut heureuse de pouvoir rire. Ses amis l’attendaient à la porte de la maison. On échangea des adieux et Alvan se retira. Clotilde se demanda alors ce que pouvait être cette Ophélie de cinquante ans qui, pour excuser l’homme qu’elle aimait, devrait accuser un venin de serpent ou l’amour d’une femme plus jeune, qu’il traitait de serpent à crête d’or.

Quel amant, quel admirable amant, qui savait, à propos du moindre sujet, établir une analogie avec leur propre cas !

Et elle ? Elle se rejeta hardiment sur le dos du centaure, dès qu’Alvan fut réduit à l’état d’ombre et que cessèrent d’être imminentes les réalités dont il la menaçait.